“Être utile” est le titre du premier album d’ACS (A Contre Sens), un duo de rap lyonnais composé de Temsis et Démos. Produit en totale indépendance, “Être utile” est surtout la synthèse d’un état d’esprit qui anime ces artistes : déterminés à lutter contre les oppressions sociales et pour qui « l’art qui ne prend pas position est un non-sens ». En somme, ACS se fond par sa plume et sa sonorité dans l’union tant désirée entre tous les fronts de lutte. Immersion.

Le rap était-il mieux avant ?… Difficile en effet d’accepter la suprématie du rap-business quand on connaît l’histoire contestataire de cet art, la puissance expressive et dénonciatrice de ses textes, ainsi que l’opportunité d’une visibilité soudaine pour des publics d’ordinaire exclus et/ou racisés. L’occasion, au moins, de quelques rappels.

Le rap, outil d’affirmation politique

Pour comprendre pourquoi le rap peut être un outil militant puissant, il semble nécessaire de faire un détour par l’histoire de ce genre en France, ou plutôt par une analyse de sa politisation.

A ce propos d’ailleurs, Temsis et Démos définissent ACS comme “non-désengagé”, dans le sens où catégoriser certain.es rappeur.ses d’“engagé.es” ou “conscient.es” entretiendrait le mythe que l’engagement est un choix. Au contraire, pratiquer un rap oppressif sous couvert d’un style “hardcore” ou “divertissant”, participe à la sauvegarde des systèmes de domination. En effet, en ne dénonçant pas les injustices ou en entretenant par leur verve les oppressions, ces artistes s’engagent bel et bien dans un certain type de discours politique.

Qu’entendre par ce qui est “politique” ? Agir politiquement, ce n’est pas seulement s’inscrire dans un parti ou occuper une position de pouvoir décisionnel. Selon le politologue Colin Hay, le politique inclut notamment la capacité de délibération dans des situations de vrais choix politiques et sociaux.

Exprimer une opinion et la rendre visible à une audience, dans l’objectif de transmettre un message ou d’influer sur le sort réservé à un groupe d’individus (par exemple victimes de violences), est un acte profondément politique et impactant selon l’adhésion qu’il suscite. C’est ainsi que le rap vient résoudre une tension de désaffiliation politique d’un public marginalisé (“banlieusard.es”), non pas par une conciliation avec la politique institutionnelle toujours majoritairement réservée aux élites, mais par l’affirmation d’un “espace public oppositionnel” qui vient contester le discours dominant.

Kery James en concert lors du festival des vieilles charrues 2017. Crédit : Thesupermat

Le sociologue Sébastien Barrio l’affirme par ailleurs : le rap se distingue musicalement comme “première musique sans musicien professionnel” valorisant l’autoproduction comme le droit d’expression de catégories de populations habituellement exclues des forums publics et des arènes politiques”.

Cette brèche démocratique, le rap le doit notamment à sa forme, possédant un texte plus “long et détaillé” que les autres genres musicaux. Malgré tous les préjugés possibles, le rap est quelque part la forme musicale la plus “intellectuelle”, dans le sens où elle requiert un travail immense d’écriture mêlant fond et forme – quand la seconde n’écrase pas le premier -, un morceau pouvant avoisiner la taille d’un article.

Ensuite, le rap ne se démarque pas seulement par sa forme favorable à la création littéraire, mais aussi par sa sociologie. Selon Maryse Souchard, chercheuse en sciences de la communication, là où le rock était l’expression de la révolte d’une jeunesse issue “des classes moyennes supérieures” et marquait un “conflit générationnel”, le rap provient quant à lui de jeunes socialement exclus, notamment en raison de leurs origines. La portée contestataire du rap serait donc permise par l’articulation entre, d’un côté, une forme favorable à l’expression d’opinions et d’émotions et, de l’autre, une pratique par un public invisibilisé et méprisé qui a soudainement accès à un espace de résilience, de liberté et d’opposition face à la fabrique bourgeoise de l’opinion. 

Du rap récréatif au rap militant

Dans un papier pour la revue internationale de théorie critique Variations, Mathieu Marquet s’intéresse à la politisation de la parole dans le rap, mais prévient tout de même que ce genre musical est apparu “autant comme forme festive que comme forme d’engagement” depuis sa naissance ; il ne se réduit donc pas à sa forme contestataire.

Pour le docteur en sociologie, cela dit, le caractère militant – d’une partie au moins – des rappeur.ses ne laisse place à aucun doute.

Il y a une “conscience et volonté d’agir sur les représentations et le monde social, que ce soit à travers une dénonciation de l’ordre politique établi, des conditions de vie d’une partie de la population française, ou encore la revendication d’une égalité universelle.”

Une fois admis que l’État-Social dérive de l’espace public bourgeois dominant, M. Marquet affirme que les rappeur.ses ont su créer une forme originale d’espace public oppositionnel (autrement dit un outil de contestation de l’ordre établi). Surtout, le rap semble aller au-delà des mouvements sociaux de contestation, encore trop ponctuels, en pérennisant une parole contestataire.

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Le rap s’installe dans nos oreilles et la parole des banlieusard.es existe soudainement et constamment dans une société qui pourtant les méprise. La pratique du rap n’est donc pas seulement artistique, elle est aussi sociale : le rappeur.se est activiste et le rap un fait social et politique”, selon M. Marquet.

C’est sur la base de ce constat que le sociologue a enquêté sur la trajectoire des pratiquant.es d’un rap politique (tout en admettant qu’iels ne représentent qu’un type de rap). Ses entretiens lui ont permis de distinguer deux trajectoires types :

d’un côté des individus déjà politisés ou qui ont connu des formes de socialisation politique via leur éducation, pour qui l’entrée dans le rap constitue une volonté d’exprimer un “message” ; de l’autre des rappeur.ses qui sont entrés dans le rap sans prédisposer d’un ethos militant avant de politiser leur discours, pour qui le rap était à l’origine une pratique ludique, récréative.

Keny Arkana au Hip Hop Al Parque 2012. Crédit : CronopiANA

Au terme de nos échanges avec les membres d’À Contre Sens (ACS), amis d’enfance qui se connaissent depuis l’école primaire, il ressort que le duo lyonnais se reconnaît dans les deux catégories de rappeurs énoncées par M. Marquet. En effet, Démos, l’un des membres nous apprend qu’ils ont commencé à rapper de manière ludique : “C’était un hobby d’adolescents avec une intention d’abord très récréative : on s’amusait à rapper sur le collège, le lycée ou encore notre entourage, de manière assez “egotrip” au tout début”.

Démos ajoute avoir grandi dans une famille de travailleur.ses (en l’occurrence à La Poste pour ses deux parents) dont une mère syndiquée à la CGT, ce qui pourrait avoir prédisposé indirectement le jeune rappeur de 29 ans aux valeurs de la lutte des classes  – il fait d’ailleurs plusieurs références dans ce nouvel album “Être utile” aux multiples charges de travail usantes que sa mère effectuait quand il était enfant.

Si Temsis et Démos ont donc commencé le rap de manière ludique, leur volonté de professionnalisation et la naissance d’ACS se sont faites avec l’objectif profond et déterminé de faire du rap un outil militant et de transmettre leurs valeurs politiques.

D’ailleurs, leur nom de groupe, “A Contre Sens », exprime d’emblée leur refus de l’ordre établi avec une certaine radicalité. Leur politisation s’est faite très rapidement dans leur vie d’adultes, impulsée par un contexte familial favorable et concrétisée par le suivi d’études supérieurs (fac d’histoire pour l’un et Sciences-Po pour l’autre). Mais c’est davantage les lectures personnelles et les rencontres militantes qui ont façonné leur culture politique, plutôt que des études qu’ils jugent endoctrinantes, élitistes (pour Sciences Po) et méprisantes des savoirs populaires.

Le duo sort donc un premier album fruit d’une forte politisation issue d’un bagage intellectuel assumé et d’une conscience populaire revalorisée. 

Porter la voix des invisibles

ACS @IsabelleMaurel

A défaut d’utiliser le rap comme outil d’émancipation individuelle, ACS met un point d’honneur à porter la voix des invisibles, des opprimé.es. En effet, Temsis et Démos disent être issus – d’un point de vue financier du moins – de la classe moyenne, bien que le premier soit petit-fils d’ouvriers et le second fils d’immigré mauricien. De fait, si le rap est une pratique provenant des banlieues, il est littéralement devenu un phénomène social inter-classes, écouté et pratiqué par des jeunes de toutes origines.

Le sociologue Karim Hammou émet même un doute sur l’appartenance banlieusarde du rap, selon lui imaginaire et fantasmée : “le lien entre rap et banlieue, en outre, est thématisé et travaillé par des artistes eux-mêmes, entraînés dans une « ronde performative », par des industries culturelles qui exploitent commercialement cet imaginaire.  K. Hammou semble ainsi dénoncer davantage la récupération opportuniste et lucrative du rap et de ses codes urbains, basés sur des clichés et une culture faussement contestataire, que sa nature profonde.

Et malgré tout, si tous les styles de rap ne sont évidemment pas contestataires, anticapitalistes et politiques, le rap reste néanmoins un outil puissant d’émancipation mais aussi d’éducation politique. En effet, les membres d’ACS sont des amateurs de rap avant d’en être des pratiquants, et leur écoute dès le collège les a sensibilisés très tôt aux enjeux politiques de classes selon Démos : “le rap a vraiment été un outil de politisation pour nous, par la découverte de réalités de milieux sociaux desquels on n’était pas issus”. C’est donc dans un esprit de solidarité, mais aussi par sensibilité culturelle, que les artistes ont souhaité servir les intérêts des publics exclus et marginalisés, bien qu’ils n’en fassent pas directement partie. 

Il est admis en sociologie de l’espace public que la parole, son usage et sa diffusion sont inégalement répartis au sein de la société (politique institutionnelle et médias de masse étant les espaces privilégiés de la bourgeoisie) ; mais aussi que les publics exclus développent des stratégies pour affirmer leur opposition et exister en dehors du discours imposé par les dominants.

Dans les années 90, le rap est alors advenu comme espace d’expression par excellence des jeunes de banlieue. La stigmatisation qui s’ensuivit dans les médias n’est guère étonnante, ni même, d’ailleurs, la récupération industrielle du genre musical, devenu trop populaire pour le rejeter, tout en écartant ses velléités trop révolutionnaires. Malgré tout, pour M. Marquet, le rap reste un espace de résistance idéologique capable de bousculer une situation de domination et d’invisibilisation d’une partie de la population, car elle n’est pas soumise à la surveillance directe, malgré quelques épisodes de censure.

Ce déséquilibre de la parole dans l’espace public, ACS en a bien conscience, la considère inacceptable et compte bien participer à remédier à cette censure populaire normalisée. Leur titre Invisibles” retrace ainsi l’histoire de travailleurs précaires : caissier, employé de fast food et livreur “indépendant”. Leurs vies se croisent et la mauvaise humeur liée à la fatigue se répercute les uns sur les autres. Ce titre rend donc visible la réalité de travailleurs écartés des espaces de délibération politique, en abordant des sujets comme la pauvreté, la pression patronale, les tâches répétitives, les mauvaises conditions et horaires de travail, et même l’insécurité. Le titre se conclut d’ailleurs par un son d’accident de la route qui vient ponctuer un couplet nous embarquant avec un livreur…

Crédit : Pixabay

Critique de la virilité toxique et des systèmes d’oppression

Le rap fait ainsi la part belle à la puissance des mots, dont la performance peut permettre aux individus marginalisés de sortir de leur condition et produire un discours qu’ils n’étaient pas voués à diffuser.

Mais certains artistes parviennent à dénoncer les injustices sociales au-delà de l’appartenance à un groupe militant ou contestataire et révèlent par-là même les systèmes de domination à un public large et pas toujours politisé. On pense à des artistes comme Kery James, Médine ou Keny Arkana, qui n’hésitent pas à dénoncer radicalement la haine raciale, les violences policières et la nocivité de personnes politiques d’extrême droite, mais aussi d’autres thèmes comme l’impérialisme occidental, les logiques post-coloniales, tout en appelant a contrario à la désobéissance civile et même  à l’écologie, par le biais d’une critique profonde des dogmes économiques.

ACS s’inscrit donc dans cette mouvance d’un rap dit “conscient”, et s’amuse volontiers des attaques contre les idées de gauche à base de “wokisme” et “d’islamo-gauchisme” dans son titre “Islamo-wokistes” :

Pour beaucoup vivre c’est un périple, c’est dormir sur un périph’ un soir de froid glacial terrible. Si parler de ça c’est être pénible, alors Temsis et moi revendiquons cette fierté d’être pénible. – ACS

C’est d’ailleurs dans ce titre que l’on ressent toute la sincérité des artistes qui n’hésitent pas à mettre sur la table leurs émotions, leurs doutes, leurs incertitudes, voire leurs souffrances ; une “mise à nue” courageuse au sein d’une société et d’un rap moderne qui encouragent les hommes à être de plus en plus forts, virils, froids et dominants. 

Plus qu’un militantisme politique, Temsis et Demos qualifient leur engagement comme une responsabilité morale, un devoir citoyen : 

“Voir tant de violences est un supplice. Alors ne pas combattre ces injustices, ce n’est pas être neutre, c’est juste les perpétuer”. 

Ce devoir, cet accès aux connaissances des injustices sociales et cet effort intellectuel d’en cibler les systèmes de domination responsables obligent les rappeurs lyonnais à sensibiliser et à accompagner les luttes sociales, conscients de leur position privilégiée par rapport à certains groupes opprimés et, donc, de la nécessité de les soutenir par le biais de cet outil naturel et puissant qu’est l’empathie : “J’ai grave la rage, mais critiquer le système racial ne m’empêchera pas d’en bénéficier”.

Aussi le parti pris le plus intéressant de cet album est-il peut-être celui de la lutte contre le patriarcat par des hommes. Temsis et Demos racontent leur perception de la société en tant qu’hommes qui ont grandi dans une société viriliste et leurs difficultés à se réaliser en dehors du modèle masculin dicté.

Ils rappellent ainsi que la lutte féministe contre les violences sexistes n’est pas qu’une affaire de lutte de droits des femmes, mais qu’elle est avant tout une déconstruction sociale qui exige évidemment en premier lieu la remise en cause des comportements des hommes :En tant qu’homme, on est une cause du mal, donc en tant que mâle on doit remettre en cause la norme.

C’est en ce sens que le titre “En tant qu’homme” propose un autre modèle de la masculinité basé sur le soin et l’empathie plutôt que sur la force et la domination

J’aurais aimé faire de ma gentillesse une force,

Mais au lieu de ça je voulais ressembler aux autres gars,

Comme être viril était le seul modèle en vogue,

Moi je ne savais pas qu’être un homme pouvait être autre chose que ça. – ACS

Ce témoignage et ce regard masculin de la virilité permet de mettre en lumière sa toxicité y compris pour les hommes qui la subissent : 

En tant qu’homme j’ai du mal à demander de l’aide,

Je m’oblige tout seul à croire que le faire serait être faible,

Je me sacrifie, j’écoute peu mon consentement,

Je suis touché par les compliments car incapable de m’en faire moi-même. – ACS

Enfin, s’ils dénoncent les violences faites aux femmes et la culture du viol – et incitent donc à une remise en cause du modèle unique de la masculinité – leur réflexion atteint un niveau plus global en liant les logiques capitalistes destructrices des rapports sociaux humains avec celles du patriarcat, rappelant que notre système économique est à l’image du mâle dominant, basé sur la compétitivité, l’exploitation d’autrui et l’individualisme plutôt que sur la solidarité et le “prendre soin” : “On mène que des vies sans trophées, existences atrophiées, dans un monde où prendre soin ça fait un bail qu’on a mis ça de côté”.

Si vous souhaitez soutenir et recevoir l’album “Etre Utile” d’ACS, ce dernier, produit en totale indépendance, est en vente sur Hello Asso. Les suivre également sur les réseaux pour plus d’infos, ou via leur chaîne Youtube et Spotify

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Benjamin Remtoula (Fsociété)

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