#Anita : un film choc inspiré par Greta Thunberg ?

    Qu’on soit puissant où simple citoyen, il n’est jamais très plaisant de s’entendre dire que la fin de notre civilisation approche. C’est encore plus malaisant quand une toute jeune fille se permet de nous rappeler à l’ordre, nous rappelant à la finitude de nos existences éphémères et à la folie de notre course sans fin. Anita, personnage imaginaire et titre d’un court-métrage poignant dévoilé cette semaine, fait partie de ces personnes qui prennent le risque de prendre publiquement la parole, brisant l’espace d’un instant nos vies bien tranquilles. Film indépendant de 13 minutes réalisé par Félicien Bogaerts, Ilyas Sfar et Arnaud Huck, #Anita personnifie autant l’espoir d’une génération que le risque de nous retrouver submergés par notre éco-anxiété. Sur fond de mobilisations pour le climat, Anita nous questionne : comment revenir à nos luttes essentielles, loin des pièges du marketing vert tendus par les apôtres du libéralisme, et donc efficaces face à un système profondément violent ? Interview à cœur ouvert avec Félicien Bogaerts. (SPOILERS)

    Mr Mondialisation : En tant que co-réalisateur, qu’est-ce qui vous a motivé à créer le personnage d’Anita ? Cet élément déclencheur qui a généré cette folle idée ?

    Félicien Bogaerts : Je me trouvais dans une exposition sur les révoltes à travers l’histoire de l’Europe, assez orientée, je dois l’avouer. Mais un pan de l’expo était consacré à certains étudiants d’Europe de l’est qui avaient été jusqu’à s’immoler par le feu, acculés par l’indifférence des puissants, pour faire entendre leurs revendications, leurs combats. Je pense notamment à Jan Palach en 1969 à Prague. Aujourd’hui encore, des militants sont prêts à risquer leur intégrité physique chaque semaine pour faire valoir leurs droits. De nombreux droits sociaux dont nous jouissons aujourd’hui ont été arrachés à la vie de militants. C’est une constante dans l’histoire. Une forme de violence, de sacrifice personnel, qui fait avancer les causes.

    Aujourd’hui, nous sommes confrontés à des icônes populaires « branchées » qui incarnent les luttes, surtout climatiques et sociales sur Internet. Cette sensibilisation massive est évidemment positive. Elle permet de faire bouger les lignes comme jamais auparavant. Le revers de cette médaille, c’est que si on se contente d’être dans le sillage de ces « stars » du militantisme existentiel, leur ancrage politique étant assez faible, l’effet reste peu productif… Chez des figures ultra-médiatiques, on observe souvent un manque cruel de recul sur l’histoire et la politique citoyenne en général. On ne leur en veut pas forcément, mais l’impact reste par conséquent inévitablement faible. La population ne peut donc pas clairement identifier leurs « ennemis », les causes structurelles de nos problèmes.

    Dans ce film, nous avons voulu exposer une figure de ce genre, Anita, qui sert de soupape de sécurité ou de caution écologique à certains puissants pour finalement ne rien changer de leur côté. À raison, tant que les causes de la crise écologique ne sont fermement pas pointées du doigt, les changements restent illusoires. Pour prendre le cas concret de Greta Thunberg, par exemple, celle-ci ne cite que rarement des noms d’entreprises ou de personnalités politiques. Elle propose un discours assez convenu et dépolitisé, bien qu’il soit hautement nécessaire et que nous adhérions à celui-ci sur la forme. Si on se range uniquement derrière cette manière d’appréhender la lutte, celle-ci finira comme de nombreuses luttes dans l’histoire, en pétard mouillé. Sauf qu’avec le crise climatique, l’erreur sera fatale.

    Je ne veux ni que Greta termine comme Daniel Cohn-Bendit ni qu’elle se tire une balle dans la tête ! Elle inspire et suscite beaucoup d’espoir mais cela ne doit pas faire illusion ni éluder la nécessité d’agir et lutter concrètement sur le terrain. La solution ne viendra pas d’en haut, il est trop tard et de toute façon vain d’attendre des oligarques responsables du désastre, ni de leur réclamer un sursaut de conscience et une action urgente. Ce sont des chefs d’orchestre et ils honoreront leurs partitions comme ils le font depuis toujours. Il faudrait d’ailleurs qu’elle identifie beaucoup plus clairement les grands noms à l’origine de nos maux. Ces personnes, physiques ou morales, ont des noms : les géants du pétrole, les multinationales, les lobbies, et les états qui les protègent et leur pose un cadre : le système capitaliste industriel.

    Mr M : Pour autant qu’on ait suivi un peu l’actualité de ces derniers mois, on comprend immédiatement qu’Anita symbolise ici Greta Thunberg. Mais à y regarder de plus près, nous pensons qu’Anita est bien plus que ça. Qui est-elle au fond ?

    F.B. : Nous avons observé des réactions très différentes selon qu’on projette en salle ou sur internet où les commentaires sont très violents. Ce qui est « fou », c’est que des gens ne regardent même pas le film en profondeur et préfèrent s’étendre en commentaires sans chercher à comprendre le fond de notre travail. Car Anita est bien plus qu’une enfant. À la toute première image du film, on voit Anita assise, et à côté d’elle, on voit le livre « Le petit prince » de Saint Exupéry. Dès le départ, on comprend qu’Anita est une métaphore ! Elle n’existe pas. Thanas, l’homme qui lui offre une arme, est lui aussi une référence manifeste à Thanatos (le Dieu de la mort) et au serpent du petit prince, ce pourquoi Anita porte toujours une écharpe jaune (il y a une seconde raison, nous en reparlerons). Thanas est un personnage ambivalent, comme le serpent dans certaines mythologies, Thanas est intelligent mais aussi mortifère, malsain, ce n’est pas un personnage qui incarne forcément quelque chose de positif. Même imaginaire, il est un adulte de plus qui gravite autour d’elle et qui, d’une certaine façon, la dépossède dans ses choix, qui l’influence et lui dit quoi faire. Cette histoire est donc…une histoire, une fiction, avec différents niveaux de lecture. Nous ne voulons pas dénoncer Greta Thunberg ! Nous dénonçons nos craintes, nos colères, nos espoirs perdus et retrouvés, nos angoisses existentielles,… Si la fin du film est marquée par une chute tragique, c’est surtout car notre monde actuel est infiniment plus violent. C’est le système oligarchique assassin qui la tue finalement, à l’instar de la planète.

    Il me semble beaucoup moins violent d’inventer un personnage de fiction pure, que de laisser s’éteindre la vie sur terre, humaine et non-humaine. Ce que notre monde fait subir à Greta est également réellement violent. Une jeune fille peut-elle – devrait-elle – porter sur ses épaules une telle pression ? C’est pour ça que nous devons nous indigner, pas pour une fiction, pas pour une histoire racontée, mais pour notre réalité.

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    On comprend que Anita c’est personne et tout le monde à la fois. La personnification de notre désespoir face au cynisme des puissants. Nous en revenons au rôle de Thanas, ce personnage métaphorique qui disparaît à l’instant où Anita meurt. Thanas représente le désespoir, dès l’instant où il se lie à Anita, sa fin est proche, elle est submergée par son désespoir. Les deux personnages sont des idées que chacun peut s’approprier. Ils n’existent pas. Ces petits indices disséminés nous invitent à un seconde niveau de lecture de ce film. Une lecture où Anita est une idée, un sentiment partagé.

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    Mr M : Quand Greta Thunberg a été invitée par des parlementaires de différents groupes politiques – et non par le gouvernement Macron comme certains l’ont suggéré à l’époque – la jeune fille fut la cible d’attaques virulentes sur son être. On lui reprochait aussi de faire du greenwashing ou de travailler au service du capitalisme. Qu’en avez-vous pensé ?

    F.B. : Nous sommes évidemment du côté de la jeune fille, certainement pas du côté des vieux réac vides de tout rapport à l’être, se vidant d’une part de leur humanité en s’attaquant à une jeune fille, à son physique, son handicap. Par exemple, nous avons été très déçus des propos de Michel Onfray, même si nous partageons certaines de ses visions sur l’écologie, sa façon de s’attaquer à la jeune fille, comme d’autres, était odieuse. Nous voulons d’une écologie réelle, pas une écologie de façade, d’icône. Ici, Anita meurt en héroïne, tragiquement. Mais, certes, nous questionnons volontiers comment le discours d’une enfant peut être accaparé pour répondre à des intérêts privés ou politiques. Ce qui ne veut pas dire qu’il y a manipulation à la base. Donc, d’un côté nous rendons hommage à une jeune fille déconcertante d’intelligence et de courage, de l’autre nous exposons cet entourage fonctionnel, opportuniste, “startupé” et qui ne juge ses réussites que dans un prisme de communication. Finalement, une structure assez verticale, et conservatrice qui reproduit les logiques de management d’entreprises. Et si Anita semble silencieuse et “absente”, ce n’est pas parce qu’elle n’a rien à dire voire qu’elle en est réduite à un objet dénué de jugement. Au contraire, elle est consciente mais otage, elle souffre, elle étouffe sous la pression. Nous ne montrons pas une petite fille vide de sens moral ou critique, ni un pantin, mais tout le contraire : une jeune ado bien humaine qui ne supporte plus son enfermement et va (s’émanciper), dans l’impossibilité de s’émanciper, se “libérer” de la manière la plus terrible qui soit.

    Mr M : Au contraire des réactions « anti-Greta » ou « anti-écolos » souvent caricaturales, vous nous offrez une dimension profondément humaine à Anita. Elle déborde de sincérité… Est-ce une manière d’apaiser le débat ? de revenir à la raison ?

    F.B. : Absolument… C’est un film qui invite à la nuance, chose qui n’est jamais facile sur internet quand on voit les réactions radicales que cela génère. Il y a donc une différence à faire clairement entre la fille Greta / Anita, et le phénomène médiatique qui l’entoure. Derrière l’image médiatique, il y a des humains avec leurs imperfections, leurs limites. L’écologie ne doit pas être anecdotique, un peu comme Nicolas Hulot le fut pendant longtemps à la télévision pour finalement servir les intérêts privés de sa chaîne. C’est donc aussi une réflexion critique et autocritique des “mouvements climat” et de leur stratégie et moyens d’actions. L’écologie, c’est un rapport sensible et politique au monde, elle doit être une remise en question profonde de la civilisation industrielle anthropocentrée et sa déconstruction. L’enjeu est quand même d’empêcher ou de minimiser les écocides organisés légalement menant à l’extinction des espèces y compris la nôtre, à terme. C’est pas un mode de vie qu’on cherche à “sauver” mais la vie elle-même. Nous devons reprendre notre destin en mains, saisir le volant au conducteur et arrêter le bus. C’est une question de souveraineté démocratique soulevée depuis longtemps par les GJ d’ailleurs.

    Une fois encore, quand on se prétend philosophe, on doit pouvoir faire la différence entre une jeune fille de 16 ans et tout un système de communication très complexe qui gravite autour d’elle. On invite donc à l’empathie envers toutes les personnalités comme Greta. Mais c’est aussi un message directement adressé à Greta personnellement, comme à toutes les personnes qui sont en lutte. C’est une façon de dire « faites attention à vous », prends soin de toi ». Derrière les icônes, il y a une personne avec des sentiments, une morale, ses propres conditions d’existence. J’invite à revoir le film de manière détaillée et posée. Enormément de messages cachés sont à découvrir dans les détails visuels. 2 mois ont été nécessaires pour écrire le film. Ce pourquoi il est vital de faire l’effort de lire le film avant de réagir, notamment en nous taxant de fasciste comme certains l’ont fait.

    Mr M : La scène de fin nous marque particulièrement. Personne ne peut rester indifférent devant une enfant qui met fin à ses jours devant les yeux du monde entier. Pourquoi ce choix de montrer l’acte ? De ne pas rester dans la symbolique ? Est-ce vraiment de la violence comme certains l’ont déclaré ?

    F.B. : Oui, c’est une scène extrêmement violente et nous avons décidé de la montrer en entier. Pourquoi ? Au début du film, nous voyons le doigt d’Anita qui scrolle son fil d’actualité de manière robotique. Cette façon de caresser l’écran laconiquement… On voit d’ailleurs passer une information de votre média. Sous nos yeux, on perçoit chaque jour atrocités après atrocités. L’Amazonie qui brûle, la guerre, les catastrophes, la bétonisation, l’exploitation des espèces, nous sommes confrontés chaque jour aux violences de plus en plus visibles générées sciemment par le capitalisme industriel, extractiviste, productiviste, impérialiste. Ce mouvement du doigt, c’est aussi notre manière très concrète de rapidement passer à autre chose. Nous y sommes tellement habitués que le réel est devenu inconsistant. Ce rapport cru à la réalité, nous avons voulu l’exposer. Comment ? En exposant cette totale impudeur face à la violence du système que nous avons fini par accepter comme étant une composante de notre réalité. Nous ne devrions pas accepter. Nous devrions être en colère.

    C’est donc une manière de dire : on ne peut pas se contenter de films « good vibes » comme « Demain » ou des choses strictement positives et parfois illusoires. Le monde brûle, les oiseaux meurent, l’être humain détruit tout sur son passage et l’effondrement est de plus en plus palpable, pour moi, il est déjà là. C’est d’une violence extrême. Il faut le courage de montrer ça aux gens et que ça ne devienne pas une banalité. On ne peut pas se contenter de parler de messages d’espoir en faisant croire que tout ira bien sans changer les règles. Certes, c’est une bonne chose, ça rassure, nous en avons besoin, mais il ne faut pas en abuser, car la réalité d’aujourd’hui est beaucoup plus violente. C’est aussi notre manière d’exprimer cette crainte réelle pour Greta, car, à titre personnel, j’ai vraiment peur de la désillusion d’une jeune fille de 16 ans comme Greta le jour où elle comprendra. J’ai peur qu’elle soit récupérée par le système pour vendre des goodies écolos pour une grosse marque, soit, si elle est sincère, qu’elle réalise par elle même qu’on se sert d’elle et que ceci soit une découverte violente, comme dans le film pour Anita. Si Greta en est déjà pleinement consciente, imaginez un instant la pression qu’elle doit subir en ce moment sans pouvoir même l’exprimer, contrairement à nous. Il ne faut donc pas la critiquer et se moquer d’elle, mais avoir de la compassion !

    Mr M : Le film débute par Anita qui parcourt son fil d’actualité. On peut même voir la page de Mr Mondialisation sur son téléphone. Thinkerview fait également une apparition. Tout le film semble axé en toile de fond sur la transmission de l’information, du savoir… Vous mêmes travaillez sur les réseaux sociaux, sur le Biais vert, le JTerre ou encore le Coup de Gueule que nous coproduisons ensemble. Ensemble, nous participons à cette production constante d’informations (même si nous prônons une forme de slow-info réduite à l’important). Paradoxal ?

    F.B. : Je pense qu’on peut voir une part d’autocritique manifeste dans ce film ! Je la revendique tout à fait. Nous sommes des acteurs de l’information alternative. Nous faisons ce que nous sommes capables de faire le mieux dans nos vies, par le partage d’informations, par la mobilisation sur le terrain, par la participation d’un public de plus en plus averti ! La numérisation de la lutte et cet écran qui nous sépare toujours de la réalité de l’action de terrain fait partie intégrante des messages sous-jacents dans ce film. Nous abordons même le problème de mixité sociale évident dans le monde militant et les mobilisations, on l’espère et on y travaille. Nous allons même jusqu’à aborder le mouvement des gilets jaunes dans le film quand l’un des personnages fait une remarque désobligeante à ce sujet. Une manière d’exposer le mépris de classe, un certain entre-soi bourgeois qu’on observe dans certaines manifestations climat. La convergence des luttes n’est pas encore une réalité dans les cortèges et manifestations mais tend à le devenir. Je pense que tous ces mouvements doivent exister et se radicaliser, se multiplier.

    Par radicalité, je veux dire : arrêter de se voiler la face : on ne va pas faire la révolution avec des douches courtes. Arrêtons de croire que Greta Thunberg va sauver seule le climat, arrêtons de croire que l’écologie individualiste et « colibriste » va nous sortir de l’impasse. Étonnamment, je pense que les mouvements des gilets jaunes sont bien souvent plus écolos qu’une certaine classe bourgeoise tout simplement car la pauvreté limite leur impact pratiquement par cause à effet économique. C’est paradoxal.

    Les classes sociales les plus pauvres consomment moins du fait d’un accès limité à pouvoir d’achat plus restreint. Mais surtout, ils se sont montrés plus efficaces que tous les écolos d’une marche en bloquant et ralentissant significativement l’économie, donc en impactant directement le nœud du problème. L’année passée en Belgique, les GJ ont bloqué pendant plusieurs jours une immense raffinerie Total, ça c’est du concret. Ce n’est pas un hasard si Anita porte une écharpe jaune qui sera tachée de sang à la fin. Greta, tout comme le mouvement des GJ, sont des « martyrs » du monde moderne, à leur manière. Ils subissent la violence d’un monde qui ne veut pas changer et qui ne changera jamais tout seul sans y être forcé.

     

    Mr M : Mais alors que faire pour éviter de « sombrer » dans l’eco-anxiété dont tout le monde parle tout en restant les yeux ouverts sur notre réalité ?

    F.B. : Je pense que le fait d’être pleinement conscient de la situation, de ne plus se voiler la face, ça fait au contraire un bien fou ! C’est en se construisant de fausses solutions, de faux espoirs, en mettant la poussière sous le tapis, qu’on crée une lente situation de dépression, car au fond, on sait ! Arrêtons de se voiler la face ! C’est une condition sine qua non pour amorcer quelque chose de constructif. Plus on s’informe sur la réalité, moins on se retrouve en situation de dissonance cognitive difficile à gérer pour l’esprit humain. Ce refoulement du réel est par définition anxiogène, bien plus que de simplement savoir. Par contre, il nous faut des soupapes de sécurité individuellement et en groupe… À titre personnel, j’aime faire la fête, j’aime prendre un verre avec de bons amis. Nous devons toujours pouvoir nous amuser, profiter de la vie quand on le peut, faire l’amour encore et encore, montrer que la vie n’a pas dit son dernier mot. Tout cela est bien joli mais nécessaire aussi pour s’organiser en lutte, s’insurger, rentrer en résistance, lutter, s’auto-défendre. Comme on le dit souvent, “nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend”. 

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