C’est de plus en plus le cas : les artistes sont sommés de rendre leur travail viral sur les réseaux sociaux pour survivre, quand bien même influenceur n’est ni leur métier, ni leur passion. Las de devoir s’auto-promouvoir sur Instagram et Tiktok, un artiste s’est rebellé contre cette injonction aliénante. Voici son récit.

Vendredi 21 juin 2024, 19ème arrondissement de Paris. Tous les parisiens et parisiennes se pressent sur les bords du canal Saint Martin pour profiter de la traditionnelle fête de la musique et de ses notes baladeuses. Tous ? Non. Au milieu de la foule, un grand bouclé au comportement suspect semble ne pas être ici pour écouter la reprise approximative d’Aznavour par ce groupe de lycéens.

Si vous le suivez du regard quelques instants, vous verrez en effet qu’une même scène se reproduit toute la soirée : il approche un groupe de personnes, leur glisse un morceau de papier sans mot dire, puis s’en va. Ce type s’appelle Vianney Louvet. Et il est en pleine expérimentation. Son objectif est si simple qu’il en devient complexe : parler à des gens au hasard.

C’est l’histoire d’un mec qui fait la promotion de son seul-en-scène poétique et humoristique, « Le comble du vide », mais qui a décidé que ni instagram, ni tiktok ne feront partie de la stratégie pour remplir le théâtre. Et c’est là que ça se corse.

« Pas le choix mon pauvre »

@VianneyLouvet

Faites-le test, dites à quelqu’un : « j’ai décidé d’arrêter les réseaux sociaux ». Il y a de (très) fortes chances pour qu’il ou elle vous réponde quelque chose comme « Oh, c’est super [yeux au ciel et soupirs appuyés], j’aimerais tellement, moi aussi ». Autre test, dites avec gravité : « Je passe vraiment trop de temps sur les écrans », là encore, vous devriez recevoir des cascades de « moi aussi » dégoulinantes de fatalité. Et de déverrouiller son téléphone pour vérifier que rien d’important ne s’est passé pendant ce court échange.

« Instagram et Tiktok, c’est comme les chips barbecue ».

Instagram et Tiktok, c’est comme les chips barbecue. On sait que c’est mauvais pour nous et pourtant on se rue dessus dès qu’on en a sous la main. Dans le milieu du théâtre et de l’humour, le paradoxe est plus éclatant encore. Ce qu’on affectionne chez les descendants de Molière, c’est la scène, le grincement des planches, la brûlure du réel, l’imprévu du jeu, du lien au public. Et pourtant aujourd’hui, la clé se joue loin de tout ça, aiguille coincée dans des bottes de foin de vidéos ultra-courtes tournées entre la chambre et la salle de bain. Et pour cause : la première chose que font les responsables de théâtre pour juger de la qualité d’un ou une comédienne, c’est de compter ses abonnés sur instagram.

En bref : pour se lancer dans le one-man-show, le stand-up, la création théâtrale, tu n’auras « pas le choix mon pauvre » comme se l’entendra dire maintes fois Vianney, il faudra sacrifier beaucoup d’heures sur les réseaux pour aller collecter des farandoles de suiveurs, des guirlandes de commentaires truffés de LOL et d’amour pixelisé.

Être ou ne pas être, telle est la réponse

Que diable notre grand bouclé allait-il donc faire dans cette galère ? Quelles motivations derrière tout cela ? Après un buzz décroché à la sueur de son index pendant le confinement avec son groupe « Les 10 minutes du peuple », Vianney se retrouve à sec intérieurement.

« Pourquoi ces algorithmes et ces plateformes nous aspirent-ils à ce point-là ? »

Le graal des millions de vues et de likes rougeoyants l’avaient à ce moment-là plongé dans un trouble existentiel profond. Pourquoi ces algorithmes et ces plateformes nous aspirent-ils à ce point-là ? Quel est ce mélange de fascination et d’amertume que provoquent ces machines en nous ? Peut-on encore trouver la sortie de ces labyrinthes digitaux qui cloisonnent nos vies et nous transforment en de jolis fruits et légumes rangés en rayon par couleur, forme et goût, sans tolérer le moindre mélange ? Peut-on encore créer et partager nos créations sans eux ?

Vianney et son cerveau limité le comprendront vite, cette question n’a peut-être pas de réponse et en fait, peu importe. Le simple fait de la poser rend sacrément vivant. Voyez vous-même.

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Échouer et être content d’échouer

Revenons donc aux tests. Vianney quitte régulièrement sa Normandie pour tenter des opérations de communication dans la vraie vie avant la première de son spectacle, le 2 septembre. 

Un jour, il propose à des passants de se prendre en photo avec un gros carton sur lequel est imprimé un message au format whatsapp, espérant que le contenu serait ensuite envoyé à quelques copains. Résultat : l’effet boule de neige se transforme en sale averse. C’est un échec, les gens sont un peu frileux, ne comprennent pas toujours la démarche et lui, la voix tremblante, s’excuse presque de leur parler de son idée… 3 heures à déambuler et un rendement faible d’une trentaine de personnes intéressées.

Un autre jour, il tente une approche plus douce. Trop douce ? A l’ancienne, il placarde des affiches là où il trouve de la place avec des textes profondément profonds comme : « Avoir envie d’éternuer et finalement ne pas y arriver, c’est très désagréable ». Puis, en plus petit : « ce n’est pas parce que cette affiche est moyenne que mon spectacle le sera aussi ». Résultat : mi-figue mi-raisin. Une figue bien sucrée pour la simplicité de l’objet papier et son incongruité qui attirent l’œil voire décroche un sourire par-ci par-là, mais un raisin un peu trop sec pour l’absence de contact humain. Creuse encore mon grand.

Un autre jour encore, il se balade ainsi dans les gares avec une pancarte A1 dans le dos : « Si vous venez de rater votre train et que vous avez besoin d’insulter quelqu’un, je suis disponible ». Et en plus petit : « Mais en échange venez voir mon spectacle : www.vianneylouvet.com ». Et cette fois-ci, le résultat est là.

Si les gares SNCF le vireront rapidement, notre bouclé aura cependant eu le temps de constater l’efficacité de la pancarte [fous rires sonores et ces clins d’œil complices] et de faire de belles rencontres, variées, joyeuses. Certains s’amusent en lui lançant un « enfoiré » particulièrement affectueux, d’autres rient en le prenant en photo et d’autres encore, et c’est là que ça devient intéressant, l’abordent pour converser.

Il y a cet employé RATP qui s’arrête sur le titre « Le comble du vide » et lui partage ce que dit le Coran à propos du vide. Il y a cette famille qui attend son train pour Strasbourg et lui partage le sujet conflictuel qu’est l’écran chez eux. Il y a ce serveur dans une brasserie qui se rêve danseur et qui fait lui aussi face à la férocité des réseaux au quotidien. Une chose est sûre : jamais ces rencontres hasardeuses, dodues d’altérité, n’auraient pu avoir lieu dans la galaxie instagram.

Ces 2 heures à se balader avec une énorme pancarte sont-elles plus efficaces que 2 heures à inonder les réseaux sociaux ? Il faudrait creuser les chiffres pour mettre la police et les syndicats d’accord. Ce qui est sûr en revanche, c’est que cette expérimentation a laissé en notre apprenti-comédien un goût nouveau, aromatisé par des rencontres parfois étonnantes, inattendues voire poétiques, par ces yeux quittant soudainement Snapchat pour se fixer sur la pancarte et la récompenser d’un majestueux gloussement. 2 heures où un peu de vie s’est déployée dans la vie.

5 preuves que les écrans perdent du terrain

Notre cerveau le dit : « ça suffit maintenant »
Alors oui, on pourrait dire que notre encéphale est ramolli par le brouillard des notifications et autres vidéos de chat qui joue au bowling. Mais voyons le verre à moitié plein : la quantité de contenus disponible est devenue tellement démesurée qu’il a lui-même, notre cerveau pas le chat, décidé de dire stop. Face à l’écran, nos neurones sont de plus en plus proches de la grève totale. Actons-le, ce n’est peut-être plus par ce canal que naitront les grandes décisions de nos vies.

En corps une arnaque
Le deuxième qui va réussir à nous convaincre de changer de logiciel, c’est notre petit corps. Ils sont quand même forts ces tiktinsta. Imaginez qu’il y a quelques dizaines d’années on soit sorti sur le balcon de la planète Terre en clamant : « chère population terrestre : nous allons inventer quelque chose qui vous fera rester immobiles des heures durant, votre dos se cabossera à vitesse grand V mais vous resterez stoïques, vos yeux vous brûleront mais vous les garderez grand ouverts et vos jambes, même transformées en fourmilière, ne parviendront pas à vous faire bouger de votre chaise ». Des éclats de rire auraient enseveli vos paroles. « Arrête ces conneries, allons », chuchote notre corps, la seule chose, si précieuse, que l’on possède réellement en ce bas monde.

Va, vis et reviens
Quand Vianney déambule avec ses pancartes, quand il colle ses affiches, il y a une constante. Sans même se soucier du résultat « le faire » est joyeux, vivant. Vivant parce que ces différentes idées le poussent vers l’autre : pour cette affiche, il a fallu trouver des blagues avec tel ami, pour ce tract, il a demandé à tel inconnu s’il y avait un imprimeur dans le coin, pour ce collage, une amie est venue en renfort. Se balader dans Paris, guetter la rencontre, scruter les coins de mur disponibles… Pas de doute, ce « faire » est plus jouissif que 2 heures à quémander des cœurs dopés de lumière bleue.

Les écrans font écran
Un écran porte bien son nom. C’est lui qui coupe la conversation au restaurant. C’est lui qu’on sort parce qu’on ne sent pas hyper à l’aise à l’anniversaire de notre oncle René. C’est lui qui s’infiltre dans les moindres brèches d’ennui de nos journées. C’est l’écran qui nous prive de tous ces vides qui sont pourtant, peut-être, sûrement, en tout cas si l’on en croit un certain nombre de philosophes, religions, poètes et autres sages, la clé d’une certaine paix intérieure.

La vie en version originale
Remercions quand même ces applis. Parce que derrière elles se cachent des enjeux cruciaux, autant sur le plan individuel que collectif.

Individuel parce qu’elles nous posent la question vertigineuse du rapport à nous-même, à l’autre, à notre image.

Collectif parce que ces réseaux, bien que parfois précieux dans l’action politique, sont aussi des machines à broyer notre esprit critique et notre capacité à agir.

Quand on parle de « Grand Soir », de monde d’après, de transition, cela révèle aussi notre besoin vital de renouveau, d’originalité, de création totale. Et c’est sûrement loin de Mark Zuckerberg que cela aura lieu, on prend les paris.

Le comble du vide ?

Si ce vide vous fait de l’œil, si vous sentez qu’il est quelque part autour de vous et qu’il attend que vous engagiez la conversation, allez donc faire un tour au théâtre de l’Essaïon pour découvrir « Le comble du vide » sur scène pendant 1h30. C’est tous les lundis et mardis soirs et Vianney vous accueillera chaudement, promis.

PS : n’hésitez pas à ne pas le suivre sur les réseaux ! (Ironie)

– Vianney Louvet

 

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