Traducteur de deux livres dans le domaine de la physique, Jean Paul Devos examine le déclin des civilisations humaines via un croisement entre thermodynamique et économie. Selon ses observations, nous serions condamnés à disparaître à cause de la vision destructrice de l’élite financière ; ce qu’il nous expliquait en détails dans un précédent entretien. Cette fois-ci, l’auteur va plus loin et nous éclaire sur le rôle de la thermodynamique dans la prédiction de ce déclin. Complexe ? On fait le point.
Pour rappel : « La thermodynamique correspond à une branche de la physique qui étudie le comportement thermique des corps, plus exactement les mouvements de chaleur » explique Futura-science. Autrement dit et de façon plus générale, elle s’intéresse à l’énergie (interne) et ses transformations. Le travail de Jean Paul Devos, ingénieur-chercheur, consiste à expliquer les rouages des déclins civilisationnels en utilisant le modèle thermodynamique pour comprendre nos principes économiques.
Ses conclusions s’inscrivent dans la continuité de Richesse, richesse virtuelle et dette, la solution du paradoxe économique, publié en 1926 Frederick Soddy, physicien anglais prix Nobel de chimie en 1921 et de Richesse, énergie et valeurs humaines, la dynamique du déclin des civilisations depuis la Grèce antique jusqu’à l’Amérique, du physicien Thomas Wallace. Des ouvrages qu’il a tous deux traduits. Nous avons voulu en savoir plus sur sa vision de notre société. Entretien avec Jean Paul Devos.
Mr Mondialisation : (Re)bonjour Jean Paul Devos, merci de nous accorder ce second entretien. Pourriez-vous nous éclairez sur le lien entre déclin des civilisations et observations économico-thermodynamiques ?
Jean Paul Devos : Dans son livre Richesse, richesse virtuelle et dette, la solution du paradoxe économique, publié en 1926, Frédéric Soddy considère la monnaie comme une variable imaginaire (la richesse virtuelle). A contrario, la vraie richesse (la richesse-énergie) respecte les lois de conservation des sciences physique.
Thomas Wallace, qui s’intéressait aux théories d’évolution des civilisations, avait constaté qu’aucune ne parvenait à expliquer pourquoi toutes les civilisations connues de l’histoire humaine avaient fini par décliner. Un jour, il tomba, un peu par hasard comme moi, sur le livre de Frederic Soddy. Sa lecture lui a fait réaliser que si les dites théories sont imparfaites c’est qu’il leur manque des paramètres et que ces paramètres sont des paramètres physiques rendant compte de la consommation d’énergie. En intégrant ces paramètres aux précédents modèles, Thomas Wallace a proposé dans son ouvrage un modèle unifié d’évolution des civilisations qui explique pourquoi une civilisation prospère finit inévitablement par décliner.
« Tout acte économique élémentaire repose sur une consommation d’énergie ».
Ceci ne veut pas dire destruction d’énergie : un principe fondamental de la physique est la conservation de l’énergie. Mais cela veut dire changement de forme de l’énergie. Un travail économiquement utile ne peut être tiré que d’une source d’énergie disponible.
Un autre aspect est la loi des rendements décroissants de Ricardo : quand une nouvelle source d’énergie est maîtrisée, on commence toujours par consommer les sources les plus facilement utilisables, tandis que la productivité de ces sources tend à décroître dans le temps en les exploitant.
Un exemple parlant est celui de l’agriculture : les paysans ont commencé par cultiver les terres les plus fertiles avant de se tourner, avec le développement des surfaces cultivées, vers des terres de moins en moins fertiles. Et même les terres les plus fertiles, avec l’intensification des récoltes, ont perdu de leur fertilité amenant le recours à des engrais afin de maintenir, et même de doper, les rendements agricoles.
De manière similaire, l’humanité a commencé par utiliser les sources d’énergie les plus facilement maîtrisable : hormis celle, innée, que peut fournir le corps humain, il y eut le feu, dès la préhistoire, puis l’énergie animale (bêtes de somme) et la force du vent pour la navigation, l’énergie des chutes d’eau… Vint plus tard la machine à vapeur, qui a été le déclencheur de la Révolution industrielle et de l’exploitation des ressources non renouvelables d’énergie fossile, et plus récemment l’énergie nucléaire.
Mais si la maîtrise d’une nouvelle source d’énergie est historiquement plus tardive qu’une autre c’est que cette maîtrise est plus complexe. On peut citer aujourd’hui l’interminable projet ITER visant à produire de l’électricité non plus par des centrales à fission nucléaire, mais par des centrales à fusion (qui ne produiraient plus de déchets radioactifs). Il s’agit rien de moins que de reconstituer un Soleil en miniature.
Pour résumer : on voit ainsi que, dans le temps, le rendement d’une source d’énergie donnée décroît et que la maîtrise d’une nouvelle source d’énergie est de plus en plus complexe et demande de plus en plus d’investissements en ressources. Là réside l’un des aspects sur l’impossibilité à long terme d’une croissance continue.
D’après Thomas Wallace, l’état de départ est celui d’une civilisation dite féodale c’est-à-dire faite de familles, de clans, de tribus qui ne produisent que ce qu’ils consomment. À partir de cet état là (état 0) pour que la civilisation se développe, il faut qu’il y ait une mentalité prédominante altruiste. Alors le commerce et les échanges se développent et les opportunités de profits se multiplient. De ce fait, la mentalité altruiste décroît progressivement au profit d’une mentalité plus égocentrique et matérialiste. Quand la mentalité devient moins altruiste, il va falloir mettre en place de plus en plus de réglementations et de lois pour maintenir des processus nécessaires à l’essor commun que les gens réalisaient spontanément avant.
« Plus une société devient prospère, plus la part d’énergie qu’elle doit consacrer à son fonctionnement est importante, au détriment de l’énergie investie dans la création de richesses futures jusqu’au moment où les ressources d’énergie disponibles deviennent insuffisantes, ce qui entraîne le déclin ».
Mr M : On dit souvent que des grands chocs climatiques (autrefois naturels, mais aujourd’hui accélérés de manière anthropique) ont été a l’origine du déclin de nombreuses civilisations notamment antiques. Qu’en dit Thomas Wallace, l’auteur du deuxième livre ? Quelles sont les causes majeures du déclin des civilisations ?
JPD : Thomas Wallace reprend, dans différents chapitres de son ouvrage, la citation d’Arnold Toynbee :
« Une société ne meurt jamais de causes naturelles, mais presque toujours par suicide »
…en précisant pour sa part à la suite de l’une de ces citations « des conséquences directes ou indirectes d’un investissement inapproprié du capital de richesse-énergie, d’un mauvais usage des ressources naturelles, et d’un comportement humain sensoriel motivé par les valeurs matérialistes de la cupidité et de l’impitoyabilité ».
Bien sûr, une civilisation peut toujours être rayée de la carte par un cataclysme majeur. Mais il n’y a heureusement rien eu de tel depuis l’antiquité de l’histoire humaine et si une civilisation a pu sembler être emportée par un événement extérieur, c’est en réalité qu’elle était déjà rongée de l’intérieur. Ce n’est par exemple pas l’essor du christianisme qui a provoqué la chute de l’empire Romain, mais c’est parce que l’empire Romain était devenu une coquille vide que la population s’est massivement tournée vers l’environnement culturel du christianisme qui lui est alors apparu comme plus sécurisant.
Comme nous l’avons évoqué à propos du second principe de la thermodynamique, une consommation excessive et inappropriée des ressources naturelles a pour conséquence la production d’un niveau de pollution excessif qui dégrade notre écosystème.
Thomas Wallace a consacré un chapitre de son livre à décrire de manière détaillée les conséquence dramatiques pour la baie de Chesapeake de sa pollution par ses affluents et, notamment, de l’exploitation excessive des huîtres par raclage des fonds ; alors que chaque huître peut filtrer et clarifier jusqu’à 190 litres d’eau par jour et que les récifs d’huîtres forment un support d’accroche pour les plantes aquatiques, offrant ainsi nutriments et habitat pour les petits poissons et les crustacés. On comprend bien que le choc climatique entraîne forcément une diminution de l’énergie disponible donc un déclin envisageable.
Mr M : Quelles sont les alternatives proposées par Thomas Wallace pour éviter le déclin de notre société ? Est-il déjà en cours comme certains collapsologues le disent ?
JPD : Thomas Wallace note que les trois paramètres systématiquement présents lors des phases de déclin des civilisations sont une explosion : des inégalités dans la distribution de la richesse, des dettes, de la défiance de la population envers « l’ordre existant et son leadership ». Il n’est pas besoin d’en dire plus pour que quiconque puisse sur cette base répondre à la question : « Le déclin de notre société est-il déjà en marche ? ».
« Thomas Wallace parle avec constance du déclin « inévitable » des civilisations ».
Mais il donne à un moment une petite note d’espoir en précisant que le déclin était assurément inévitable jusqu’à la fin du XIXe siècle quand les lois de la thermodynamiques n’étaient pas encore connues et que l’humanité était alors dans la totale impossibilité d’expliquer fondamentalement les mécanismes du déclin.
Il en va différemment aujourd’hui et la question est de savoir si cette connaissance serait capable de modifier un jour les comportements humains de manière à éviter qu’un essor économique ne fasse glisser une mentalité altruiste vers le matérialisme et la cupidité, vers une gestion déraisonnable et destructrice des ressources d’énergie et de matières premières.
Trois possibilités sont exposées par Wallace et les précédents modèles d’évolution des civilisations :
1 – La poursuite du processus de déclin jusqu’à l’effondrement complet, c’est-à-dire à la disparition de la civilisation.
2 – L’atteinte d’un état dit d’ossification pour lequel la civilisation survit mais ne connaît plus d’essor culturel et économique : C’est le cas des civilisations asiatiques depuis le confucianisme jusqu’à la fin du XXe siècle.
3 – Un rebond : c’est le cas de la civilisation occidentale gréco-romaine avec la chute de l’empire romain et l’essor du christianisme. Dans un tel cas il se passe des événements qui transforment la mentalité prédominante pour la faire revenir à plus d’altruisme et à la mise en place d’un nouveau système social moins complexe et moins consommateur d’énergie.
Il y a aussi deux points importants que je voudrais mettre en exergue :
Le premier est que jusqu’à nos jours, durant toute l’histoire humaine, des civilisations bien différenciées se côtoyaient sur Terre. Lorsque l’une était en déclin, voire s’effondrait, une autre autre pouvait être en phase d’essor.
Avec les moyens de transport et de communication modernes et le phénomène de mondialisation qu’ils ont engendré, nous avons pour la première fois de l’histoire une uniformisation relative des civilisations pouvant conduire à un déclin, voire un effondrement mondial. L’actuelle pandémie du Covid-19 est une illustration d’accident imprévisible engendrant une perturbation socio-économique à l’échelle planétaire et dont nous ne pouvons pas encore mesurer l’ampleur des conséquences futures.
Le second point important est que, sauf cataclysme planétaire majeur qui effacerait jusqu’aux données de l’histoire humaine passée, si des civilisations disparaissent, les acquis de la science restent et la connaissance et les technologies humaines continuent de se développer. Ainsi donc, avec le niveau de technologie et de population mondiale actuels, pour la première fois de l’histoire les hommes sont capables de détruire l’écosystème dans lequel ils vivent.
C’est dans le but de faire connaître les mécanismes de déclin des civilisations, tels qu’ils sont mis en évidence dans l’ouvrage de Thomas Wallace, que réside ma motivation à avoir traduit son livre en français, espérant ainsi contribuer aujourd’hui à répandre une compréhension et des comportements permettant d’atténuer les effets de l’actuel déclin.
Il parle de déclin inévitable mais connaissant les règles de la thermodynamique, il a espoir que les hommes mettent en place un paradigme énergique et d’économie scientifique. Le nœud du problème se trouve dans une mauvaise gestion de l’énergie. En ce qui nous concerne, on peut dire que le déclin a commencé depuis les années 70. Sur la base de tous les travaux des autres spécialistes de l’évolution (58 ouvrages), il peut mesurer le degré d’altruisme ou de matérialisme de la mentalité dominante d’une civilisation à un moment donné.
C’est un travail colossal, d’archéologue, permettant d’évaluer le niveau d’altruisme. Il parle notamment de la conquête de l’ouest : le puritanisme des pilgrim fathers était basé sur la frugalité et l’intérêt général, le travail pour la communauté. Cette démarche n’est plus du tout d’actualité dans l’Amérique capitaliste qu’on connait.
Il parle également de la dégradation de l’enseignement public aux Etats-Unis. Le dernier niveau de civilisation est l’empire : il prend l’exemple des espagnols qui se sont appropriés les richesses terrestres des INCAS. Les espagnols devaient gérer un empire immense au niveau des transports, de l’administratif etc. Cela a demandé de l’énergie énorme, insuffisante pour financer l’empire. Il remarque donc que le déclin n’est pas du à des invasions extérieures mais des problèmes intérieurs.
Mr M : Quels sont les moments les plus importants du livre selon vous ?
« En lisant, j’ai pu constaté que la mesure du degré de matérialisme de notre civilisation culmine bien plus haut que tous les maximums historiques précédents ».
Il y a aussi d’intéressantes analyses de situations historiques d’essor et de déclin. Ainsi, l’essor de la société américaine a donné lieu à celle d’aujourd’hui avec son individualisme extrême se traduisant entre autres par le délabrement de l’enseignement public, des hôpitaux publics et des prestations sociales en général. C’est un livre très complet qu’il faut envisager dans son ensemble.
Mr M : Y a t-il des projets collectifs auxquels vous participez pour vulgariser des constats scientifiques, économiques et sociaux ,comme dans les deux livres traduits, en faveur d’un public non expert et du bien commun ?
JPD : Je reste en contact avec l’un des auteurs d’un document de synthèse daté de septembre 2019 et intitulé « Théorie de l’économie à équilibre dynamique ». Celui-ci a lu ma traduction de l’ouvrage de Frederick Soddy avec un intérêt qui lui a fait faire un « bond quantique dans sa compréhension de l’économie », m’a-t-il dit. Les principes de l’économie scientifique de Soddy sont ainsi partie prenante des développements plus larges du document de synthèse évoqué, lequel propose « au travers d’une approche singulière, une solution applicable et viable à long terme pour résoudre le défi historique que l’humanité doit aujourd’hui surmonter pour envisager sa survie à long terme, défi environnemental et plus généralement lié aux problématiques du développement humain. » Aux dernières nouvelles d’avant confinement, les personnes s’étant engagées dans ce projet étaient en train de créer une ONG, afin de le porter.
Richesse, richesse virtuelle et dette est disponible ici. Et Richesse, Energie, Valeurs humaines ici, tous deux aux éditions Persée.
La théorie de du système d’économie via le système thermodynamique a également été schématisée ici, par Stéphane Hairy.
Merci à Jean Paul Devos pour nous voir accordé ce temps et ces explications.
– Propos recueillis par Audrey Poussines
Photo de couverture « Baignade » @Marlene Serluppus / Flickr