Récemment invité au micro du Média, le philosophe Bernard Stiegler* estimait que l’humanité est désormais au pied du mur, contrainte de changer rapidement et de manière radicale de trajectoire si elle ne veut être condamnée à disparaître. Son discours de haut vol, riche d’enseignements, est à écouter avec une grande attention.
Plus que jamais, la saturation économique, environnementale et sociale du modèle productiviste apparaît au grand jour. Des ravages la « data economy » jusqu’au dernier rapport du GIEC, tous les signaux montrent que l’humanité s’est mise elle-même en grand danger. Il y a quelques jours, « l’Entretien Libre » du Média recevait le philosophe Bernard Stiegler, fondateur du groupe Ars Industrialis, et directeur de l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) du centre Georges-Pompidou. Auteur d’une œuvre profondément originale, il s’intéresse notamment aux mutations sociales, politiques et psychologiques provoquées par la « révolution numérique ». Il vient de publier deux ouvrages, « Qu’appelle-t-on panser ? » (LLL), et « La technique et le temps » (Fayard), réédition augmentée de sa thèse.
Dans cet entretien avec Aude Lancelin, le philosophe propose d’analyser les grandes tendances contemporaines. Selon lui, l’humanité est arrivée au « stade final de l’anthropocène », soit qu’elle infléchit sa trajectoire, soit qu’elle disparaît dans les prochaines décennies faute d’avoir réagi à temps. D’après l’auteur, « l’anthropocène, c’est le capitalisme devenu totalisant et fou, installant en cela un totalitarisme qui se dit lui-même « smart » et « soft ». L’élimination des détours, le raccourcissement des délais, est devenue la règle dans un monde qui se retrouvant de ce fait sans foi ni loi, se précipite contre le mur du temps« .
Son analyse, qui met le développement de la technique et sa complexification au centre, propose de mettre en relation l’expansion du numérique avec la situation inédite face à laquelle se trouve aujourd’hui confrontée l’humanité. L’auteur nous livre ainsi un regard critique à propos du rôle prédominant qu’ont acquit le web et des réseaux sociaux (qu’il qualifie de « toxique ») ces dernières années et leur corollaire, la « data economy ». En effet, l’économie est aujourd’hui gouvernée par les algorithmes et un usage croissant des données personnelles pour influencer les comportements des individus considérés comme de simples consommateurs.
Si les informations les plus récentes prêtent plutôt au pessimisme, Bernard Stiegler n’en conserve pas moins certains espoirs, à l’image des travaux qu’il engage avec son association, Ars Industrialis. Le projet a pour vocation de créer des visions alternatives afin d’engendrer l’engagement concret et des communautés de savoirs. Il défend également la possibilité de se réapproprier de manière collective les technologies et d’en faire des moyens pour renforcer la démocratie. L’intellectuel conditionne néanmoins la réussite de ce projet à un « processus de mutation intellectuel » pour nous sortir des logiques destructrices du capitalisme.
*Bernard Stiegler est un philosophe français dont les principales réflexions sont articulées autour des mutations contemporaines et notamment le développement technologique et numérique. Il est le fondateur et le président du groupe de réflexion Ars industrialis, association culturelle ayant pour objet une réflexion hybride et critique vis-à-vis des « technologies de l’esprit » (informatique, télécommunication) et du modèle capitaliste, considéré comme auto-destructeur. Les membres de l’association tentent de jeter les bases d’une nouvelle société, fondée sur une économie contributive et la valorisation des biens communs.
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