La colère et les protestations ont éclaté en Bolivie depuis le 20 octobre après que le Tribunal suprême électoral a suspendu brutalement la publication des résultats du scrutin présidentiel pour finalement annoncer le lendemain la victoire du président sortant Evo Morales sur son rival de droite Carlos Mesa. Les suspicions de fraude ont généré une crise de confiance dans le processus électoral et des manifestations monstres se déroulent dans les grandes et moyennes villes du pays où la plupart des boliviens ont voté contre Evo Morales dont l’élection, si elle est confirmée, lui aurait permis de rester au total 20 années au pouvoir, ce qui est une première dans l’histoire de la Bolivie. Le pays est à présent polarisé. Le camp soutenant le président du parti socialiste représenté en partie par les mineurs, les citoyens des zones rurales et des organisations indigènes a défilé en masse et tenté d’ouvrir les routes bloquées par les opposants. Des incidents violents ont éclaté à La Paz, Cochabamba, Santa Cruz et dans plusieurs autres localités du pays. Bien qu’Evo Moralès a menacé d’imposer un blocus sur les villes et d’y interdire l’acheminement de nourriture, ses contestataires rangés par défaut derrière Carlos Mesa, sont eux déterminés à continuer les mobilisations pacifiques. Alors que certains agitent le spectre de la division raciale pour expliquer les raisons de cette contestation, d’autres affirment qu’il s’agit en réalité d’un combat pour rétablir la démocratie en Bolivie. Le point sur place avec Pablo Antezana, politologue.
Pour faire le point sur cette situation complexe et comprendre les racines de cette crise, nous avons interviewé le politologue Pablo Antezana qui vit à La Paz. Selon lui, le président socialiste aurait perdu toute crédibilité depuis 2016 date à laquelle la population bolivienne s’est prononcée contre une modification de la Constitution lui ouvrant la possibilité de briguer un 4ème mandat.
Mr Mondialisation : Pourquoi l’élection d’Evo Morales est-elle contestée ? Le Tribunal suprême électoral est-il une institution corrompue ?
Pablo Antezana : Le soir des élections, le tribunal électoral (TSE) devait fournir les résultats préliminaires en utilisant un système électronique de décompte des voix provisoire, ou TREP. Ce système devait envoyer directement les résultats de chaque bureau de vote du pays à un centre de données centralisé. TREP est basé sur des images des bulletins de vote ( “actas” ) qui montrent les résultats écrits à la main par les juges électoraux qui sont des citoyens sélectionnés aléatoirement par le TSE.
L’autorité électorale avait promis d’annoncer les résultats préliminaires à 21h basés sur l’examen de 90% des bulletins de vote. Néanmoins, à 19h40, et après avoir atteint seulement 83% du décompte, le TREP a annoncé une panne technique et a cessé d’envoyer des informations. À cette heure-là, Evo Morales, du Movimiento Al Socialismo (MAS) obtenait 45% contre 39% pour Carlos Mesa de la Comunidad Ciudadana (CC). Le candidat sortant menait avec un avantage de 7% sur son rival immédiat. Or selon la Constitution bolivienne, un candidat est élu à la présidence s’il remporte au moins 50% des suffrages ou s’il a recueilli 40% des voix avec une avance de 10% par rapport au second candidat, sinon un deuxième tour est obligatoire. Et c’est ce qui aurait du se produire le soir de la récente élection. Mais coup de théâtre ! Près de 24 heures après que le système TREP a arrêté le décompte, les responsables électoraux ont décidé de le reprendre, mais cette fois la distance entre Morales et Mesa avait atteint la barre des 10% nécessaire pour déclarer le président Morales vainqueur de la présidence sans la nécessité d’un deuxième tour. Après diverses explications contradictoires données par les autorités du TSE sur les raisons de la suspension du processus électoral, l’opinion publique, notamment dans les zones urbaines, est fermement convaincue que la décision d’arrêter le TREP était de nature politique plutôt que technique. La colère a éclaté dans la plupart des villes avec la revendication d’un second tour.
Cette position fut également appuyée par l’Organisation des Etats américains, l’Union Européenne, le Royaume-Uni, l’Allemagne, les États-Unis, l’Argentine, le Brésil et la Colombie. Par ailleurs, le Canada, l’Espagne et l’Équateur se sont déclarés préoccupés par les irrégularités constatées dans le processus de décompte des voix. Enfin, le vice-président du TSE a démissionné il y a trois jours pour exprimer son désaccord avec la décision d’arrêter le système TREP le soir du scrutin, ce qui a encore plus jeté de l’huile sur le feu et légitimé la gronde.
À l’heure actuelle, il existe une forte crise de confiance dans le Tribunal suprême électoral (TSE) et les institutions démocratiques en général. Cette défiance s’est accrue au cours des deux dernières années avec l’accentuation de l’emprise du parti au pouvoir, le Movimiento al Socialismo (MAS), qui a le contrôle des deux tiers du Congrès.
Mr Mondialisation : Quelles sont les conséquences visibles de cette élection sur la société bolivienne ? Que se passe-t-il sur le terrain ?
Pablo Antezana : Même s’il n’y a pas jusqu’ici de preuves avérées de fraude, il est indéniable que de nombreuses irrégularités ont eu lieu au cours décompte des voix. Cela a alimenté la colère et la méfiance du peuple notamment dans les villes, et a mis en péril le processus électoral. Des manifestations ont éclaté dans toutes les grandes villes comme à La Paz, Cochabamba, Sucre ou à Santa Cruz où les affrontement ont été les plus violents entre les partisans du président et les contestataires de sa réélection.
Cependant les racines de cette colère datent de 2016. Il est très important de rappeler que cette année-là les boliviens se sont prononcés contre la proposition de modifier la Constitution pour permettre au président sortant de briguer un 4ème mandat à l’occasion d’un référendum. Aujourd’hui, il est clair que les Boliviens qui manifestent dans plusieurs grandes et moyennes villes dénoncent non seulement les irrégularités du processus de dépouillement du scrutin – et la subordination du TSE au gouvernement – mais aussi le fait que le gouvernement Morales n’a pas respecté les résultats du référendum 21F. Il est impossible de comprendre les troubles actuels en Bolivie sans reconnaître ce fait. En effet cette élection est dépourvue de toute légitimité puisque Evo Morales a perdu le référendum de 2016 qui lui aurait permis de participer à l’élection. En ignorant le choix du peuple, il a perdu l’autorité morale et éthique d’exiger comme il le fait, le respect du vote de tous les Boliviens. Il est vrai que Morales a gagné l’élection, mais il n’y a pas de certitude quant à la fiabilité du système de décompte électoral.
À l’heure actuelle, la conséquence la plus importante et la plus visible des élections est la division et la polarisation du pays en deux camps. Celui qui soutient Evo Morales qui a déjà passé 14 ans au pouvoir provient principalement, mais pas uniquement, des zones rurales du pays, des organisations indigènes, des travailleurs, des mineurs et d’autres syndicats. L’opposition, qui lors des dernières élections s’est articulée en majorité autour de la figure de Carlos Mesa, ancien vice-président du dernier gouvernement néolibéral de Bolivie, est notamment issue des zones urbaines et des classes moyennes et supérieures. Mais en réalité cette opposition s’est rangée derrière le candidat de droite en réaction à la candidature du président sortant et non par réel soutien politique à ce 1er. Dans le passé, c’était la classe moyenne qui constituait le principal support de la politique menée par le président socialiste.
Pour résumer la situation précisément : à l’heure actuelle, les coalitions pro et anti-Evo Morales sont à la fois multiraciales et multi-classes, bien que les forces anti-Evo soient plus fortes dans les zones urbaines. Certains mouvements indigènes et populaires sont également divisés sur le soutien à apporter au gouvernement, tout comme dans les grandes et moyennes villes où il existe aussi une confrontation entre les forces pro et contre le président sortant. Malheureusement, certaines tensions raciales semblent avoir été réactivées, mais il est important de noter qu’il s’agit du récit et du discours que le gouvernement tente d’établir comme étant la vérité. Ce que je constate clairement, c’est que le résultat officiel mais contesté du TSE, a montré que la majorité des Boliviens (52,92%) ont dit clairement qu’ils ne veulent plus d’Evo Morales comme président.
Mr Mondialisation : Le principal problème à l’heure actuelle est donc la division totale du pays ?
Pablo Antezana : Alors que l’opposition au Movimiento al Socialismo (MAS) a décrié la fraude et réclamé un second tour immédiat entre Evo Morales et Carlos Mesa, le président a rejeté toutes ces accusations et a adopté une approche intransigeante dénonçant une coup d’État et des actions subversives de la part de groupes racistes qui voudraient ignorer les voix des zones rurales du pays. Le gouvernement soutient que les votes ruraux sont normalement les derniers à être comptés par les systèmes préliminaires et officiels de dépouillage, car il n’y a pas de connexion Internet dans ces régions et que ce sont ces voix qui ont donné victoire à Evo Morales. S’il est vrai que le racisme est toujours un problème structurellement présent dans les relations sociales en Bolivie, il est néanmoins faux que le soulèvement dans les zones urbaines soit d’inspiration raciste et que l’opposition voudrait éliminer le vote rural. Ce que les gens exigent, c’est le respect de la démocratie et de leur vote. Il y a aussi une série d’insatisfactions à l’égard des politiques que le gouvernement a mises en œuvre au fil des années.
Hier, le président Evo Morales a menacé d’assiéger les villes et d’empêcher la nourriture d’y être acheminée. De même, les dirigeants de l’une des organisations qui le soutiennent ont menacé de couper l’approvisionnement en eau potable de la capitale La Paz. Malheureusement ces sièges ont déjà commencé, ce qui montre que Morales n’est pas un véritable leader démocratique. Il semble plutôt agir en tant que président des secteurs qui lui sont acquis, tout en menaçant de violence les personnes qui sont descendues dans la rue pour manifester. Cela va à l’encontre de la Constitution et des droits fondamentaux de tous les Boliviens.
Mr Mondialisation : Pourquoi le président sortant dispose-t-il encore d’un soutien aussi fort ?
Pablo Antezana : Le soutien à Evo Morales est toujours fort en Bolivie, en particulier parmi les organisations paysannes, les syndicats et d’autres groupes sociaux à la fois ruraux et urbains, qui ont été pour la plupart cooptés par le gouvernement. En même temps, beaucoup se sentent représentés par le président socialiste car ils le voient comme un des leurs. Sur le plan symbolique et peut-être ethnique, il existe toujours un lien fort entre plusieurs de ces organisations et le président sortant. On peut dire qu’avant l’adoption de la nouvelle Constitution en 2009, les peuples autochtones ne jouaient pas un rôle significatif dans les décisions politiques et économiques et étaient soumis à la discrimination et au racisme. Ce problème n’a pas été résolu jusqu’à présent, même si le discours du gouvernement prétend le contraire. Evo puise aussi son soutien des politiques économiques fructueuses de son gouvernement qui ont propulsé la Bolivie au premier plan de l’Amérique latine et ont assuré la stabilité politique du pays pendant de nombreuses années.
Dans les zones rurales le soutien à Evo Morales semble toujours important, bien que le gouvernement mette en œuvre un modèle de développement fondé sur l’extractivisme, sur la construction de vastes infrastructures et sur l’industrie agroalimentaire qui menacent de détruire les territoires autochtones ainsi que les forêts et l’environnement de la Bolivie.
Mr Mondialisation : Y aurait-il ingérence de pays étrangers ou sont-ils impliqués dans la situation actuelle en Bolivie ?
Pablo Antezana : Depuis que Evo Morales est devenu président en janvier 2006, la politique étrangère de la Bolivie s’est tournée vers différents alliés tels que le Venezuela, Cuba, le Brésil (sous Lula et Dilma Rousseff ), la Chine et la Russie. Depuis lors, des spéculations sur des ingérences possibles de ces pays dans les affaires intérieures de la Bolivie ont commencé à circuler. Néanmoins, je n’ai pas assez d’informations sur la situation.
Mr Mondialisation : Comment va la Bolivie aujourd’hui ? Comment décririez-vous son « état de santé » du point de vue de l’emploi, de l’éducation, de la justice et du système sanitaire ?
Pablo Antezana : Au cours des dix dernières années, la Bolivie a connu d’importants développements économiques et sociaux avec la signature de nouveaux contrats entre l’État et des multinationales du gaz et du pétrole. Il y a également eu des améliorations dans le système éducatif. Je dirais que le progrès le plus important se situe dans la nouvelle Constitution politique qui vise à édifier un nouvel État fondé sur la justice sociale ainsi que la participation active des peuples autochtones. Néanmoins, le système de santé lui connaît de gros problèmes. Actuellement, il est en pleine crise et n’a pas la capacité d’accueillir les boliviens qui ont besoin de soins en raison d’un manque d’investissement public dans ce secteur. À court et à moyen terme, l’économie est aussi une source de préoccupation, car le prochain gouvernement devra faire face à de grands défis liés, entre autres, à la dette extérieure de la Bolivie et au déficit budgétaire.
Mr Mondialisation : Avez-vous le sentiment que le pays fait face à une crise aiguë ? Quels sont les dangers et quel serait le dénouement adéquat ?
Pablo Antezana : Sans aucun doute, la société bolivienne est confrontée à une période de scission et de division politique et la situation risque de dégénérer avec des violences d’une gravité sans précédent. Les conditions inéquitables dans lesquelles se sont déroulées les élections – par exemple, le président a mis toutes les institutions de l’État à son service pendant la campagne – ainsi que les irrégularités dans le dépouillement ont sapé la crédibilité et la légitimité de l’ensemble du processus électoral. Par conséquent, nous pensons que l’annulation des élections ou l’organisation immédiate d’un deuxième tour, est nécessaire pour rétablir la confiance du peuple dans les institutions du pays. Et nous pensons que ce mouvement démocratique doit rester entièrement pacifique.
Les citoyens demandent que leur voix soit entendue et que leur vote soit respecté, ce qui n’est plus le cas depuis 2016, année où le gouvernement a décidé d’ignorer le vote de la majorité des Boliviens. Ils réclament une véritable démocratie, pas la façade démocratique présentée par le gouvernement. Dans le même temps, il est évident qu’un grand nombre de Boliviens soutiennent toujours Evo Morales et le veulent encore au pouvoir. Bien sûr, chaque vote a sa valeur. Il ne s’agit nullement d’un problème de racisme. Ce sont le gouvernement et les dirigeants politiques en général qui doivent trouver une solution politique à la crise. L’OEA a annoncé un audit contraignant du vote que ni le gouvernement ni les dirigeants de l’opposition n’ont encore accepté en ces termes. Néanmoins, il en va de leur responsabilité, ainsi que de celle de chaque citoyen, de fournir à la société bolivienne une solution politique négociée à cette impasse qui pourrait s’aggraver.
PAN