La relation que l’être humain entretient avec les animaux est historiquement fondée sur la domination et l’exploitation, et ce depuis les prémisses de l’humanité, bien avant la naissance de l’agriculture. Le maintien de ce système violent et oppressif s’apparente à une forme d’auto-destruction, tant l’ensemble des êtres vivants sont interdépendants. Jean-Marc Gancille, fondateur de nombreuses associations actives dans la défense du monde animal, livre un tableau sans concession de la situation actuelle dans son dernier essai : Carnage. Chasse et pêche, commerces d’animaux sauvages, domestication, captivité forcée, élevage intensif … Pour que la maltraitance cesse, l’auteur en appelle à en finir d’urgence avec l’anthropocentrisme.
Co-fondateur de Darwin à Bordeaux et de la coopérative La Suite du Monde, deux utopies concrètes de résistance et de résilience des territoires, Jean-Marc Gancille se consacre pleinement à la cause animale. Vice-président durant six ans de Wildlife Angel (ONG de lutte contre le braconnage de la grande faune africaine), cofondateur du collectif anti-captivité Rewild, actif au sein de plusieurs mouvements animalistes, il s’investit également au quotidien en faveur de la conservation des cétacés à la Réunion au sein de l’ONG Globice. Après avoir un premier pamphlet publié en 2019 et intitulé Ne plus se mentir, Jean-Marc Gancille nous expose dans son nouvel essai une synthèse exhaustive et documentée de la relation destructrice entre l’humain et l’animal.
D’innombrables victimes
Multipliant les références chiffrées, l’ouvrage s’attache dans un premier temps à démontrer à quel point la violence envers les animaux est tolérée individuellement et organisée collectivement depuis toujours. Ce qui ne la rend pas plus tolérable ! La FAO avançait ainsi la somme astronomique de 67 milliards d’animaux terrestres élevés et mis à mort dans le monde pour l’alimentation, rien que pour l’année 2012. D’une ampleur impressionnante, ce montant semble dérisoire par rapport aux 1000 milliards de poissons sauvages et d’élevages abattus chaque année.
S’ils dépassent l’entendement, ces chiffres ne prennent pourtant pas en compte l’ensemble des victimes non-humaines indirectes liées à notre mode de vie : insectes et oiseaux décimés par les pratiques agricoles intensives, micro-organismes des sols et des abysses de plus en plus pollués, grande faune chassée et braconnée, sans compter les innombrables animaux victimes de la pression démographique des hommes, de la déforestation et de l’urbanisation croissante de leurs habitats naturels. L’humanité est devenue une mécanique huilée à extermination du vivant.
La 6e extinction de masse
L’étendue du carnage est telle que l’Homme a aujourd’hui enclenché la sixième extinction de masse (et toute première extinction artificielle), dont le taux de disparition pourrait être 100 à 1000 fois plus élevé que lors des précédents épisodes, d’après l’étude Accélération des pertes induites par l’homme moderne : entrée dans la sixième extinction de masse, de Gerardo Ceballos, citée par Jean-Marc Gancille. Cette extinction est d’autant plus dramatique qu’elle est menée en toute conscience, chaque particule humaine ayant ses propres raisons de perpétuer le carnage (croyances, mode, rites, commerce, goûts,..). Chacun sait pourtant que la résilience d’un écosystème repose sur sa diversité et que toutes les espèces sont interconnectées.
Nous nous obstinons malgré tout à négliger notre interdépendance avec la nature, comme si nous étions totalement au contrôle de la situation, en exterminant tous les autres êtres vivants, nuisant au bon fonctionnement d’écosystèmes indispensables à notre existence. Comme le souligne l’auteur, « nous disposons par ailleurs, à la lumière des études sur la cognition animale qui se sont multipliées, d’une masse d’informations considérable et scientifiquement étayée concernant la sensibilité des animaux, leur aversion à l’égard de la souffrance, leur capacité à tisser des liens sociaux, leurs facultés intellectuelles parfois exceptionnelles, leurs besoins physiologiques et affectifs. »
Une violence plurimillénaire
Malgré ces savoirs, la violence envers les animaux se poursuit. Celle-ci remonte à une époque lointaine, bien avant le début de la civilisation telle que nous la connaissons. Plusieurs études récentes confirment en effet que, depuis 125 000 ans, chaque arrivée d’Homo Sapiens sur un continent s’accompagne d’un déclin majeur de la mégafaune qui y vit. Ce rapport destructeur à la nature et aux animaux se manifeste sous diverses formes dénoncées par le livre, des sacrifices religieux à la captivité forcée dans les zoos, cirques et aquariums, en passant par la domestication des animaux sauvages. Naturellement, l’industrialisation a soudainement décuplé notre capacité de violence systémique.
Si certains animaux de compagnie s’en sortent bien, malgré la maltraitance que subissent nombre d’entre eux, l’essentiel des animaux domestiques est uniquement considéré en fonction de ses utilités marchandes et leur existence est totalement soumise aux besoins de l’homme. De plus en plus, c’est aussi la faune sauvage qui fait l’objet d’élevages à des fins utilitaires, pour satisfaire la volonté de chasseurs fortunés ou dans le but de commercialiser l’animal ou des produits dérivés (peaux, corne, griffe, etc.). Le commerce des animaux sauvages est également un marché particulièrement lucratif, qui attise depuis longtemps l’intérêt du crime organisé, en raison des profits importants et des sanctions rares et légères.
Chasse, pêche et agriculture intensive
C’est néanmoins l’alimentation qui demeure le secteur responsable du plus grand nombre de victimes. Chaque année, 45 millions d’animaux sont tués par les chasseurs français, qui bénéficient de conditions avantageuses par clientélisme électoral. La pêche commerciale, quant à elle, exploite aujourd’hui 55% des surfaces marines du globe. L’élevage de poissons ne constitue pas une alternative soutenable, engendrant de nombreux dégâts écologiques. Mais comme l’indique Jean-Marc Gancille, « la disparition des grands mammifères, des poissons et des oiseaux ne saurait occulter celle, moins médiatisée mais tout aussi terrifiante, des invertébrés. »
Certains chercheurs affirment ainsi que plus de 40% des populations d’insectes sont en déclin dans le monde, et un tiers des espèces sont en voie de disparition. Ce déclin aura des conséquences dramatiques pour l’ensemble des écosystèmes de la planète, à commencer par les plantes qu’ils pollinisent et les animaux qu’ils nourrissent. L’agriculture intensive est la première cause de ce désastre, de par l’artificialisation des paysages et le recours massif aux pesticides, au premier rang desquels on retrouve les tristement célèbres néo-nicotinoïdes, récemment réintroduits en France après leur interdiction, à l’origine de l’extermination des trois quarts des insectes volants des campagnes d’Europe occidentale.
Où l’Humain s’installe, la biodiversité recule
L’auteur n’en reste pas à ce triste bilan que beaucoup connaissent déjà, il démontre que ce carnage est aussi une tragédie pour l’espèce humaine elle-même en raison de la destruction des écosystèmes qu’elle provoque. Une étude publiée dans Nature et intitulée Les ravages des fusils, des filets et des bulldozers dresse une liste des principaux dangers qui menacent les espèces animales. La surexploitation des ressources naturelles (déforestation, chasse, pêche…) arrive en première place, suivie par l’agriculture, l’étalement urbain, la contamination biologique (espèces invasives, maladies, OGM), la pollution, l’altération des milieux naturels et enfin le dérèglement climatique.
Tous ces dangers sont démultipliés par la croissance démographique exponentielle de l’espèce humaine et la surconsommation qui en découle. L’érosion de la biodiversité va générer des ruptures d’interactions, l’altération des fonctions puis l’appauvrissement systémique des services que rend la nature à l’ensemble de ses composants. En privant les animaux sauvages de leur habitat naturel et en multipliant les zones de contacts avec eux, nous nous exposons en outre à de nombreuses catastrophes sanitaires comme celle du Covid-19. L’extermination massive des espèces par l’homme signifie donc inévitablement son auto-destruction.
Reconnaître aux animaux un droit inaliénable à la vie
Pour Jean-Marc Gancille, « cette exploitation massive est d’autant plus injustifiable qu’il existe aujourd’hui des alternatives à l’essentiel des fonctions que nous assignons traditionnellement aux animaux (nous nourrir, nous divertir, nous vêtir, nous soigner…) et que dans l’immense majorité des cas, aucune d’entre elles n’est plus d’intérêt vital absolu pour l’humain. » Il dessine ainsi une voie d’action pour y mettre un terme sur le plan juridique, alimentaire et agricole. « La lutte contre l’effondrement de la biodiversité ne peut plus se fonder sur quelques bonnes volontés individuelles, des mesures de compensation globalement inefficaces et des réformes politique de façade (…). L’urgence vitale impose des ruptures radicales. »
Aux yeux de l’auteur, une solution s’impose : reconnaître un droit inaliénable à la vie des animaux. C’est ce que suggèrent notamment les philosophes Sue Donaldson et Will Kymlicka, dont l’approche de la citoyenneté animale ouvre des voies de collaboration diverses avec les animaux, hors de toute logique d’exploitation. Le choix d’une alimentation non-carnée est bien entendu une autre exigence, qui découle de la première, d’autant plus que la consommation de produits carnés est totalement insoutenable pour la planète. Si le régime végétalien se généralisait à l’ensemble de la population d’ici 2050, les émissions de gaz à effet de serre baisseraient ainsi d’environ 70%, selon une étude de Marco Springmann citée dans l’ouvrage. Mais ceci se heurte une fois encore aux envies et choix jugés supérieurs des êtres-humains.
En finir avec l’anthropocentrisme
Orienter l’agriculture vers la production végétale apporterait donc de nombreux bénéfices, à commencer par la réduction de l’impact écologique de l’alimentation humaine et la libération des terres pour les remettre à l’état de nature. Le réensauvagement est ainsi une autre mesure proposée, aux côtés notamment de la fermeture des zoos et aquarium. Le biologiste Edward Wilson, dont la pensée est développée dans le livre, propose par exemple de réserver la moitié de la terre aux espèces sauvages. Un objectif qui ne peut être atteint qu’en limitant la croissance de la population mondiale, ce qui nécessite, comme l’ensemble des changements nécessaires, d’en finir avec l’anthropocentrisme.
Ce mode de pensée qui appréhende le monde à travers la seule perspective humaine est en effet à l’origine d’un système violent et oppressif qui tient captif, instrumentalise et coûte la vie à des centaines de milliards d’êtres vivants sensibles chaque année, « témoignant d’un rapport au monde suicidaire caractérisé par la violence, la domination et la toute-puissance. » En plus de proposer des pistes concrètes d’action, Carnage est donc une synthèse documentée de la situation, qui s’adresse à tous ceux qui s’interrogent sur notre relation destructrice au monde animal ainsi qu’aux militants de la cause animale qui y trouveront de nombreux arguments pour défendre leurs positions.
Raphaël D.