Initialement publié sur le site polico.com et traduit depuis l’anglais pour Mr Mondialisation, l’article d’Helena Bottemiller Evich* expose comment le changement climatique altère littéralement les aliments que nous consommons, dans l’indifférence (quasi) générale. Ceci se nomme l’effet junk food. Les chercheurs tentent de comprendre ce phénomène qui change la qualité de tout ce que nous mangeons. Retour sur 20 ans de recherches.

Irakli Loladze a fait des études de mathématiques. Il était donc loin d’imaginer que c’est un paradoxe en biologie qui allait changer sa vie. C’était en 1998 alors qu’il préparait son doctorat à l’Université d’État de l’Arizona. Avec pour toile de fond des containers en verre remplis d’algues vertes, un biologiste apprend à Loladze et un groupe d’étudiants, que des scientifiques ont fait une découverte déconcertante sur les zooplanctons.

Ces animaux microscopiques, présents dans les lacs et les océans, se nourrissent soit d’algues, soit de « petites plantes ». Or, les scientifiques ont réalisé que ces végétaux poussent plus rapidement lorsqu’ils sont soumis à plus de lumière — produisant ainsi plus de nourriture pour les zooplanctons qui, eux, auraient dû proliférer. Mais rien ne s’est passé comme prévu. Mais alors qu’ils avaient accès à plus de nourriture, ces animaux ont commencé à dépérir. Une énigme de taille ! Comment une population d’animaux peut décliner alors qu’elle a accès à plus de nourriture ? En quoi la prolifération des algues pourrait-elle être un problème ?

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Bien qu’il relève du département de mathématiques, Irakli Loladze adorait la biologie et était fasciné par ce phénomène. Quant aux biologistes, ils avaient bien leur petite idée : sous l’effet d’une lumière accrue, les algues poussent plus rapidement mais elles contiennent moins d’éléments nutritifs, essentiels au développement des zooplanctons. En accélérant leur croissance, les chercheurs ont fait perdre tout leur intérêt nutritif aux algues et les ont ainsi transformées en « junk food ». Et les zooplanctons ont commencé à mourir de faim alors qu’ils avaient plus de nourriture à disposition.

Irakli Loladze s’est servi de ses connaissances en mathématiques pour mesurer et comprendre la relation algue-zooplancton. Ses collègues et lui établissent un modèle, publié en 2000, qui illustre le lien entre les animaux herbivores et leur source d’alimentation. Mais le mathématicien ne s’arrête pas là. Il est obnubilé par cette question : le fragile équilibre entre nourriture et animaux ne concerne t-il que les algues et les zooplanctons ?

Une problématique transposée aux animaux et plantes terrestres

Dans une interview, le mathématicien déclare : « Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, ce cas de figure n’est pas unique ». Le même problème peut-il survenir pour l’herbe et les vaches ? Et qu’en est-il du riz et des humains ? « Quand j’ai commencé à m’interroger sur l’alimentation humaine, ça a été un tournant décisif. », confie t-il.

Au niveau terrestre, le problème n’est pas que les plantes reçoivent plus de lumière, mais plutôt qu’elles absorbent de plus en plus de dioxyde de carbone au fil des ans. Pour pousser, les plantes ont besoin à la fois de lumière et de dioxyde de carbone. Si un surplus de lumière accélère la croissance et peut faire perdre aux algues leur valeur nutritive en les privant d’un ratio sucre/nutriments suffisant, on peut supposer qu’il en va de même pour une exposition accrue au dioxyde de carbone. Toutes les plantes de la planète seraient alors menacées. Qu’est ce que cela implique pour les plantes consommées par les humains ?

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Irakli Loladze s’est rendu compte qu’aucun scientifique n’avait la réponse à cette question. À l’époque, on savait déjà que le taux de CO2 augmentait, mais il fut surpris de découvrir que peu de recherches avaient été menées sur l’impact de ce dioxyde de carbone sur la qualité des plantes que nous consommons. Pendant 17 ans, en parallèle de sa carrière en mathématiques, il se plonge dans les revues scientifiques à la recherche d’études ou de données sur le sujet. Les résultats qu’il a rassemblés pointaient tous dans la même direction : L’ « effet junk food » dont il avait entendu parlé pour la première fois dans ce laboratoire d’Arizona touchait maintenant les champs et les forêts du monde entier. « Chaque feuille, chaque brin d’herbe produit plus de sucre à cause de l’augmentation du taux de CO2 », explique le mathématicien. « De mémoires d’êtres humains, la planète n’a jamais produit autant de glucides. Ces taux de sucre inédits altèrent d’autres nutriments contenus dans nos aliments », ajoute-t-il.

Ces conclusions, publiées il y a quelques années, s’ajoutent à celles d’un petit groupe toujours plus grand de chercheurs qui s’inquiètent pour l’avenir des aliments que nous consommons. Avons-nous sous-estimés l’impact que ces émissions de dioxyde de carbone pourraient avoir sur notre santé ? À priori, oui. Pendant leurs travaux, Irakli Loladze et ses collègues se sont aussi heurtés aux plus grandes difficultés de leur métier, à savoir notamment la complexité de mener des recherches dans un tout nouveau domaine.

Dans le cadre des études en agriculture, on sait depuis longtemps que beaucoup des aliments essentiels à la santé humaine contiennent de moins en moins de nutriments. La teneur des fruits et légumes en vitamines, en minéraux et en protéines a significativement baissé depuis 50-70 ans. Pour les scientifiques, la raison est assez simple : nous sélectionnons et cultivons des cultures à des fins de rendements et non pour leur qualité nutritive. C’est le cas des brocolis, des tomates ou du blé à très fort rendements mais qui contiennent moins de nutriments que d’autres aliments.

En 2004, une étude fondamentale sur les fruits et légumes a démontré que l’apport en protéines, en calcium, en fer et en vitamine C des cultures maraîchères a considérablement baissé depuis 1950. Selon les résultats de ces études, cette diminution s’expliquerait par les variétés de fruits et légumes que nous choisissons de cultiver.

Le mathématicien et une poignée d’autres scientifiques en sont venus à penser que l’atmosphère elle-même pourrait modifier la nourriture que nous consommons. Le dioxyde de carbone est essentiel aux plantes, tout comme l’oxygène l’est aux humains. Si les débats sur le climat sont parfois remis en question, une chose est certaine : le niveau de CO2 dans l’atmosphère augmente. Avant la révolution industrielle, la teneur en dioxyde de carbone dans l’atmosphère était de 280 ppmv (partie par million en volume). En 2016, ce chiffre s’élève à plus de 400 ppmv et devrait atteindre 550 ppmv d’ici 50 ans, soit deux fois plus qu’à l’époque des premiers tracteurs en Amérique.

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Il y a deux manières d’aborder ce problème. Soit on se concentre sur la perte des nutriments, soit sur la croissance des plantes. C’est sur ce deuxième aspect que certains politiciens s’appuient pour minimiser les effets du changement climatique. Lamar Smith, un républicain américain qui préside le House Committee on Science, Space, and Technology (Comité de la Chambre des communes sur les sciences, l’espace et la technologie) a récemment décrété que l’augmentation du niveau de CO2 serait une bonne chose pour les plantes, et par conséquent une bonne chose pour nous.

« Une plus grande teneur en dioxyde de carbone contribuerait à la photosynthèse et ainsi à la croissance des plantes », a-t-il soutenu. « Cela augmente la quantité d’aliments et améliore leur qualité ».

Mais l’expérience sur les zooplanctons tend à montrer que quantité et qualité ne vont peut-être pas de pair. Ce serait même l’inverse. Selon les connaissances actuelles en la matière, les scientifiques peuvent affirmer ceci : l’augmentation du CO2 accélère la photosynthèse, ce processus qui permet aux plantes de transformer la lumière du soleil en matière organique. Cette réaction biochimique permet aux plantes de pousser mais leur fait aussi accumuler plus de glucides, tels que le glucose, au détriment d’autres éléments nutritifs dont nous dépendons, notamment les protéines, le fer et le zinc.

En 2002, Irakli Loladze, alors chercheur postdoctoral à l’Université de Princeton, publie un article de recherche novateur dans la très sérieuse revue Trends in Ecology and Evolution, dans lequel il soutient que l’augmentation du CO2 et l’alimentation humaine sont inextricablement liées via un changement global dans la qualité des plantes. Dans cet article, il se plaint également du manque de données : parmi les milliers de publications qu’il consulte sur les plantes et sur l’augmentation du CO2, une seule se concentre sur les effets sur le riz, une culture consommée par des milliards d’individus (cet article, publié en 1997, révèle une baisse en zinc et fer).

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Loladze a été le premier à faire le rapprochement entre le CO2, la qualité des plantes et l’alimentation humaine. Mais il soulève plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Pour lui, il existe des lacunes importantes dans la recherche. Et une partie du problème viendrait de là. Si ces changements nutritionnels se produisent en amont et en aval de la chaîne alimentaire, il serait important de mesurer et de comprendre ce phénomène.

Pour répondre à ces questions, il fallait s’y connaître en physiologie des plantes, en agriculture, en nutrition, mais aussi en maths. Irakli Loladze pouvait faire les calculs mais le jeune académicien était déjà pris par le lancement de sa carrière et, quoi qu’il en soit, le département des mathématiques ne voyait pas beaucoup d’intérêt à tenter de résoudre des problèmes d’agriculture et de santé humaine. Il eut beaucoup de peine à obtenir les fonds qui lui permirent de recueillir de nouvelles données. Parallèlement, il continua à rassembler les résultats de chercheurs partout dans le monde. Il accepta un poste de professeur adjoint à l’Université de Nebraska-Lincoln, une des meilleures universités pour la science agronomique. C’était encourageant, mais Loladze n’était toujours que professeur de mathématiques. Il fut cependant autorisé à continuer ses recherches tant qu’il trouvait des financements. Ce ne fut pas une tâche facile. Les organismes de subvention en biologie trouvaient que son domaine de recherche contenait trop de maths et les organismes de subvention en maths trouvaient qu’il y avait trop de biologie.

« J’ai essuyé les refus pendant des années. C’était très frustrant. Je crois que les gens ne réalisent pas à quel point ce sujet est important », confie-t-il.

Malheureusement, ce problème dépasse les secteurs des mathématiques et de la biologie. Peu de gens savent que les principales cultures sont de moins en moins nutritives en raison de la hausse du CO2. Que ce soit dans les domaines de l’agriculture, de la santé publique ou de la nutrition, personne ne parle des effets du CO2 sur les plantes. Absolument personne.

Lorsque nous avons contacté les plus grands experts en nutrition pour avoir leur avis sur le nombre croissant d’articles publiés à ce sujet, ils étaient presque tous surpris et ont demandé à les consulter. Un éminent nutritionniste à l’Université Johns Hopkins a admis ne jamais en avoir entendu parlé mais il s’est tout de suite intéressé au sujet. Il nous a mis en contact avec l’une de ces consœurs, elle aussi experte en nutrition. Pour elle aussi, ce fut une découverte. The Academy of Nutrition and Dietetics, une association d’experts en nutrition aux États-Unis, nous a mis en contact avec Robin Foroutan, une nutritionniste en médecine intégrative. Elle n’avait jamais entendu parler de ces articles.

Nous lui en avons envoyé quelques-uns et elle nous a répondu par mail : « Ce sujet est très intéressant et vous avez raison, peu de gens ont conscience de ce problème ». Elle a demandé à en lire davantage. Elle était particulièrement intéressée par les conséquences que pouvait avoir une faible augmentation du glucide sur la santé humaine.

« Pour le moment, nous ignorons purement et simplement ce que cela peut provoquer ». Mais elle rappelle que la consommation accrue en amidon et en glucide entraîne une augmentation des maladies nutritionnelles, telles que l’obésité ou le diabète. « À quel niveau de l’augmentation l’impact se fera-t-il ressentir ? Impossible à dire. »

Nous avons ensuite contacté Marion Nestle, professeure en politique nutritionnelle à l’Université de New-York et l’une des plus grandes spécialistes en nutrition aux États-unis. D’abord sceptique, elle a néanmoins accepté de faire des recherches parmi un dossier qu’elle conserve sur les questions climatiques.

Elle nous a ensuite écrit pour nous dire qu’elle était convaincue par les résultats, tout en appelant à la prudence : il est en effet difficile de savoir si l’appauvrissement des éléments nutritifs pourrait constituer un danger pour la santé. Selon elle, il faudrait mener plus de recherches sur le sujet.

Kristie Ebi, chercheuse à l’Université de Washington, étudie depuis 20 ans la relation entre le changement climatique et la santé humaine au niveau mondial. Elle est l’une des rares scientifiques aux États-Unis à s’intéresser aux conséquences potentiellement néfastes du CO2 sur notre alimentation et elle ne manque pas d’alerter la communauté mondiale à chacune de ses interventions publiques.

« C’est un secret bien gardé », explique-t-elle avant d’ajouter : « Comment savoir si le pain que l’on achetait il y a 20 ans contenait plus de nutriments qu’aujourd’hui ? ».

Selon cette spécialiste, il a fallu beaucoup de temps pour établir le lien entre le CO2 et notre alimentation. De la même manière, les scientifiques se sont longtemps désintéressés de la relation qu’il pouvait y avoir entre le climat et la santé humaine. « Ce que vous voyez, c’est avant le changement. » dit-elle

L’article de Loladze a soulevé plusieurs grandes questions auxquelles il est difficile ― mais pas impossible ― de répondre. Quel rôle joue l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère sur le développement des plantes ? À quel point la diminution de la teneur nutritive est-elle liée à l’atmosphère ou à d’autres facteurs tels que l’élevage ?

Il est également difficile ― mais pas impossible ― de procéder à des expériences relatives aux effets du CO2 sur les plantes à l’échelle des fermes. L’une des techniques des chercheurs consiste plus ou moins à transformer un champ en laboratoire d’observation. Actuellement, le nom donné à la procédure de référence pour ce type de recherche est « FACE » (pour free air carbon dioxide enrichment) : les chercheurs mettent en place de grandes structures à ciel ouvert et envoient du CO2 sur les plantes d’une zone définie. De petits capteurs relèvent les niveaux de CO2. Lorsqu’une trop grande quantité de CO2 sort du périmètre défini, le dispositif insuffle un supplément pour maintenir des niveaux stables de CO2 dans l’air. Les scientifiques peuvent ensuite comparer les plantes étudiées aux autres plantes poussant aux alentours dans un air normal.

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Ces expériences et d’autres expériences de ce type ont prouvé aux scientifiques que les plantes subissent d’importants changements lorsqu’elles se développent dans un air comportant un niveau élevé de CO2. Pour les plantes de la catégorie « C3 » ― catégorie qui comprend environ 95 % des espèces de plantes sur Terre, dont certaines que nous consommons, telles que le blé, le riz, l’orge et les pommes de terre ― on note que le taux élevé de CO2 entraîne une diminution conséquente de minéraux importants comme le calcium, le potassium, le zinc et le fer. Les données récoltées observent la réponse des plantes à différentes concentrations de CO2 à l’échelle d’une vie et affichent une importante diminution de minéraux, de 8 % en moyenne. Dans les mêmes conditions, la teneur en protéines des cultures C3 chute également, parfois de façon non-négligeable, comme dans le cas du blé et du riz, dont la teneur en protéines chute respectivement de 6 et 8 %.

Plus tôt cet été, une équipe de chercheurs a publié une étude tentant d’évaluer quel type d’impact ces mutations pourraient avoir sur la population mondiale. Les plantes sont une source cruciale de protéines pour les habitants des pays en développement. Une estimation avance que 150 millions de personnes pourraient souffrir de carences en protéines d’ici 2050, en particulier dans des pays comme l’Inde ou le Bangladesh. Les chercheurs ont observé que 138 millions de personnes seraient susceptibles de souffrir de carences en zinc ― élément essentiel pour la santé des femmes enceintes et des jeunes enfants. Ils estiment également que plus d’1 million de mères et 354 millions d’enfants vivent dans des pays où la teneur en fer alimentaire pourrait chuter considérablement, ce qui accentuerait le problème de l’anémie, déjà trop répandu.

Il n’y a pour l’instant aucune estimation concernant les État-Unis où, dans l’ensemble, la population bénéficie d’une alimentation variée sans carence en protéine. Mais certains chercheurs étudient l’augmentation de la proportion de sucre dans les plantes et forment l’hypothèse selon laquelle une mutation généralisée pourrait accroître les taux d’obésité et de maladies cardiovasculaires déjà alarmants.

Les abeilles, clés d’un mystère

Un autre important et nouvel effort de recherche sur le CO2 et les plantes dans l’alimentation nous vient des États Unis, plus précisément du Département de l’Agriculture US. Grâce à de nouvelles études menées sur le sujet de l’alimentation, Lewis Ziska, physiologiste des plantes au siège de l’Agricultural Research Service à Beltsville dans le Maryland, tente d’approfondir certaines des problématiques soulevées par Loladze 15 ans plus tôt.

Ziska a élaboré une expérience permettant de mettre de côté le facteur de complications causées par la culture sélective des plantes : Il décida de se pencher sur l’alimentation des abeilles.

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Le solidago (Verge d’or ou solidage), une fleur des champs souvent considérée comme une mauvaise herbe, est extrêmement important pour les abeilles. Ses fleurs apparaissent tardivement et son pollen est une source importante de protéines pour les abeilles à la veille de l’hiver. Le solidago étant une espèce sauvage qui n’est pas exploitée par les humains, il a subi moins de mutations que le maïs ou le froment. La Smithsonian Institution conserve depuis 1842 des échantillons de solidage, entreposés aux archives, ce qui a donné à Ziska et ses collègues l’occasion d’observer la mutation d’une plante sur une très longue durée.

L’observation a révélé que la teneur en protéines du pollen de la solidage avait diminué d’un tiers depuis la Révolution industrielle — cette diminution suit de près l’augmentation en CO2. Des scientifiques tentent de déterminer ce qui pouvait provoquer la disparition progressive des abeilles, disparition qui présente une menace pour de nombreuses cultures dont la pollinisation dépend des abeilles. L’étude de Ziska formule l’hypothèse selon laquelle une diminution de la teneur en protéines avant l’hiver rendrait les abeilles plus vulnérables aux autres facteurs de stress.

Un sujet vital qui peine à être pris au sérieux

L’inquiétude de Ziska réside en ce que nous ne semblons pas mesurer l’importance qu’il y a à étudier en profondeur les impacts du CO2 sur les plantes, en sachant que la réorganisation des cultures ne se fait pas en un jour.

« Nous utilisons les techniques traditionnelles de l’agriculture, telles que la culture sélective, pour compenser le fait que nous tardons à intervenir », déclare-t-il. « Actuellement, il peut se passer 15 à 20 ans avant que les résultats de recherche soient mis en application sur le terrain. »

Comme Loladze et ses collègues ont pu le découvrir, s’attaquer à de nouvelles questions qui dépassent les domaines scientifiques, dans une perspective internationale, peut être une entreprise difficile. De nombreux physiologistes des plantes étudient les cultures, mais la majorité d’entre eux se consacrent au suivi de données telles que le rendement ou la résistance aux nuisibles — deux domaines qui n’ont aucun lien avec l’alimentation. D’après les observations de Loladze, les recherches sur l’alimentation n’ont pas l’air d’être une priorité dans le secteur des mathématiques. Il faut noter que l’étude d’êtres vivants est une opération longue et coûteuse. Un processus qui nécessite plusieurs années et d’importantes sommes d’argent pour générer des données en quantité suffisante pour en tirer des conclusions.

Malgré ces obstacles, les chercheurs s’intéressent de plus en plus à ces questions, et cela signifie que nous pourrions obtenir certaines réponses claires dans les années à venir. Ziska et Loladze — aujourd’hui professeur de mathématiques au Bryan College of Health Sciences à Lincoln, dans le Nebraska — travaillent avec des chercheurs (en Chine, au Japon, en Australie, ou ailleurs aux États-Unis) à une étude de grande ampleur visant à observer l’augmentation du niveau de CO2 et le profil nutritionnel du riz, l’un des aliments de base de l’alimentation humaine. L’étude portera également sur les vitamines, un composant nutritionnel important qui, à ce jour, n’a pas fait l’objet de recherches approfondies.

Des chercheurs du département de l’Agriculture des États-Unis (USDA) ont retrouvé des variétés de riz, de blé et de soja que l’USDA conservait depuis les années 1950 et 1960, et les ont plantées à travers le pays, sur des parcelles utilisées par d’autres chercheurs pour planter les mêmes cultivars plusieurs décennies auparavant, dans le but d’observer l’impact de l’augmentation actuelle du CO2.

Dans un champ du Maryland dédié aux recherches de l’USDA, des chercheurs procèdent à des expériences sur des poivrons pour mesurer l’impact d’un haut taux de CO2 sur la vitamine C. Les observations sont également menées sur le café pour observer si les niveaux de caféine baissent. « Tout cela soulève énormément de questions », déclare Ziska, tandis qu’il me fait visiter le campus de recherche de Bettsville. « Nous n’en sommes qu’aux balbutiements. »

Ziska fait partie d’une petite équipe de chercheurs qui tentent actuellement de mesurer ces mutations et de déterminer leur impact pour l’être humain. Samuel Myers est une autre figure-clé de l’étude de cette jonction. Ce médecin, devenu climatologue à l’Université d’Harvard, dirige maintenant la Planetary Health Alliance qui tente de mettre en évidence les liens entre la climatologie et la santé humaine.

Myers s’inquiète de constater que les chercheurs ne semblent pas plus s’intéresser à l’examen de l’impact du CO2 sur l’alimentation — point de départ crucial pour étudier la répercussion de tels changement sur tout l’écosystème. « Nous ne voyons que la partie émergée de l’iceberg », selon Myers. « Nous avons beaucoup de difficultés à faire prendre conscience aux gens de la quantité de questions qu’il faudrait se poser. »

Champ de tournesols .

En 2014, Myers a publié dans la revue Nature, et avec une équipe d’autres scientifiques, une étude conséquente et riche en données qui démontrait que des cultures essentielles pour l’être humain, exposées à une augmentation des niveaux de CO2 sur différents sites, dont le Japon, l’Australie et les États-Unis, affichaient également une diminution de la teneur en protéines, en fer et en zinc. Pour la première fois, la question intéressait les médias.

« L’impact du changement climatique sur la santé publique est difficile à prévoir, et nous devons nous attendre à des surprises », selon les chercheurs. « La conclusion selon laquelle l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère entraîne une diminution des apports nutritionnels des cultures C3 est l’une de ces surprises, et nous pouvons à présent mieux nous y réparer. »

La même année―en fait, le même jour―Loladze, alors professeur de mathématiques à la Catholic University de Daegu, en Corée du Sud, publiait sa propre étude, résultat de plus de 15 ans de collecte de données sur ce même sujet. Il s’agissait de l’étude la plus conséquente consacrée à l’augmentation du CO2 et à son impact sur la teneur nutritive des plantes. Loladze aime à décrire la science des plantes comme « bruyante », un terme qui évoque une masse de données complexes au travers de laquelle il peut s’avérer difficile de repérer ce que l’on recherche. Son nouvel ensemble de données est finalement devenu assez grand pour que Loladze puisse trouver ce qu’il cherchait, pour détecter « la variable cachée », comme il l’appelle.

Loladze a découvert que sa théorie de 2002 — ou plutôt, les gros doutes qu’il avait formulés à l’époque — pouvait se vérifier. Pour presque 130 variétés de plantes et plus de 15 000 échantillons provenant d’expériences faites durant ces trente dernières années, la concentration globale en minéraux tels que le calcium, le potassium, le zinc, ou le fer, avait chuté de 8 % en moyenne. Le rapport glucides-minéraux augmentait. Les plantes se transformaient en junk food.

L’impact sur les humains — dont les plantes sont la principale source d’alimentation — commence à peine à être étudié. Les chercheurs prêts à plonger dans ce sujet devront surmonter un certain nombre d’obstacles, comme sa faible popularité, son évolution lente, et un contexte politique dans lequel le mot « climat » suffit à faire dérailler n’importe quelle demande de financements. Il faudra édifier de nouveaux ponts entre les domaines scientifiques, une problématique que Loladze lui-même reconnaît, avec ironie, avoir rencontré dans ses recherches. À la publication de son étude, Loladze n’a pas oublié de citer dans les remerciements les subventions qui lui ont été refusées…

– Helena Bottemiller Evich


*Helena Bottemiller Evich est une journaliste spécialiste de l’alimentation et de l’agriculture pour POLITICO Pro.

Article original : politico.com 

Traduction : Carole Roudot-Gonin, Laura Clabé et Gwen Tallec.

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