La précarité et le gaspillage alimentaire sont les deux faces d’une même pièce : le système capitaliste. Dans un contexte de pandémie qui creuse davantage les inégalités, trois étudiant.e.s toulousain.e.s ont alors décidé de fouiller systématiquement les poubelles des enseignes à la tombée de la nuit, afin de mieux subvenir à leurs propres besoins mais, aussi, dans le but de redistribuer à celles et ceux en situation de précarité. Reportage sur le terrain.
Glaner. Si ce mot vous est inconnu aujourd’hui, il était pourtant très utilisé par le passé. Historiquement, le glanage est un droit d’usage sur la production agricole : avant l’apparition des engins agricoles modernes, au Moyen-Age, la coutume voulait que des personnes dans le besoin puissent glaner ce que la moisson avait laissé. De nos jours, glaner consiste à récupérer des produits alimentaires invendus qui sont jetés, alors même qu’ils sont encore comestibles.
Il existe plusieurs « niveaux » de glanage : faire les fins de marché, demander directement aux enseignes ce qu’elles vont jeter et … fouiller les poubelles. Des tonnes et des tonnes de denrées alimentaires y sont jetées tous les jours. Tandis que la précarité, notamment étudiante, ne cesse d’augmenter dans un contexte de pandémie qui creuse davantage les inégalités (rapport d’Oxfam, Le virus des inégalités, 25 janvier 2021, ). C’est sur ce constat qu’un couple d’étudiants toulousains, Kenza et Aurélien, a commencé à glaner, le 24 décembre dernier. Ils sont revenus avec beaucoup plus de nourriture qu’il n’en faut pour deux personnes. Ils sont alors allés en distribuer aux sans-abri dans le centre-ville de Toulouse. Lors du second glanage, le jeune couple a autant glané que la dernière fois, si ce n’est plus. Ils venaient de découvrir une source intarissable de nourriture. Effarés, et conscients que cela pourrait bénéficier à d’autres étudiant.e.s ou personnes dans le besoin, ils ont eu l’idée de créer une page Facebook – Les deux mousquetaires – pour organiser des distributions depuis chez eux. Quant à moi, je les ai rejoints quelques semaines après…
Récit d’une journée de glanage
Étudiante fauchée (très) engagée dans le milieu militant, notamment écologiste, j’ai toujours été effarée par la question du gaspillage alimentaire. Depuis que je suis à Toulouse, j’ai pris l’habitude de faire les fins de marché et de demander aux commerçant.e.s s’ils donnaient leurs invendus en fin de journée. Que ce soit pour moi, ou bien pour les redistribuer par la suite à d’autres ami.e.s dans le besoin, ou bien à des sans-abri. Mais cette année, c’est différent. Comme beaucoup d’étudiant.e.s, la pandémie m’a fait perdre mon job étudiant. Le loyer et les factures sont de plus en plus dures à payer. En parallèle, les (in)actions de l’Etat français en matière d’écologie et, plus largement, de politiques sociales me désespèrent. Sans parler des connivences avec les lobbies industriels. Passons. Si j’avais envie de passer au niveau « supérieur » [i.e. fouiller les poubelles] du glanage depuis bien longtemps, je dirais que la pandémie a été l’élément déclencheur. Je ne savais pas trop comment m’y prendre, je ne voulais pas y aller seule or, sur le groupe Facebook de freeganisme [nldr, contraction de véganisme et glanage] à Toulouse, peu de personnes semblaient vouloir glaner à plusieurs. Un jour, sur cette page, je suis tombée sur un post de Kenza et Aurélien, qui proposaient de venir récupérer chez eux ce qu’ils avaient glané le matin même. Mais je voulais aller bien plus loin que récupérer les denrées alimentaires, je voulais aussi aider à fouiller les poubelles. Je leur ai donc envoyé un message, et ils ont immédiatement accepté. Cela fait maintenant deux semaines que je connais le couple. Chaque dimanche, nous allons glaner ensemble, principalement dans la périphérie toulousaine. Généralement, tous deux y vont le matin vers 6h, avant l’ouverture des magasins. Quant à Kenza et moi, nous y allons le dimanche après-midi, après la fermeture des magasins.
Ce dimanche là, le 24 janvier 2021, Kenza vient me chercher en voiture à 15h. Nous sommes toutes les deux habillées de manière chaude et confortable : leggings, sweat-shirt, baskets, gants, écharpe. La veille, notamment en raison du couvre-feu à 18h, j’avais préparé une liste des enseignes où aller glaner, sur Google Maps, afin d’avoir un itinéraire tout prêt à suivre. Parmi ces enseignes, figuraient celles dont on savait déjà que les poubelles étaient toujours remplies et d’autres que l’on voulait tester. En route ! Sur la route pour la première enseigne, Kenza me raconte ce qu’elle a trouvé le matin avec Aurélien : des fruits et légumes, du pain, des viennoiseries, des brioches des rois et … un sac de courses rempli de conserves et denrées alimentaires sèches. « Ça n’arrive jamais ! On n’a même pas eu à fouiller la poubelle, le sac était là, tout prêt. C’est sûrement une personne de la banque alimentaire qui a laissé ça … parfois, quand les produits ne leur conviennent pas, ça finit à la poubelle. », m’explique-t-elle. On arrive au premier point de l’itinéraire, une boulangerie bio et artisanale. Celle-ci propose de vendre à prix cassés les produits de la veille et les donne une fois venue l’heure de fermeture. C’est une enseigne très engagée contre le gaspillage alimentaire et la précarité … autant dire que c’est (très) rare. Nous nous rendons ensuite au second arrêt, un primeur, auquel nous n’avons jamais été. Les cagettes vides sont entassées derrière l’enseigne. Kenza repère le seul et unique sac poubelle, qui traîne sur le côté. On le « crochète » (nldr, couper légèrement à l’aide d’un couteau, pour voir ce qu’il y a dedans) : bananes, poires, pommes, oranges et clémentines nous attendent. Bingo !
En route pour les prochains arrêts, deux primeurs, Kenza me fait remarquer qu’ils sont ouverts le dimanche après-midi. Je lui propose alors d’y aller « au culot ». J’explique aux gérants et/ou employés que nous sommes étudiantes et que nous récupérons des denrées alimentaires invendues, mais comestibles, pour notre consommation personnelle ainsi que pour les redistribuer autour de nous. Les deux enseignes nous répondent positivement. Elles nous proposent de passer en fin de journée, avant 18h, récupérer les invendus qui ont été mis à la vente à prix cassés toute la journée. Au premier primeur, nous récupérons quatre cagettes de bananes. Et nous ne prenons même pas tout ! Il reste près d’une dizaine de cagettes destinées à être jetées le soir même, après notre passage. Au second primeur, nous récupérons une cagette entière de concombres, une autre de citrons, pommes et clémentines, et une troisième de céleri branche. Nous laissons derrière nous une autre cagette entière de concombres et … cinq cartons de bananes. Nous ne pouvons pas tout prendre car nous n’avons ni assez de place dans la voiture pour cela ni assez de réseau, de temps et d’espace chez nous pour pouvoir redistribuer par la suite autant de nourriture. C’est frustrant. Très frustrant. D’autant plus lorsque l’on sait que tout va être jeté à la poubelle juste après.
Nous nous dirigeons ensuite vers les deux prochaines enseignes : des chaînes de boulangeries. Comme d’habitude, nous ne revenons pas les mains vides. Ces deux enseignes, réputées pour leurs bas prix, jettent chaque jour des kilos et des kilos de nourriture comestible. On retrouve des dizaines de baguettes, viennoiseries, pains spéciaux, pizzas, galettes des rois et sandwichs. Le comble ? L’une d’entre elle affiche dans ses campagnes publicitaires qu’elle est « artisanale » et que ses produits sont « respectueux de la santé et de l’environnement ». Autant dire qu’on est dans un bel exemple de greenwashing. À peine ouvre-t-on ses poubelles, sans même avoir à crocheter des sacs, que l’on trouve du pain et autres denrées alimentaires :
Quant à la seconde enseigne, ses poubelles se trouvent à côté de la boutique dans un petit local, laissé ouvert (nous nous demandons d’ailleurs si ce n’est pas volontaire, de la part des employés qui sont obligés de jeter à cause de leur direction …). Parfois, comme aujourd’hui, il n’y a même pas à ouvrir les poubelles pour trouver quelque chose : les employés rassemblent tout ce qu’il y a à jeter dans d’énormes sacs de farine vides, et les laissent à côté des poubelles. Nous fouillons tout de même ces dernières, et nous trouvons encore beaucoup de denrées alimentaires. Il y a même de la pâte à pain, sûrement jetée à cause de problèmes de décongélation. Encore une fois, nous ne pouvons pas tout prendre. Nous laissons des choses, en espérant que d’autres personnes viendront fouiller à leur tour pour récupérer ce qu’il reste.
Nous revenons à la voiture, déjà bien remplie. « Heureusement qu’on est parties que toutes les deux », me dit Kenza. On commence à discuter à propos des deux fléaux majeurs du gaspillage alimentaire, selon nous : les chaînes de boulangeries et … les bananes. En dehors de tout ce qui est relatif à la boulangerie, ce sont celles-ci que l’on retrouve le plus dans les poubelles. A peine ont-elles des taches noires que plus personne ne souhaite les acheter. Comme les autres fruits et légumes, me direz-vous. Mais non, là c’est différent. En plus d’être importées, majoritairement des départements d’Outre-Mer, les bananes concentrent un problème majeur : leur production. Celle-ci utilise des pesticides, notamment le chlordécone qui est neurotoxique, reprotoxique et cancérigène. 92 % des Martiniquais.e.s, 95 % des Guadeloupéen.ne.s ont aujourd’hui du chlordécone dans le sang, et des terres empoisonnées pour plus de 500 ans. Pour ces raisons, j’ai décidé de ne plus acheter de bananes depuis déjà quelques mois, pour ne plus financer cette industrie meurtrière et écocidaire. Mais j’avoue être encore plus dégoutée de cette industrie quand je vois tout ce qui est jeté. En résumé : on empoisonne des milliers de personnes et de terres pour produire des bananes, qu’on importe en France pour ensuite en jeter la moitié. Aberrant.
Nous nous dirigeons à la prochaine enseigne, connue pour ses « produits frais » et son « épicerie du monde ». La dernière fois, nous avions récupéré beaucoup de produits exotiques (bananes, mangues, ananas) à peine abîmés voire pas du tout. Surtout, nous avions trouvé de la viande, jetée trois jours avant la date de péremption. Le paradoxe ? Il y avait dessus des étiquettes « -50% » pour les vendre avant la date limite. Si ce n’est pas vendu, c’est jeté. Cette fois-ci, nous ne trouvons rien dans les poubelles, il semble que d’autres personnes soient déjà venues glaner avant nous. Ce n’est pas grave … on en a déjà bien assez ! En route pour les prochaines enseignes, Kenza me raconte « Ce matin, la gérante de X est venue ouvrir à 7h. Elle nous a vu et elle est venue nous embêter en disant que c’était illégal. Mais c’est faux ! Tant que les poubelles sont dans l’espace public, donc qu’elles ne sont pas dans une propriété privée (local fermé à clé, grillage, barrière, entre autres), c’est légal. Je pense que je vais finir par me faire une liste l’articles dans la loi qui le prouvent, comme ça je pourrais les mettre sous le nez de tous ceux qui nous embêteront à l’avenir ». Il est donc légal de glaner. En revanche, jeter autant de nourriture ne devrait pas l’être …
Pour terminer, on va tester deux magasins bio appartenant à de grandes filiales que l’on nous a « recommandé » pour leurs poubelles très remplies. Au premier, nous trouvons environ deux kilos d’amandes, en très bon état, laissées dans un carton. Quant au second, nous ne trouvons pas leurs poubelles car l’enseigne fait partie d’un centre commercial. Les grands supermarchés ou les centres commerciaux, comme ici, gardent leurs poubelles dans des locaux privés et qui ne ne sont pas visibles de l’extérieur. Il n’y a pas d’autres magasins de cette marque à Toulouse mais, d’après les témoignages d’autres ami.e.s glaneur.se.s, leurs poubelles sont remplies de tofu, yaourt végétal, produits secs … Étonnant, pour une enseigne qui se dit engagée, non ? Malheureusement, pas vraiment. Au bout de mon troisième glanage à fouiller les poubelles, je ne suis même plus étonnée. Je suis exaspérée. Kenza et Aurélien également.
Sachant tout ce qui est jeté chaque jour. Sachant qu’il est possible de récupérer ces denrées comestibles gratuitement et légalement. Sachant que la précarité, notamment étudiante, ne cesse d’augmenter en France. Sachant que beaucoup ne mangent pas à leur faim. Nous ne pouvons pas rester les bras croisés. Tous trois, nous tentons donc, à notre petite échelle, de lutter contre le gaspillage alimentaire et la précarité. Pour l’écologie, accessible à toutes et tous. Pour la réduction des inégalités. Nous essayons de rentrer en contact avec des associations à Toulouse, notamment étudiantes, afin de redistribuer davantage. Si notre récit vous a inspiré et que vous souhaitez vous lancer à votre tour, vous pouvez suivre la page Facebook de Kenza et Aurélien.
– Photos et récit écrit par Camille Bouko-levy