Charcutier apprenti passionné, rien ne le prédestinait à changer de rapport aux animaux. Pourtant, quelques années – et des rencontres – plus tard, son regard a basculé… Pourquoi ? Cet ex-carniste nous raconte.
Venant d’une famille modeste, en échec scolaire, habitant dans une banlieue, « deux choix » s’offraient à moi d’après mes professeurs ; « Continuer les études et perdre mon temps » ou « apprendre un métier et avoir une chance de m’en sortir ».
De fait, à l’âge de 15 ans, j’ai commencé un pré-apprentissage Charcutier, j’étais ravi. [ndlr. Le métier de boucher est légèrement différent. Il transforme aussi l’animal en viande mais « non-préparée ». Dans le langage courant, un « boucher » renvoie au travail de la chair]. Pourquoi charcutier ? C’était suivre la voie familiale.
Pourquoi Charcutier ? c’était suivre la voie familiale.
Charcutier de la tête aux pieds
Je travaillais de 40 à 60 heures par semaine, toutes les vacances scolaires : plus besoin de m’inquiéter pour mon avenir, apprendre un noble métier en guise de paiement. Je rentrais le soir fatigué, exténué, m’endormant systématiquement à table au point d’inquiéter ma mère. Mais j’adorais la viande, la casser, la trancher, la transformer, la manger crue ou cuite, alors j’ai continué ainsi deux ans encore, en CAP Charcutier Traiteur.
j’adorais la viande, la casser, la trancher, la transformer, la manger crue ou cuite.
Enfiler ses gants et séparer les muscles des os – la peau et le gras pour les cosmétiques, les os pour la sauce -, entendre le cartilage craquer et les couteaux s’aiguiser. Ce que j’aimais par-dessus tout, c’était la farce : charger des kilos de viande dans cette machine qui hachait d’une manière satisfaisante, ajouter des épices, des exhausteurs de goût pour ensuite mélanger des deux mains dans le plat jusqu’au coude.
J’arrivais également à sentir la passion chez mes amis et collègues Charcutiers. Récupérer la marchandise suspendue par des crochets, cette odeur de viande qui pouvait se sentir à plusieurs mètres dans la rue quand c’était le jour de livraison.
C’était normal pour nous de recevoir un cochon, un morceau de vache, de bœuf, une oie, un canard, un lapin, enlever la peau, les plumes, les abat, boyaux et viscères. C’était notre quotidien, un métier comme un autre.
Nous ne parlions jamais du véganisme, pour nous ça n’existait même pas. Et encore moins de la souffrance animale, elle nous était invisible.
Un quotidien simple dans une ambiance agréable, un métier d’homme ou être une femme était compliqué, des blagues lourdes auxquelles il était presque obligatoire de rigoler. L’expression préférée d’un de mes professeurs était : « Un bouquet garni, c’est comme ta bite, il doit être dure ! T’as compris ? ».
Je me souviens encore de ce jour où l’on nous a rapporté un demi-cochon, un corps froid et rigide ;
« Tout doit disparaître », saucisse et saucisson, pâté, fromage de tête… C’était un moment intense pour nous.
Je me souviens encore de ce jour où l’on nous a rapporté un demi-cochon, un corps froid et rigide ; « Tout doit disparaître », saucisse et saucisson, pâté, fromage de tête… C’était un moment intense pour nous.
J’ai longtemps gardé avec moi une phalange de cet animal, comme souvenir de « mon premier cochon », la fierté d’avoir réussi à transformer une bête en mets. Il y avait aussi ce jour où nous devions faire notre premier boudin, c’était une sorte de “rite de passage“ : nous devions boire un verre entier de sang de porc, « pour connaître le goût ».
Certains d’entre-nous en avaient même bu plusieurs, personne ne pouvait/devait dire « non », c’était une obligation. Un goût de sang ferreux et extrêmement salé.
« d’où vient ce morceau de viande devant moi ? »
Tout cela, je l’ai vécu sans ne m’être jamais posé la question : « d’où vient ce morceau de viande devant moi ? ». J’étais même heureux d’acheter, avec ma première paie, un magnifique cuir en peau d’agneau.
En dehors du travail, avec les amis ou la famille, les moments de détente étaient souvent accompagnés d’une partie de pêche et d’un barbecue. Puis, un jour, au bout de ces trois ans, mon maître d’apprentissage ne souhaitait pas me garder. Je me suis retrouvé une nouvelle fois perdu, mais cette fois-ci dans le monde du travail.
Me perdre pour mieux me retrouver
Être charcutier, c’était bien, mais ce n’était pas ma voie. J’ai donc essayé ailleurs, mais qui voudrait bien de moi n’ayant pas suivi de grandes études ?
La grande distribution, bien sûr. Or, j’ai vite été dégoûté après avoir jeté des centaines de poubelles toutes plus remplies les unes que les autres d’aliments encore consommables : poulets entiers, sandwich, fruits, légumes, viande et j’en passe…
C’était insupportable. Je ne cache pas qu’à cette période je fouillais dans les bennes pour récupérer un maximum de denrées, quitte à manger sur place dans le local à poubelles.
C’était même possible de faire du troc entre les différents rayons, un marché noir en interne. Une marchandise périmée contre une autre, j’échangeais avec un employé au rayon « bonbon », un sandwich contre un paquet de gâteaux.
Une nouvelle fois errant, quelqu’un m’a finalement tendu la main, et là, tout changea. Dans une coopérative BIO, une boutique comme les autres, mais avec des employés d’exception…
Rencontre avec un autre paradigme
Un collègue attentif à l’alimentation et homme de lettres, une crudivore très sportive, une talentueuse actrice végétarienne, etc. En passant plusieurs mois à leurs côtés, j’ai beaucoup appris, et j’ai perçu différemment les normes dans lesquelles je vivais depuis mon enfance.
Ces visites dans les abattoirs et ce gavage de canard pour le foie gras que j’aimais tant. Ces publicités et poncifs omniprésents pour louer les bénéfices de boire et manger des produits laitiers. Ces professionnels de la santé qui poussent à manger de la viande blanche et du poisson pour la santé… M’apparurent comme autant de mensonges, de manipulations, de marketing et d’ignorance pour certains.
J’ai pris conscience de cette détresse animale à échelle mondiale cachée du consommateur, de l’enjeu éthique et de l’impact écologique. Sans oublier les répercussions sur notre santé !
Je ne me suis jamais senti coupable, je me suis senti manipulé et abusé par un modèle de société qui a coupé notre relation aux autres êtres vivants pour les exploiter dans l’indifférence. De nouvelles portes s’ouvraient à moi, de nouvelles façons de nourrir mon corps et mon esprit.
Mes proches étaient certes surpris par ce changement, mais j’ai eu beaucoup de chance, je ne me suis jamais senti jugé. Il y avait bien sûr quelques appréhensions, « attention aux carences », « on va te faire quoi à manger maintenant ? », « tu vas devoir prendre des compléments. ». Encore aujourd’hui, il y a quelques oublis : « pourquoi tu ne veux pas de cuir déjà ? ». Rien de bien grave face à leurs bonnes volontés.
Le plus difficile, c’est cependant d’être seul parfois, marginal à faire ce choix par conviction, de ne pas se sentir accompagné par l’opinion publique. Aujourd’hui, la cause vegan fait partie de mon quotidien. Il m’est impossible de cuisiner une viande pour mon entourage sans ressentir un dégoût intense.
Je ne peux plus regarder un morceau de chair sans imaginer les conditions d’élevage, la maltraitance des abattoirs, les conditions industrialisées et déshumanisées de vie et de mort qui sont la norme dans notre monde actuel.
Je suis incapable d’acheter de la viande ou une simple bouteille de lait. Ces rayons et les étales me rendent mal à l’aise.
Je ne vois plus la viande comme une marchandise, le fromage comme un simple produit laitier. C’est avant tout un être à qui nous avons pris la vie, un bébé que nous avons séparé de sa mère pour récupérer sont lait, alors que – omnivore (def. Qui se nourrit indifféremment d’aliments d’origine animale ou végétale) – je peux par définition m’en passer.
La pêche à mon échelle ne m’intéresse plus, à quoi bon prendre une vie pour mon simple petit plaisir ? Acheter du poisson non plus, à quoi bon en manger si c’est pour détruire nos précieux fonds marins. Sans parler des conditions des poissons d’élevage, surpopulation, maladies, déchets toxiques et plastique.
On m’a proposé, même en connaissant mon orientation alimentaire, de chasser pour ne pas acheter, faire le mouton ou le cochon de l’année, je n’ai pas saisi ces opportunités. Après un temps de réflexion entre mon esprit, mes envies et mes intérêts, la réponse était simple : je ne souhaite pas prendre une vie, pour quelque chose dont je peux me passer.
Par contre, il est hors de question de mettre un terme aux « barbecues »… de tomates, aubergines, champignons, courgettes et panais qui sont tellement plus savoureux. Je retrouve beaucoup de plaisir à redécouvrir d’autres cuisines et à manger sans remords, en toute connaissance de ce qu’il y a dans mon assiette.
Je ne pense pas être supérieur à un animal, ou encore à un insecte, c’est peut-être extrême pour certains, mais je ne souhaite même pas tuer une mouche ou une araignée.
Finalement, je pourrais même parfois penser que nous sommes inférieurs aux autres êtres vivants quand on pense que nous sommes la seule espèce à détruire consciemment notre écosystème, ou à devoir payer pour pouvoir vivre dans ce monde.
Zoo, cirque à animaux, aquarium, font partie des lieux où je ne veux plus pénétrer, je ne souhaite pas participer à l’emprisonnement et aux mauvaises conditions de vie de ces individus sensibles.
Entre manipulation et ignorance, conditionnement et peur du changement, situation sociale et croyances, certains phénomènes nous séparent, des avis divergents. Certains sont ouverts au débat, d’autres à la violence. La communication est souvent difficile entre deux antipodes, les « mangeurs de cadavre » et les « bouffeurs de graines », mais pour moi rien n’est impossible.
L’obstacle, c’est le système.
J’en veux aux lobbys, aux industriels organisés, aux plus riches de ce monde qui par avidité nous séparent pour mieux régner.
Alors faisons notre part, à notre rythme, avec nos moyens, pour un avenir plus serein.
– Ano
Image d’entête @pexels-mikhail-nilov