Depuis plusieurs années qu’internet a été aspiré par le vortex des réseaux sociaux, eux-mêmes presque entièrement happés par le buzz des télé-réalités, des sites commerciaux et des « médias » d’info-divertissement, nous voyons toujours plus de polémiques haineuses dévorer avec un succès navrant les temps de cerveaux disponibles des citoyens et citoyennes. C’est même devenu un business-modèle à part entière tant il est efficace : la réactance fait vendre. A tel point que nous avons fini par trouver normal de nous acharner à perte de vue et à temps perdu, rarement en connaissance de cause, sur la couleur de peau d’un personnage imaginaire… Pendant ce temps, le modèle capitaliste est bienheureux. Il grossit, encore et toujours, emportant tout sur son passage : avenirs, écosystèmes, paysages, vie, beauté, amour, libertés, joies, jusqu’au moindre souffle de dignité et de lucidité que nous pourrions investir à lui faire front. Edito. 

Pourquoi revenir sur une polémique jugée régressive et aveuglante ? Eh bien parce que, parfois, les monstres gagnent tant et toujours plus de terrain qu’il devient impossible de les occulter : il s’avère plus plus important, de faire face, de déconstruire les croyances et les manipulations. Certes, nous prenons le risque de donner un peu de visibilité supplémentaire à cet espèce de trou noir intellectuel (avait-il vraiment besoin de nous pour cela ?), mais nous faisons aussi et surtout le choix de transmettre quelques pistes d’esprit critique décisives à celles et ceux qui, pris dans la chute ou indignés, sont prêts à les saisir en faveur de causes justes. Parce qu’il n’est jamais trop tard pour se ressaisir et comprendre que nos émotions sont manipulées par des polémiques douteuses.

Faisons le choix d’alerter, de sensibiliser, là où les instruments abrutissants des acteurs du spectacle commercial nous asservissent, nous aliènent et nous détournent des causes citoyennes. Nos sociétés industrialisées dévorent dores et déjà le Vivant, notre cohésion, et dénaturent de plus en plus notre co-existence sur Terre. A l’heure où nous avons besoin de solidarité, de coopération et de sobriété, le dieu-dollars s’égosille de nous voir perdre la tête et toute sensibilité, humanité, sur des sujets racoleurs montés en épingle en pleine conscience. Mise au point à froid, sur et au-delà d’une certaine Fée Bleue…

La Réactance vend du clic sur nos frustrations identitaires, épisode 493684..


Carlo Chiostri (1863–1939), Firenze 1902 / Wikicommons

Quoi de neuf dans la réactosphère ? Quelles grandes priorités intellectuelles ont-ils cette semaine ? Le crash climatique ? La raréfaction des ressources ? La fin de la civilisation ? Mheu non pardi ! Leur grande priorité du moment : la couleur de peau d’une actrice dans une bande annonce d’un Disney. Quelle originalité. Quelle grande intelligence.

Comme un air de déjà vu ? Vous le savez déjà, c’est désormais un marronnier mensuel des réac qui n’ont visiblement rien d’autre à faire de leur vie : scruter chaque bande annonce à la recherche de l’acteur ou actrice dont la concentration de mélanine de la peau est trop élevée pour leur fragilité. Après l’extrême droite américaine et conservatrice qui hurle sur Internet, c’est évidemment au tour des médias français d’en faire leur beurre pour pas cher.

Tant que ça braille en commentaire, les clics et l’argent coulent à flot. What else ? Voilà que la fée bleue du nouveau Pinocchio est jouée par une actrice afro-américaine. Et elle a le culot de ne pas être blanche… Scandale lunaire. Jeanne d’Arc, au secours ! « Elle n’est pas blanche ! Notre culture blanche est menacée ! Nous sommes grand-remplacés ! Agrou Agrou wokisme ! Disney c’est le mal gauchiste et de l’ouverture d’esprit ! » et autres inepties d’un vieux monde aux abois terriblement con, il faut tout de même le dire.

Imagine, la fée bleu avec sa peau de cachet d’aspirine et ses cheveux blonds, soudainement noire. Il n’en faut pas plus pour mettre en PLS les racistes « qui ne sont pas racistes car ils ont un ami noir et une bonne excuse culturelle, car Disney, c’est de la bonne grosse culture ». En fait, si, ils sont bien racistes, sans forcément l’assumer. Ils instaurent une hiérarchie entre les couleurs de peau et interdisent à une actrice de couleur de jouer le rôle d’un personnage totalement fictif dont l’origine a déjà été tronquée par Disney dès le départ.

Mais cette réalité plus subtile, fondée et observable, celle des cultures qui se croisent, qui évoluent, celle de récits et contes qui épousent leurs époques au fil des époques, depuis la nuit des temps, et qui sont déjà le fruit – au moment où ils nous parviennent – de très nombreuses transformations, et parfois même dans le sens inverse, avec des transpositions occidentales de mythes et légendes d’ailleurs, ils ne veulent pas y faire face. Et ce n’est pas les médias surfant sur cette vague réac qui vont leur expliquer calmement pourquoi ils se trompent dans la hâte (trop long, trop de mots, pas le temps de réfléchir).

Alors petit rappel historique pour prendre un peu de hauteur

Pinocchio, pour beaucoup, c’est un Disney et ça s’arrête là. Meh. De la culture, mais pas trop. Pinocchio, c’est surtout une histoire italienne populaire et un livre. Dans ce livre, la fée bleue est décrite comme une italienne bien bronzée aux cheveux bleus/noirs, certainement pas une américaine blanche à la coiffure blonde des années 40, le cliché absolu…

Roland Topor (1938-1997), PINOCCHIO et la fée bleue. Ne cherchez pas, elle n’est ni blonde, ni américaine.

Mince alors ! Disney aurait-il remplacé une minorité ethnique par une personnage américanisé ? Quelle surprise… Réalité : Disney a volé une histoire pour l’adapter aux américains ouvertement racistes de la fin des années 30. Pour rappel, Rosa Parks qui refuse de s’asseoir au fond du bus, c’est 15 ans après Pinocchio…

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Les étrangers, italiens inclus, sont littéralement perçus comme des déchets corvéables aux yeux de l’Amérique blanche de l’époque, héritière d’un colonialisme génocidaire ayant servi de prémices aux tendances xénophobes. C’est dans ce contexte que la fée bleue ultra-blanche aux cheveux blonds, totalement imaginaire et fictive, caucasienne pour faire plaisir au consommateur blanc chrétien occidental, ne reposant sur rien d’autre que les choix arbitraires de Disney, va voir le jour et s’imposer comme modèle. Et tu sais quoi ? Personne pour crier au changement culturel à l’époque ! Tout le monde était très content qu’on défèque littéralement sur une œuvre italienne pour instaurer une image de la parfaite fée blanche avec sa coupe de cheveux de ménagère du rêve américain.

Marine Blue Fairy Disneyland /Flickr. Toute vision du monde est une lente construction faites d’infinies influences complexes.

Après avoir annihilé les locaux et installé leur domination sur le continent, voici que les américains fixent des images caricaturales dans l’esprit des individus à travers le monde, en particulier les enfants qui vont assimiler ces représentations jusqu’à l’âge adulte. Partout, les personnages principaux vont devenir blancs, rien ne doit dépasser : c’est les vestiges du Code Hays, une auto-censure hollywoodienne établie sur les bases d’une morale chrétienne occidentale à partir de 1930 par un sénateur qui lui a donné son nom.

Voilà ta nouvelle fée bleue ! Elle sera blanche aux cheveux blonds et jamais tu ne remettras cette domination culturelle en question, ni n’aura l’occasion de spammer internet pour délit de « cancel culture ». Les minorités sont priées de se taire. Tout le monde a mangé de ce foin là sans broncher. Normal, nous n’avions pas ce recul intellectuel à l’époque. Maintenant oui. Les personnages secondaires avaient sans surprise souvent des traits étrangers, ils étaient un peu stupides et souvent sales. C’était ça, le Disney des années 40.

Et oui, ça faisait rêver beaucoup de gens bien comme il faut en occident, comme une publicité pour un produit de lessive, si bien qu’aujourd’hui encore, certains s’y accrochent comme s’il s’agissait de leur culture. Ce n’est PAS votre culture. Ni même un semblant de culture. Encore moins en France. Il s’agit d’une américanisation des mœurs à marche forcée orchestrée par un modèle de société impérialiste en faveur et sur la base d’une mondialisation économique et culturelle totale. Alors, voir des français hurler à l’assassinat culturel en découvrant une fée bleue étrangère, noire ou italienne (peu importe son origine), c’est tout juste risible. Voilà qui en dit long sur la facilité avec laquelle on joue avec les sentiments réactionnaires du consommateur moyen. 

Nous sommes les véritables pantins de l’histoire

Par nature, l’imaginaire est sans limite. Et on peut même supputer que les équipes de Disney ont parfaitement conscience, en le faisant, de générer des frustrations identitaires. Ça fait bouger les lignes. Et vous savez quoi ? Ils s’en moquent parfaitement, parce que Disney n’a jamais aussi bien fonctionné qu’aujourd’hui.

Ils ont tellement d’abonnés à ce jour et d’argent qu’ils n’ont même plus besoin de vendre leurs films au cinéma. Les racistes n’auront même pas de matière à boycotter. Ils hurleront leurs frustrations sur Facebook, comme ils savent si bien le faire, et la caravane passera, le film sortira, il sera probablement une réussite, et le monde continuera de tourner sans eux.

Par contre, pendant que nos médias commerciaux occupent l’esprit des gens en alimentant des débats sans fin sur la couleur de peau de personnages irréels, nous éloignons en pleine conscience, pour un peu plus de likes et d’argent, les individus des causes vitales de notre époque. Les réactionnaires alimentent la haine et la division pour des questions de couleur de peau. Ils font courir des bruits qui frôlent avec le complotisme en voyant des « wokes » absolument partout (faute d’avoir des arguments complexes pour expliquer l’évolution du monde), visiblement jusqu’au CA d’une des plus grosses multinationales du monde, Disney.

Alors, à un moment donné, allons-nous redescendre sur Terre et commencer à être un minimum sérieux ? Nous sommes à deux doigts de l’effondrement total. Tout peut désormais aller très vite. En fait, tout va déjà très vite et des « vivants » souffrent maintenant dans le monde, de la chaleur, de pénuries, de la faim, humains et animaux. Alors cette obsession malsaine sur la couleur de peau des actrices américaines, franchement, c’est le summum du ridicule. Un indice que nous avançons plus que jamais vers l’idéocratie. Mais au fond, nous savons que si la polémique génère de l’argent (et donc de la croissance), ils continueront d’hurler au vent leur ignorance pendant que le monde se délite sous leurs pieds jusqu’à la fin de toute vie sur Terre… 

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