Agrou, Agrou ! Le wokisme est partout. Du moins, c’est ce qu’affirment en permanence Le Figaro, Valeurs Actuelles et une panoplie de figures politiques très à droite, suivis de leurs minions réactionnaires peinant à cacher leur racisme systémique. Pour preuve ? Il y a trop de bruns sur nos écrans, estiment-t-ils. La peur d’être « grand-remplacés »… Alors quand une chanteuse métisse prend la place d’Ariel la petite sirène, ç’en est trop : leur monde hégémonique s’effondre et une marée de commentaires xénophobes s’abattent sur les réseaux sociaux, camouflés par des sophismes déguisés en critiques. Mais que cache au fond cette énième polémique d’apparence stérile ? Que racontent ces réactions haineuses devant la couleur de peau d’une actrice ?


Changement climatique, effondrement des espèces, acidifications des océans, crise financière, méga feux, raréfaction de l’eau, le monde est entré dans une zone d’incertitude avec la perspective bien réelle d’effondrement de l’humanité à moyen terme. Mais qu’est-ce qui anime les préoccupations de la sphère réactionnaire pendant ce même temps ? La couleur de peau des acteurs de films de cinéma… Comme un sentiment de déjà-vu ?

À peine la bande annonce du remake live-action de la Petite Sirène en ligne qu’une gigantesque vague de messages de haine et de critiques mettant en cause la couleur de peau jugée trop sombre de l’actrice va s’abattre sur les réseaux. Les montages de séquences d’enfants afro-américaines émerveillées devant l’actrice choisie pour jouer le rôle d’Ariel ne calmeront pas leur hargne. Halle Bailey, l’actrice métisse qui jouera la nouvelle petite sirène, fut la cible de nombreuses moqueries sur sa couleur de peau, son physique, sa voix, ainsi que de menaces de mort.

« Les wokes ciblent les enfants avec des messages subliminaux », une caricature de la pensée d’extrême-droite. Le terme woke est un adjectif anglais désignant les personnes « alertes aux préjugés raciaux et à la discrimination ».

Là où certains affirment que les personnes noires sont beaucoup trop nombreuses dans les films actuels (ce qui est du racisme à peine voilé, n’en doutons pas un instant), et que la faute reviendrait à des « wokes » imaginaires cachés absolument partout, d’autres tentent de critiquer le choix de la production, pour invalider de manière soit-disant rationnelle, l’idée qu’une sirène noire puisse exister.

Main dans la main, racistes et autres « experts en sirène » se sont retrouvés sous le hashtag #notmyariel pour pourrir la vie d’Halle Bailey qui jouera le rôle d’Ariel. On sent d’emblée toute l’importance des priorités de vie de cette communauté bienveillante.

Cette vague de haine ne s’est pas limitée aux États-Unis. La section des commentaires de la version française de la bande-annonce a dû être fermée par Disney, quatre jours seulement après sa publication, tant les messages ouvertement racistes étaient nombreux. Perroquets dociles des mouvements d’extrême-droite américains, ceux-ci hurlent également au « wokisme » en français, imaginant une domination « gauchiste » qui, selon eux, aurait pris le pouvoir jusqu’au cœur des multinationales les plus influentes. L’extrême gauche siègerait alors au conseil d’administration de Disney et fixerait la couleur des acteurs. Le Grand Soir aurait donc eu lieu sans insurrection et renverser le système capitaliste ? 

On pourrait de prime à bord penser qu’il est inutile de leur répondre tant ces atteintes à la couleur de peau d’une actrice relèvent des profondeurs de la bêtise humaine et que la priorité est au besoin de solidarité entre les peuples et les communautés à l’approche de l’effondrement. Au contraire, la polémique réactionnaire est un symptôme de la société du spectacle capitaliste profitant à de très nombreux acteurs médiatiques.

Prendre le recul afin de comprendre ce qu’il se passe vraiment est vital pour appréhender le réel et se prémunir des retours de bâton conservateurs appelés aussi « backlash ».  

Notez comment des personnages du Moyen-Orient transformés en blancs caucasiens ne génèrent aucune indignation. Pas de grand complot « woke » pour un Jésus occidentalisé pour évangéliser les esprits plus facilement.

Ces arguments réactionnaires qui ne tiennent pas la route

Concrètement, les « anti-Ariel-noire » étalent une série d’arguments pseudo-scientifiques rabâchés à longueur d’invectives sur les réseaux sociaux, tels des perroquets dociles qui pensent avoir de l’esprit critique en copiant collant les mêmes commentaires déjà vu partout ailleurs. Voyons rapidement pourquoi ces sophismes ne tiennent rationnellement pas la route.

Leurs top commentaires les plus courants sont :

« Les sirènes vivent sous l’eau donc leur peau est forcément pâle et blanche ! »

Et dire que ces critiques viennent d’une génération qui a forcément dû voir Sauvez Willy dans son enfance… Des baleines aux requins en passant par la quasi totalité des poissons tropicaux, le monde sous-marin regorge littéralement de créatures à l’apparence plurielle et dont la palette balaye toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Par ailleurs, des experts rappellent que la créature à l’origine du mythe des sirènes est probablement le lamantin à la peau grise et foncée.

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Les créatures marines à la peau blanche sont particulièrement rares. Ariel n’étant pas un cadavre un décomposition, sa couleur de peau n’est pas forcément blanche à cause de l’eau. Quand bien même, les sirènes sont des créatures FICTIVES qui n’existent que dans l’imaginaire des humains. Dans ces univers fantastiques, elles peuvent donc avoir toutes les couleurs possibles.

Un lamantin, animal marin source d’inspiration au mythe des sirènes. Source : Pixabay

« La Petite Sirène est adaptée d’une histoire danoise donc Ariel est forcément blanche ! »

Vraiment ? Il est vrai que Disney s’est inspiré d’une histoire écrite par Hans Christian Andersen en 1837. Cependant, la couleur de peau de l’auteur n’a pas de rapport avec la couleur de peau de sa créature fantastique. Andersen précise d’ailleurs dès les premières lignes de son histoire que le peuple des sirènes provient de « bien loin dans la mer » et de préciser « d’une eau si profonde qu’il serait inutile d’y jeter l’ancre. » La sirène de Christian Andersen vit quelque part sur la terre, mais surtout très loin du Danemark…

On fera remarquer qu’à l’époque, le Danemark avait déjà colonisé des îles dans les Caraïbes qu’on nomme les Dansk Vestindien (Antilles Danoises). Les marins de retour au continent drainent avec eux une foule d’histoires incroyables sur des créatures fantastiques. Une influence complexe et surtout internationale prise en compte par Disney dans le premier dessin animé. Ce n’est pas sans raison si les poissons sont tropicaux dans l’animation et que Sébastien parle avec un accent des îles. L’histoire de Disney se déroule manifestement dans une colonie des caraïbes où les contes locaux décrivent des sirènes noires…

Mais à ce stade, n’est-il pas ridicule de s’arrêter à ces prétendus détails historiques ? En effet, si les détracteurs tiennent tant à l’originalité du livre, doit-on leur rappeler que le sort de la sirène d’Andersen est particulièrement sordide : sa langue est coupée par la sorcière, le prince en épouse une autre et elle projète de le tuer par vengeance avant de finalement se suicider. La véritable histoire d’Ariel adaptée au cinéma serait un véritable cauchemar pour les enfants.

Sébastien et son accent des Caraïbes entouré de poissons tropicaux soulignent la localisation géographique de l’animé tout comme les caractéristiques de colon du Prince.

« Les sirènes sont une invention des occidentaux. Elles sont forcément blanches ! C’est notre culture qui est attaquée ! »

Pas mal d’occidentaux aiment effectivement croire qu’ils ont tout inventé sans avoir le courage de regarder ce qu’il se fait ailleurs. Comme nous l’avons vu ci-dessus, il n’y a jamais d’origine unique à un mythe. Il est toujours possible de remonter plus loin sur les traces des mythes fondateurs. Par contre, l’idée que les sirènes seraient forcément blanches est une perception occidentale ethnocentrée, incapable de percevoir que le reste du monde partage les mêmes mythes fondateurs. Il en va de même pour les dragons, par exemple, dont ont trouve des traces dans les textes anciens à travers tous les continents. En fait, la majorité des gens en occident l’ignorent par manque d’information et d’éducation, mais il existe bien des mythes décrivant des sirènes à la peau noire à travers le monde.

Si on sait que les marchands européens et danois ramenaient avec eux des histoires de créatures fantastiques venant des îles au large des Amériques, on sait également qu’il existait des mythes locaux comme celui de Mami Wata, déesse des Eaux aussi nommée Iemanja dans la tradition du vaudou haïtien. Cette mère des eaux, déesse crainte des pêcheurs, symbolise aussi bien la mer nourricière que l’océan destructeur. Elle est souvent représentée sous les traits d’une sirène, vaillante femme noire à queue de poisson, brandissant parfois des serpents. Ces histoires n’ont évidemment jamais été contées en occident dans leur version originale.

Cette capacité à nier l’existence même des mythes non-blancs à travers le monde fait intégralement partie d’une hégémonie culturelle chrétienne-blanche qui s’est étendue durant des siècles à l’échelle mondiale. On fera d’ailleurs remarquer que de nombreux peuples colonisés par l’Europe ont vu leur culture pratiquement annihilée, notamment par des missions évangéliques qui s’assuraient d’éradiquer toutes les croyances locales sur leur passage. Une véritable chasse au sorcière qui se traduisait par des massacres, des destructions d’objets culturels « païens » et par conséquent la mise sous silence des mythes locaux. Ce génocide culturel porte un nom : un « épistémicide ».

« À quand une Raiponce hawaïenne ? Un Kirikou blanc ? »

C’est un sophisme très répandu dit de « l’épouvantail » : S’imaginer une situation exagérée et farfelue pour mieux critiquer un changement raisonnable. À ceci, une lectrice répond parfaitement bien : « Une Raiponce hawaïenne pourrait tout à fait exister ! Écoute bien, son origine ou sa couleur de peau n’ont aucune forme d’incidence sur son histoire. Raiponce n’est pas enfermée, maltraitée ou abandonnée en raison de sa couleur de peau ou de son origine ethnique. » Par contre, l’histoire de Kirikou, de Mulan ou encore de Pocahontas sont profondément liées à leur situation géographique et donc leur origine, leur ethnie, pas Raiponce, encore moins Ariel. Ariel pourrait être verte à poids rouges que ça ne changerait strictement rien à son histoire.

« Ils veulent détruire notre enfance »

En fait, cette crainte relève plus du fantasme qu’autre chose. « Ariel » de 1989 ne va pas disparaître. Aucune production ne remplace une œuvre originale. La plupart des remake live-action de Disney sont un succès commercial de court-terme mais tombent rapidement dans l’oubli. Par exemple, le remake du Roi Lion a généré d’importants revenus au cinéma, mais a tout aussi rapidement disparu du paysage. Le premier film d’animation, lui, reste quoi qu’il arrive un grand classique indémodable. De même, la petite sirène « moderne » ne remplacera pas le classique de Disney pour le plus grand bonheur des fans du genre. Cette histoire de « remplacement » est donc totalement fantasmée. Les productions s’additionnent et les chefs d’œuvre sont intemporels, tout comme Jurassic Park (1993) restera un film ayant marqué toute sa génération sans qu’aucune suite n’ait vraiment entaché cette réalité.

À qui profite la polémique ?

Alors, qu’est-ce qui génère autant de haine chez les réactionnaires qui refusent qu’une Ariel puisse avoir la peau brune ? Pourquoi tant d’agressivité pour une avancée dont on pourrait se réjouir au vu des préjudices causés au peuple noir au cours des derniers siècles dont les conséquences ont façonné le monde moderne ? Surtout, pourquoi ce phénomène est-il désormais cyclique, chaque nouveau mois étant la promesse d’une nouvelle polémique réactionnaire ?

En dehors du spectre raciste – réel mais insuffisant pour expliquer autant de haine d’échelle – on observe surtout qu’il existe un important marché autour des polémiques « wokes » qui sont autant de promesse d’une large couverture médiatique, donc de revenus commerciaux potentiels. Pour faire simple, chaque nouvelle polémique – désormais quasi quotidienne – génère des vues pour les différents acteurs impliqués : pour Disney d’une part qui assure une couverture mondiale sur la sortie d’un film qui n’aurait probablement fait aucune vague si l’actrice était blanche; mais aussi pour de très nombreux sites commerciaux d’info-divertissement type « Konbini » dont le business plan repose sur la viralité des commentaires, donc sur des sujets volontairement clivants. On remarquera ainsi que l’écrasante majorité des sites d’info-divertissement ont rapidement diffusé la photographie en gros plan du visage de la jeune actrice – volontairement blanchi en sélectionnant une image à son désavantage – dans le but manifeste d’alimenter la polémique. La réactance vend du temps de cerveau disponible aux annonceurs.

Les guerres de valeurs qui se traduisent par des commentaires endiablés permettent de générer une visibilité hors norme et donc des revenus importants. Oui, la malfaisance ordinaire, la haine, la réactance, et toutes les frustrations humaines sont autant d’opportunité de générer des revenus sur la toile. Racistes et réactionnaires sont finalement les idiots bien utiles d’un capitalisme d’opportunisme qui a de beaux jours devant lui. Et si bien rares sont ceux à l’expliquer en ces termes économiques, c’est bien parce que les logiques économiques dominent désormais le marché de l’information, excepté chez quelques médias indépendants qui peuvent creuser leur sujet sans dépendre de leur visibilité.

– La rédaction de Mr Mondialisation

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