Les nouvelles technologies de communication tendent à influer de plus en plus sur nos habitudes et nos modes de vie, pas toujours dans le bon sens. Maxime Guedj, ingénieur et entrepreneur et Anne-Sophie Jacques, journaliste, ont travaillé ensemble à la rédaction de Déclic, un livre qui dénonce ces dérives et proposent des solutions. Véritable plaidoyer pour un Internet libre, cet ouvrage dresse un historique des technologies du web, de l’utopie d’un savoir librement partagé entre tous à la mainmise d’entreprises tentaculaires qui contrôlent nos vies. À travers les portraits de certains acteurs du web qui tentent d’en faire un outil d’émancipation et de liberté, ils donnent aussi de nombreuses clés pour échanger, s’informer et agir autrement.
Dans sa première partie, Déclic raconte les logiques de marché qui ont poussé les jeunes entreprises du numérique à adopter des systèmes de privatisation liberticides. Si ce livre décrit la merveilleuse histoire des débuts d’Internet, il raconte aussi l’effondrement d’un rêve.
Cambridge Analytica, changer les comportement grâce aux données
En effet, si les GAFAM ont pu faciliter nos vies à certains égards, les dérives de ce système monopolistique sont nombreuses. Elles ont régulièrement défrayé la chronique, et la justice elle-même s’y est déjà intéressée. L’affaire Cambridge Analytica constitue à cet égard un cas emblématique. Cette entreprise a aspiré et analysé les données de 86 millions d’utilisateurs de Facebook pour influencer les intentions de vote, contribuant à élire Donald Trump à la tête de la première puissance mondiale. Pointé du doigt pour son laxisme et même sa complicité, Facebook a été reconnu coupable d’avoir « trompé ses utilisateurs et compromis leur choix de protéger leurs données privées », et condamné à payer une amende record de 5 milliards de dollars.
Mais au lendemain de l’annonce de la sanction financière, la valorisation boursière de l’entreprise augmentait de 6 milliards de dollars. On le comprend, ces sanctions ne sont efficaces que si elles ont de réelles conséquences pour les entreprises qui abusent de leur position dominante. Or pour l’heure, malgré leurs actions répréhensibles, les entreprises du numérique ne reçoivent que des avertissements anecdotiques de la justice, et des récompenses du marché.
Encadrer des monopoles nocifs pour la société
Pourtant, outre les lanceurs d’alerte, la presse et la justice, certains des individus qui ont participé à l’émergence et à la domination des géants du web dénoncent leurs abus. Roger Mc Namee, l’un des piliers de cette industrie puisqu’il est l’un des premiers investisseurs de Facebook, dénonçait en novembre 2017 le comportement irresponsable du réseau social et d’Alphabet (Google), qui s’enrichissent en revendant des données fournies gracieusement par leurs utilisateurs, tout en exploitant toujours davantage leur temps de cerveau disponible à des fins commerciales. Il appelait également les États à réguler ces monopoles devenus nocifs pour la société.
Un appel rejoint deux ans plus tard par Sean Parker, le premier président de Facebook, dans le New York Times. Nick Clegg lui-même, responsable des affaires internationales et de la communication de la firme, sommait les gouvernements de mieux encadrer les géants du numérique. Ancien Vice Premier Ministre britannique, le parcours de Nick Clegg est pourtant révélateur de la porosité entre instances politiques et industries du web.
Un libre accès au savoir
Dans sa seconde partie, le livre s’intéresse à ce qui peut faire d’Internet un bien commun au service de l’émancipation, de la liberté et du partage des savoirs. Déclic dresse ainsi le portrait de plusieurs idéalistes, qui ont travaillé à l’avènement d’un Internet libre. Citons par exemple le cas d’Aaron Schwartz, jeune activiste poursuivi par la justice américaine pour avoir copié près de 5 millions de documents scientifiques issus de la bibliothèque numérique payante JSTOR. Icône de l’Internet libre, il s’opposait aux entreprises privées qui tentent de capter le savoir pour le marchandiser.
Aaron Schwartz est loin d’être seul dans cette démarche. En France, l’association La Quadrature du Net « promeut et défend les libertés fondamentales dans l’environnement numérique ». De nombreux chercheurs plaident également pour un libre accès au Savoir. L’hégémonie des groupes d’éditions scientifiques, et notamment du groupe Elsevier, est ainsi pointée du doigt. Le passage par ces revues est indispensable pour la communauté scientifique, or leurs prix sont clairement prohibitifs. À l’ère du numérique, les coûts marginaux d’impression et de diffusion ne justifient pourtant plus ces tarifs élevés qui enrichissent les éditeurs, alors que la plupart des chercheurs sont rémunérés sur fonds publics, et ne perçoivent pas de rétribution de la part de ces revues. Il existe donc un accaparement manifeste d’une valeur collective par le privé, tout en capturant le savoir pour en limiter la propagation.
Le RGPD, une avancée majeure
Des initiatives ont vu le jour pour contourner cette confiscation des connaissances, comme Sci-Hub, un réseau pirate qui propose un accès libre à tous les articles scientifiques. « Si vous coupiez Sci-Hub en Afrique, il n’y aurait tout simplement plus de recherche scientifique africaine » indique Lionel Maurel, l’un des fondateurs de La Quadrature du Net. En France, le gouvernement s’en est mêlé pour arriver à une réelle avancée : un Plan national pour la science ouverte a été mis en place pour que les projets de recherche financés par de l’argent public soient diffusées en libre accès. Des discussions en ce sens sont actuellement en cours au niveau européen.
C’est également à cette échelle qu’une autre avancée importante a vu le jour : le RGPD. Après six ans d’une lutte acharnée contre les puissants lobbies représentant les GAFAM, racontée dans Déclic, le Règlement Général pour la Protection des Données entrait en application en mai 2018. Désormais, les sites qu’un utilisateur visite sont dans l’obligation de demander son consentement explicite pour collecter et utiliser ces données. Mais chaque usager du web est aussi en droit de demander à n’importe quel site, n’importe quand, s’il possède des informations le concernant, et peut lui demander de les récupérer ou même de les supprimer.
Chaque pays de l’UE s’est vu attribuer un organisme de contrôle, véritable gendarme des données. Problème, c’est l’organisme du pays où l’entreprise est basée qui est chargé du dossier. Dans le cas d’Apple, Facebook et Microsoft, c’est donc en Irlande que les très nombreuses plaintes les concernant, qui portent souvent sur le consentement jugé non-explicite, sont traitées. Or, l’organisme irlandais se trouve submergé par ces dossiers, surtout depuis que Google tente de faire valoir que son activité principale est aussi basée en Irlande, où la politique fiscale est plus avantageuse.
Le Libre et l’Open Source
Dans l’histoire du développement du web, des courants s’inscrivent dans une toute autre optique que celle du GAFAM. Citons le logiciel libre, dont tout le monde peut s’emparer du code pour le modifier, l’améliorer, le faire évoluer. Richard Stallman est la figure de proue de ce mouvement du Libre, qui veut poser les fondations d’une nouvelle société où les idées et la culture s’échangent librement. C’est sur base de ce projet que s’est par exemple construit Linux. À l’inverse des systèmes d’exploitation fermés de Microsoft et d’Apple, celui-ci est entièrement libre, avec un code source accessible à tous.
Le développement Open source est un autre courant qui rejoint cette idée, sans ses valeurs sociales de partage. Fondé sur un mode de fonctionnement ouvert et collaboratif, l’Open source convainc rapidement le monde des entreprises, qui y voient un moyen d’obtenir un logiciel de qualité. C’est ainsi que le système d’exploitation pour téléphone mobile Android, basé sur Linux et largement soutenu par la communauté du logiciel libre, est lancé par Google, qui jouit encore à cette époque d’une image positive auprès des développeurs. Android est mis à disposition des constructeurs, avec un code source ouvert. Sauf que pour s’en emparer, ceux-ci doivent intégrer le module Google Mobile Services, qui rassemble le Google Play Store, YouTube, Google Chrome, etc. L’Open source peut donc aussi être récupéré à d’autre fins, par des entreprises qui ne font pas de la liberté leur priorité.
Firefox et Wikipédia, un autre visage d’Internet
Une autre histoire illustre la bataille pour un internet libre, celle de Firefox. Héritier indirect de Netscape, ce navigateur connaît rapidement un franc succès. S’il peine aujourd’hui à se maintenir face à la concurrence, il est aujourd’hui le seul navigateur au service de ses utilisateurs, qui bloque une bonne partie des pisteurs (cookies) et qui garantit de vrais critères de sécurité des données. En guerre perpétuelle contre Google, qui privilégie son propre navigateur (Chrome) par divers moyens, Firefox poursuit néanmoins sa mission : « S’assurer qu’Internet demeure une ressource publique, mondiale, ouverte et accessible à tous ».
Le web est un réseau qui bouscule les structures hiérarchisées et qui permet une autre façon de s’organiser. L’exemple le plus frappant en est sûrement Wikipédia. L’encyclopédie collaborative est le cinquième site le plus consulté au monde, et l’organisation ne poursuit pourtant aucun but lucratif. C’est gratuit, sans publicité et sans exploitation des données. Bref, la preuve qu’une contribution collective, transparente et ouverte est possible. Aujourd’hui, la Wikimedia Foundation se rapproche d’ailleurs de mouvements similaires, comme Firefox ou OpenStreetMap (alternative ouverte aux applications de cartographie), pour changer ensemble le visage d’Internet.
Changer nos pratiques
Cette autre version du web, dont nous avons heureusement des exemples à l’heure actuelle avec ces logiciels libres et gratuits, peut se mettre au service de la connaissance, être non-chronophage, et respecter notre vie privée. Pour parvenir à cet idéal, il faut aujourd’hui changer nos pratiques sur Internet, car celles-ci influencent directement notre façon de consommer, de nous informer, d’échanger. C’est ainsi qu’à la fin du livre, les auteurs proposent une série d’outils incontournables pour s’inscrire dans ce mouvement. La liste ainsi dressée rejoint celle que nous avions publiée dans l’un de nos articles présentant les alternatives aux GAFAM.
Mais s’il faut naviguer autrement, il est aussi important de ralentir face à l’urgence climatique. On le sait, l’impact écologique d’Internet est énorme : 10% de la consommation mondiale d’électricité, en augmentation constante, sans compter le coût environnemental et humain de la construction des machines et des infrastructures numériques. Si une réponse à ces divers impératifs peut être apportée au niveau individuel, rappelons tout de même le rôle essentiel d’un encadrement légal des nombreuses dérives de ce système monopolistique.
En attendant, en se réappropriant les outils du numérique, en ralentissant notre consommation, en découvrant les logiciels libres (et en les soutenant par des dons), le design éthique, des entreprises transparentes et respectueuses des travailleurs, chacun peut donc participer au bien-être numérique de notre génération et des suivantes. Comme le souligne les auteurs Maxime Guedj et Anne-Sophie Jacques, « défendre un internet libre, c’est s’emparer d’une force qui peut irriguer tous les autres combats pour la liberté. Un monde numérique libre, c’est surtout un monde libre ».
Raphaël D.