Ces dernières années, plusieurs associations ont fait monter la contestation contre les conditions d’élevage et plus généralement les pratiques agricoles du modèle conventionnel. Leurs militants sont devenus, pour une partie du monde agricole, des figures de l’«Agribashing » à combattre, concept vague qui englobe les critiques contre l’agro-industrie, généralement liées aux pesticides et à la question du bien-être animal. Ce concept d’Agribashing, porté par la FNSEA dans ses communiqués, a finalement été repris à son compte par le gouvernement, avec la création de la « cellule Déméter » fin 2019. Mais de quoi cette cellule obscure est-elle le nom ?
L’Agribashing et les origines de la cellule Déméter
La cellule Déméter, en référence à la déesse grecque de l’agriculture et des moissons, fut annoncée par Christophe Castaner (ministre de l’Intérieur), le 13 décembre 2019. Une convention est signée avec la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) et les JA (Jeunes Agriculteurs).
La « Cellule nationale de suivi des atteintes au monde agricole » est destinée à apporter une réponse globale et coordonnée à l’ensemble des problématiques qui touchent le monde agricole. Sa mission officielle ? déjouer les « actes crapuleux » perpétrés en campagne, mais aussi les « actions de nature idéologique, qu’il s’agisse de simples actions symboliques de dénigrement du milieu agricole ou d’actions dures ayant des répercussions matérielles ou physiques ».
« De plus en plus, nos agriculteurs sont visés par des intimidations, des dégradations, des insultes. Ces phénomènes, nous devons les prendre très au sérieux. J’ai demandé que l’anti-spécisme soit un des axes prioritaires du renseignement », déclarait le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner lors du lancement de la cellule. Naturellement, le ministre ne distingue aucunement les différents types d’agriculture dans son discours.
La cellule Déméter entre dans la continuité de l’action du gouvernement et des syndicats agricoles de s’opposer à ceux qui osent remettre en question le système agricole dominant, notamment en exposant ses limites publiquement.
L’Agribashing, terme créé par la FNSEA, renvoie au dénigrement systématique du secteur agricole conventionnel faisant usage des pesticides de synthèse et de technique industrielles. Ce terme est devenu populaire après 2018 lors de manifestations d’agriculteurs contre les zones de non-traitement aux pesticides. Elle reçoit une reconnaissance institutionnelle avec la création de la cellule Déméter et le déploiement « d’observatoires de l’agribashing » dans plusieurs régions. De plus, l’agribashing a fait son entrée à l’Assemblée nationale avec une demande de commission d’enquête parlementaire émanant d’une députée de La République en marche en juin 2019.
En février 2019, le ministère de la Justice a adressé une instruction aux procureurs de la République concernant « les actions violentes de mouvements animalistes radicaux ». Face aux actions dans les boucheries, abattoirs, élevages ou visant les sociétés de chasse, les magistrats doivent « apporter une réponse systématique et individualisée ».
Une menace pour la liberté d’expression et les lanceurs d’alerte
La mise en place de cette cellule ne fait cependant pas l’unanimité, que ce soit parmi les associations environnementales et de protection animale, parmi les agriculteurs, parmi les intellectuels et parmi les politiques. Cette critique porte sur plusieurs points.
Tout d’abord, les intrusions dans les élevages ne représentent pourtant que 0,5% des atteintes au monde agricole : environ 70 cas en 2019 sur les 15 000 faits recensés par la gendarmerie. Déméter place dans le même sac les actes militants et les actes de droit commun (comme les vols).
« Mettre dans le même sac les vols et dégradations, avec les vidéos tournées dans les lieux d’élevage est très problématique. Savoir la manière dont les animaux sont traités relève de l’intérêt général », s’alarme la philosophe Florence Burgat.
Les lanceurs d’alerte ont un rôle primordial dans la société moderne, que ce soit sur les problématiques liées aux pesticides et sur la réalité des élevages.
Brigitte Gothière, porte-parole de L214, voit en Déméter une « véritable menace pour les lanceurs d’alerte et une entrave au débat démocratique nécessaire autour de notre modèle agricole » sans oublier les médias indépendants qui propagent leurs images.
La FNSEA cherche à ce qu’aucune image ne sorte des élevages. « Les atteintes à la liberté d’expression et d’association s’aggravent depuis le début de l’année » estime Roland Biache, secrétaire général de La Ligue des droits de l’homme, en soutien à L214.
130 chercheurs ont lancé un appel à la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, pointant « l’influence grandissante des lobbies dans les décisions publiques qui prend depuis quelque temps une dimension préoccupante pour notre démocratie » (lien vers la signature de l’appel).
L’astrophysicien Aurélien Barrau, la philosophe Florence Burgat et l’écrivain Jean-Baptiste Del Amo estiment dans une tribune que Déméter revient à criminaliser une contestation pacifique et légitime.
Dans une lettre ouverte adressée au Premier ministre, signée le 27 février 2020, 27 organisations demandent la « dissolution » de cette cellule parce qu’elles estiment que cet outil « vise à criminaliser l’expression d’une opinion, ce qui est en contradiction avec le principe fondamental de liberté d’opinion ».
Le 17 juillet 2020, 12 associations et le syndicat agricole Confédération paysanne, dans une lettre ouverte adressée à Gérald Darmanin (ministre de l’Intérieur), « dénoncent les modes d’action de la cellule Déméter », invoquant des « dérapages inquiétants » et « des méthodes d’intimidation ».
Cela se traduit par une recrudescence des opérations d’infiltration des milieux militants écologistes, la mise sous surveillance de leurs communications, des convocations en gendarmerie. Antoine Gatet, porte-parole de l’association Sources et Rivières du Limousin, a fait l’objet d’une enquête pour avoir critiqué un projet agro-industriel au cours d’un reportage télévisé ; l’association Alerte pesticides Haute Gironde, est sous surveillance et subit des comportements intimidants de la part des forces de l’ordre.
De plus, les tensions semblent monter ces derniers temps entre les syndicats agricoles et les associations. Par exemple, la FDSEA et les JA de Haute-Garonne ont manifesté et dégradé les locaux toulousains de FNE (France Nature Environnement) Midi-Pyrénées le 13 février 2020 ; le lendemain, c’était dans les Côtes-d’Armor que la FDSEA tentait d’empêcher une conférence sur les effets écologiques de la méthanisation à grande échelle. Insultes, agressions verbales et physiques, saccage des locaux, séquestration… Rien n’est épargné aux membres d’associations et aux personnels publics qui agissent au quotidien pour l’intérêt général, la défense de l’environnement et de la nature.
Un modèle agricole à revoir
Pour Charlotte Kerglonou-Mellier, agricultrice qui élève des vaches laitières en Ille-et-Vilaine, la notion d’agribashing est employée par « les défenseurs d’un certain mode de culture, productiviste et pas vraiment tourné vers la sauvegarde de l’environnement ». C’est justement l’agriculture intensive qui « broie les paysans et fait que leurs fermes leur échappent ».
L’agribashing cache la forêt. « La priorité est d’augmenter les revenus des agriculteurs et de redonner du sens à leur métier », abonde Emilie Jeannin, éleveuse de vaches charolaises en Côte-d’Or.
Au lieu de s’en prendre à ceux qui questionnent le système productiviste actuel, le gouvernement ne devrait-il pas aussi remettre en question les mesures prises ces dernières années : traités de libre échange avec les autres pays (TAFTA), diminution du revenu des agriculteurs et des aides de la PAC (Politique Agricole Commune), appui des projets de fermes usines (ferme des mille vaches par ex.).
La réussite d’une politique agricole ne peut se mesurer uniquement à partir du PIB qu’elle génère, mais aussi (et surtout) en prenant en compte les impacts sociaux et écologiques.
Olivier Thouret, éleveur bio de la Creuse et membre de la Confédération paysanne, reproche à la FNSEA de tout mélanger et d’utiliser ce terme « pour refuser le dialogue à propos des questions posées à l’agriculture par la société ».
Selon L214, « Le monde associatif de la protection animale et plus largement écologiste est mis sous surveillance à l’heure où le besoin et la demande de transparence des citoyens sur ces thématiques n’ont jamais été aussi importants. »
L’agribashing est un moyen sémantique commode d’éviter d’aborder des sujets légitimes, comme la place des pesticides, la qualité de l’alimentation ou le bien-être animal, et ne fera qu’accroître le divorce entre le monde agricole et la société. Les critiques des modes de production agricoles ont de plus en plus d’écho dans la société civile ; elles sont indispensables à l’émergence d’un nouveau modèle intégrant les préoccupations sociales, économiques, sanitaires et écologiques pour le bien-être de tous…
Olivier Rousselle
Sources
https://reporterre.net/IMG/pdf/20191213_convention_demeter.pdf
https://reporterre.net/L-agribashing-une-fable-qui-freine-l-indispensable-evolution-de-l-agriculture
https://www.liberation.fr/france/2020/02/21/les-plaies-des-champs_1779254
https://charliehebdo.fr/2019/12/ecologie/cellule-demeter-fliquer-opposants-lagriculture-intensive/
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