Une étude réalisée par les chercheurs du Monterey Bay Aquarium Research Institute (MBARI) révèle pour la première fois les conséquences du dégel du pergélisol marin sur la stabilité de plancher océanique de l’Arctique. Bien que ce phénomène ne soit pas directement attribué au changement climatique d’origine anthropique, les scientifiques ignorent si celui-ci pourrait dans un avenir proche accélérer l’émergence de ces gigantesques trous dans les fonds marins de cette région polaire. Alors qu’il nous reste peu de temps pour assurer le succès des objectifs des Accords de Paris, l’heure n’est pas à l’exacerbation des conséquences dévastatrices du changement climatique. Mise au point.

Alors que la communauté scientifique tire la sonnette d’alarme quant aux conséquences climatiques globales que la fonte du pergélisol pourrait entrainer, une nouvelle étude publiée dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences[1] révèle la découverte de « dolines » géantes – terme géologique désignant une excavation circulaire pouvant mesurer plusieurs dizaines de mètres de diamètre -, sur le plancher océanique de la mer de Beaufort au Canada. En cause, le dégèle du pergélisol arctique submergé.

Comme l’explique Charles Paull, géologue du MBARI et co-auteur de l’étude, environ un quart des terres de l’hémisphère Nord sont recouvertes d’un sol perpétuellement gelé, plus communément appelé pergélisol ou permafrost, y compris de vastes zones immergées sous la mer.

En effet, à la fin de la dernière période glaciaire, il y a environ 12 000 ans, de grandes étendues de pergélisol ont été submergées par la fonte des glaciers et l’élévation du niveau de la mer.

Or jusqu’à présent, les conditions climatiques polaires extrêmes empêchaient les scientifiques d’accéder au plancher océanique gelé de l’Arctique. Ce n’est que très récemment que cette partie isolée du grand nord est devenue accessible, l’accélération de l’augmentation des températures ayant entrainé un recul constant de la mer de glace depuis plusieurs années.

Arctique – Pixaby

Un effondrement rapide du plancher océanique

À l’aide de véhicules sous-marins autonomes (AUV) et de sonars élaborés par les chercheurs du MBARI, les données recueillies pour les auteurs de l’étude révèlent l’apparition de dizaines de trous dans le plancher océaniques arctiques au cours des 10 dernières années.

Dans la zone de 26 km2 cartographiée entre 2010 et 2019 au large des côtes de la mer de Beaufort, les scientifiques ont découvert l’émergence d’une quarantaine de dolines aux côtes abruptes et irrégulières sur la période de l’étude.

Ces cratères submergés ont une profondeur moyenne de 6,7 mètres, avec toutefois l’apparition d’une inquiétante dépression mesurant pas moins de 225 mètres de long, 95 mètres de large et 28 mètres de profondeur. Soit l’équivalent d’un petit quartier composé de plusieurs immeubles de six étages.

Par ailleurs, les scientifiques ont également découvert l’émergence de nombreuses collines remplies de glace d’un diamètre moyen de 50 mètres et d’une hauteur de 10 mètres, s’apparentant aux « pingos », collines de glace recouvertes de terre présentes dans les régions polaires.

« Nous savons que de grands changements se produisent dans tout le paysage arctique, mais c’est la première fois que nous avons pu déployer une technologie permettant de voir que des changements se produisent également au large de côtes. Alors que le changement climatique continue de remodeler l’Arctique, il est essentiel que nous comprenions également les modifications dans le pergélisol submergé »[2], averti Paull.

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Image: Eve Lundsten © 2022 MBARI

Sans lien direct avec le réchauffement climatique

Alors que la fonte du pergélisol arctique terrestre est largement attribuée au changement climatique de nature anthropique et à l’augmentation de la température globale, la déstabilisation des planchers océaniques arctiques semblent découler d’un réchauffement persistant de la planète depuis la dernière période glaciaire.

La chaleur transportée par les systèmes d’eau souterraine sous le plateau arctique a entrainé un réchauffement progressif du pergélisol submergé. Des cavités remplies d’eau ont alors remplacé l’excès de glace autrefois contenu dans le permafrost, provoquant l’effondrement de certaines zones du plancher océanique.

Les pingos, quant à eux, se sont formés par le gel rapide de l’eau contenu dans le pergélisol lors de la remontée vers la surface, parsemant ainsi le plancher océanique de petites collines recouvertes de glaces[3].

Par ailleurs, bien que ce phénomène ne soit pas une conséquence directe du changement climatique, largement induit par les activités humaines, les chercheurs ignorent cependant s’il pourrait à court terme accélérer la déstabilisation des fonds marins arctiques.

 

Une véritable bombe à retardement

Si la dégradation du pergélisol submergé s’étend sur une période beaucoup plus longue que la fonte du permafrost terrestre, Ben Abbott, spécialiste du pergélisol, ne minimise pas les risque pour autant. « On pourrait peut-être interpréter cela de manière erronée et se dire : ‘Oh, il n’y a pas de quoi s’inquiéter’. Au contraire, la conclusion est totalement inverse. Une fois que les systèmes sont en mouvement, nous avons très peu de possibilités d’en changer la direction »[4], alerte-t-il.

Le dégel du pergélisol marin est certes actuellement attribué à des processus à long terme qui ont commencé à la fin de la dernière période glaciaire, mais les scientifiques craignent tout de même que le changement climatique d’origine anthropique accélère la déstabilisation du plancher océanique arctique.

En effet, la modification des modèles de circulation océanique, conséquence directe de la fonte des glaces dans les régions polaires, pourrait amener davantage d’eau chaude sous le plateau arctique.

Plus alarmant, selon les estimations des scientifiques, le permafrost submergé pourrait couvrir une surface d’environs 2 millions de km2, séquestrant potentiellement des centaines de gigatonnes de carbone et des dizaines de gigatonnes de méthane. Or, le méthane, gaz à effet de serre 80 fois plus puissant que le dioxyde de carbone, constitue une menace considérable pour l’équilibre du climat.

« Lorsque le méthane se dégage du pergélisol marin, les microbes présents dans les sédiments et la colonne d’eau le transforment en CO2, phénomène que l’on appelle « bouchon microbien ». Toutefois, on peut se demander si, en cas d’effondrement massif des planchers océaniques arctiques, le méthane sera libéré sous forme de bulles. Ces bulles court-circuiteront alors l’oxydation microbienne du méthane et le libèreront directement dans l’atmosphère », s’inquiète Abbott.

Il convient dès lors de rappeler que ce qui se passe en Arctique ne reste pas dans l’Arctique, la région influençant directement le climat mondial, et emprisonnant des quantités considérables de gaz à effet de serre. Notre influence sur lui reste inversement considérable et s’ajoute à ses perturbations naturelles. La situation sonne donc comme un véritable appel à cesser de jouer avec le feu ; car, une chose est sûre, la lutte contre le changement climatique est le seul véritable « choix de civilisation ».

W.D.

 

[1] Paull, C., K., et. al, Rapid seafloor changes associated with the degradation of Arctic submarine permafrost, Proceedings of the National Academy of Sciences, 14 mars 2022, Vol. 119, N°12, disponible sur: https://www.pnas.org/doi/full/10.1073/pnas.2119105119

[2] Hunt, K., “Holes the size of city blocks are forming in the Arctic seafloor” in CNN, 14 mars 2022, disponible sur: https://edition.cnn.com/2022/03/14/world/arctic-seafloor-holes-permafrost-scn/index.html?utm_term=link&utm_medium=social&utm_content=2022-03-15T04:15:06&utm_source=fbCNN

[3] Bryner, J., “Sinkholes as big as skyscraper and as wide as city street open up in the Arctic seafloor” in Live Science, 18 mars 2022, disponible sur: https://www.livescience.com/sinkholes-opening-arctic-seafloor ; Ibid., https://www.pnas.org/doi/full/10.1073/pnas.2119105119

[4] Simon, M., “Under the sea, a hidden climate variable: thawing permafrost” in Undark, 29 mars 2022, disponible sur: https://undark.org/2022/03/29/under-the-sea-a-hidden-climate-variable-thawing-permafrost/

Crédit photo couverture @MrMondialisation – ArtHouse Studio/Pexels

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