Ne tournons pas autour du pot. En dépit des nombreux bugs rapportés et des polémiques alimentées par les médias, Cyberpunk 2077 est un petit chef-d’œuvre du jeu vidéo pour énormément de raisons. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est d’analyser sa sémantique dystopique. Le jeu nous offre un véritable reflet du monde tel qu’il pourrait le devenir, ou tel qu’il s’illustre déjà insidieusement. De l’autre côté du miroir-écran, la critique d’un modèle de société fondé sur les inégalités, l’ultra-libéralisme et la fuite en avant technologique prend vie. Un paradoxe cuisant pour les développeurs du jeu, CD Projekt, accusés d’avoir exploité leurs travailleurs pour le sortir absolument avant Noël, générant un fiasco historique dans le monde du jeu vidéo au point où des investisseurs viennent de porter plainte contre l’éditeur. Alors, de quoi Cyberpunk 2077 est-il le nom ?
On ne présente plus ce blockbuster du jeu vidéo qui fait parler de lui depuis plusieurs jours. Pour les profanes, retenez que Cyberpunk était un des jeux les plus attendus de la décennie : pour son univers dystopique, son gameplay, son level design époustouflant, la qualité de ses graphismes, etc. Mais, surtout, pour son histoire, directement inspirée du jeu de rôle sur table quasi-éponyme, Cyberpunk 2020, qu’on doit à Mike Pondsmith. Immersion :
Nous sommes en 2077, sur Terre. La méga ville Californienne futuriste Night City est plongée dans une ambiance cauchemardesque mêlant cyber-technologies, violence omniprésente et humanité déficiente. Ce monde est dicté par de profondes inégalités, une terrible misère, mais aussi de féroces rapports de force : les méga-corporations ont pris tout pouvoir sur l’État, la société et ses citoyens. L’avancée technologique y est également incontrôlable. Les populations augmentées sont plongées dans une aliénation standardisée : implants, drogues, « braindances » – sorte d’archivage mémoriel afin de revivre le passé, rappelant The Entire History of You de Black Mirror – opérations transhumanistes, enregistrement des données, surveillance permanente,… De quoi perdre le sens de l’organique et devenir fou. Le jeu étant un action-RPG (jeu de rôle), solo, en vue première personne, votre rôle sera d’incarner dans ce monde ouvert un personnage entièrement customisable, dont vous décidez des caractéristiques et des objectifs… Excepté les nombreux bugs, on se laisse rapidement fondre dans cet univers où flotte comme un goût permanent de mélancolie.
Le crunch ou comment se faire prendre à son propre jeu
Avec 7 ans de développement et plus de 200 millions d’euros d’investissement, ce jeu triple AAA (terme emprunté au monde de la finance pour décrire les jeux les plus chers avec des méthodes multiples pour générer des profits), est le plus cher de l’histoire. CD Projekt, la société polonaise cotée en bourse à son origine, notamment reconnue pour son travail sur The Witcher (issu du roman éponyme d’Andrzej Sapkowski), est largement financée par des investisseurs du monde entier. Et qui dit importants financements privés, dit retour sur investissement. Un paradoxe difficilement tenable pour CD Projekt, longtemps considéré comme un des derniers bastions honnêtes du monde du jeu vidéo. En effet, les développeurs ont toujours affirmé une position “à taille humaine” en critiquant ouvertement les pratiques économiques abusives dans le secteur vidéo-ludique. De très larges espoirs reposaient sur leurs épaules de la part des joueurs.
Quelle déception, donc, lorsque l’envers du décor à été révélé au public. Pris dans une course financière, les développeurs se sont noyés dans un crunch particulièrement long et avilissant, tout en affirmant publiquement le contraire. On appelle crunch cette période de travail du planning vidéo-ludique, fondamentalement problématique et abusive, qui s’intensifie soudainement et drastiquement. Les employés sont invités à ne plus compter les heures, les jours, exploités au cours d’un sprint final pour rendre un projet « à temps ». À temps pour qui ? Pour quoi ? Pour correspondre, en réalité, à une temporalité productiviste ordonnée par les marchés. Voilà justement ce que dénonce Cyberpunk 2077 à travers son paradigme virtuel et ce dans quoi il finit, pourtant, par tristement se confondre.
Si plusieurs studios passent par ces phases intensives – ce qui ne rend pas la pratique plus noble – CD Projekt s’était toutefois engagé à ne plus y avoir recours. Une promesse non tenue, selon plusieurs témoignages retranscrits par le site Bloomberg, dont cet extrait : « L’employé, qui a demandé à rester anonyme, confie que certains membres faisaient déjà des heures supplémentaires les nuits et les weekend depuis plus d’un an… ». Plus proches du modèle décrié dans le jeu que de nouveaux horizons plus humains, les échanges de mails semblent également imposer un précepte glaçant bien répandu : de cet excédent de travail, « il faudrait être fier« . Le PDG Adam Kiciński en a d’ailleurs remis une couche dans la foulée des révélations en ironisant sur la pénibilité de cette accélération de production via son compte Twitter : « Le crunch, ce n’est pas si mal » écrit-il, avant de s’excuser pour sa minimisation.
Trop d’entreprises se cachent malheureusement derrière cette idée que l’épuisement à la tâche serait valeureux pour exploiter le temps de leurs salariés, sans jamais questionner les buts (se soumettre aux impératifs temporels des investisseurs). Les conséquences sont pourtant évidemment désastreuses, sur la santé physique, mentale et la stabilité sociale et familiale des individus concernés. Pourquoi acceptent-ils un tel déséquilibre ? Parce qu’ils sont, entre autres, pris en étau entre la nécessité de sécuriser leur emploi – une denrée rare -, l’envie quasi-instinctive de satisfaire la hiérarchie à cause du lien ancré de subordination, et les promesses de gains financiers à la clef. Autant d’outils indispensables au soi-disant épanouissement de l’individu en milieu capitaliste. Et malgré tout, le jeu est sorti dans une version pas vraiment terminée, souffrant d’une avalanche de bugs.
Du cauchemar aux multi-réalités…
Ce que le monde semble découvrir avec Cyberpunk n’est cependant pas spécifiquement nouveau. L’esprit du management agressif passé à la moulinette des impératifs capitalistes n’a que très peu changé depuis l’aube du jeu vidéo. Le monde se rappelle bien de la catastrophe Sonic, The Hedgehog 2006 qui a mis un coup presque fatal à son célèbre personnage, tant le jeu était injouable. Et s’il l’était, c’est parce que le studio avait dû se soumettre à un calendrier marketing aussi précis qu’intenable : l’anniversaire des 15 ans du hérisson bleu. Aucun initié ne saurait également oublier le flop historique du jeu vidéo E.T. (L’Extraterrestre), codé en quelques semaines sous la pression de managers totalement déconnectés du monde de la création, afin de sortir le produit à temps pour Noël. Ce jeu sera finalement considéré comme le plus mauvais de l’histoire. Un échec monumental qui obligera Atari à enterrer des milliers de cartouches neuves invendues dans le désert.
Mais avec Cyberpunk, a l’instar de bien d’autres jeux à gros budget, le management s’est adapté pour maintenir la même pression sur des travailleurs cent fois plus nombreux. Après de multiples retards, le jeu sortait donc avant Noël avec une multitude de bugs sur certaines plateformes. Intolérable pour une création triple A de cette envergure. Certains joueurs n’ont ainsi pas tardé à accuser les développeurs et à exiger un remboursement, faisant lourdement chuter la société en bourse. Cette crise interne est un magistral reflet de la sémantique du jeu lui-même. Notre incapacité à changer de modèle économique nous pousse toujours plus loin vers une soumission générale à un besoin d’efficacité et de rapidité : le dogme de la Start-up Nation. Non pas pour améliorer la condition humaine, ni même visiblement pour offrir un produit de qualité aux consommateurs, mais bien pour générer des profits importants pour des entreprises toujours plus tentaculaires au management froid et déraciné. Au même titre que l’ensemble des personnages du jeu subissent la violence d’une système devenu fou, la sortie précipitée du jeu fut un non-sens total pour l’ensemble des acteurs même du point de vue économique au regard de la débâcle boursière générée par la polémique. Joueurs, éditeurs, développeurs et investisseurs sont mécontents.
Peut-on lutter contre cette méga-machine tentaculaire ?
« Nous sommes connus pour traiter les joueurs avec respect. J’aimerais que nous soyons également connus pour traiter les développeurs avec respect » avait déclaré Marcin Iwinski, à la tête du studio polonais, dans une publication retrouvée par les internautes. Tout commence donc par de belles intentions. En application, rien n’est moins simple. Mais le concept de dystopie ne renvoie-t-il pas justement à un état de soumission inextricable ? D’aliénation ? Le « système » lui même nous l’affirme, il n’y a pas d’alternative (TINA) : c’est bien toute l’horreur d’un tel contexte. Nous y sommes tous piégés. Aussi, à l’image des figurants de Cyberpunk 2077, ne serions-nous pas englués malgré nous dans un modèle de concurrence et de production impossibles ?
La structure interne du jeu propose quelques réflexions de fond intéressantes sur les différentes manières de lutter contre le capitalisme et ses institutions mondialisées. Le protagoniste principal de Cyberpunk, incarné par l’acteur Keanu Reeves, est le plus radical d’entre tous. Il fait imploser le centre névralgique d’une des plus puissantes multinationales du monde dans l’espoir de libérer la population. A la violence du système, il répond par la violence. Cette attaque, qui se produit 50 ans avant l’ère du jeu, sera forcément assimilée à du terrorisme et, en plus de ne pas concrètement détruire la multinationale ciblée, va accélérer l’avènement des politiques sécuritaires et d’une société coercitive. La question du recours à la violence matérielle contre la concentration des pouvoirs entre les mains d’hyper-structures capitalistes est récurrente dans Cyberpunk. Les deux protagonistes, V et Johnny, tiennent des débats ouverts sur cette impasse, exprimant l’impuissance des classes laborieuses à sortir d’un modèle d’oppression tellement complexe que toutes possibilités d’en échapper se révèlent impossibles. Ni par la violence, socialement impopulaire. Ni par la bienveillance, jugée trop passive. Ni par la politique, soumise aux intérêts privés. Tout est cadenassé, ou presque. Certains résistent, dans leur coin, en marge de la méga-machine.
Ce ni-ni, n’est-ce pas l’enfer promis par notre modèle de civilisation actuel que Cyberpunk tente d’exprimer ? Cette impasse de rébellion citoyenne face à la dominance liberticide est notamment approfondie par Partager c’est sympa dans une vidéo qui pose finalement la question d’un paradoxe effectif : ne serions-nous pas enfermés dans une exigence de « lutte propre » par ceux qui détruisent sciemment notre monde ? Il suggère quelques outils. Mais en attendant d’y répondre par les actes, quelques signes de ces dérives façon Cyberpunk peuvent être soulignés…
En matière d’échos à notre société du spectacle (G.Debord), on soulignera l’incroyable profusion de publicités à l’intérieur même du jeu qui offre une cohérence globale à cette dystopie tout en nous envoyant quelques clins d’œil manifestes sur les dérives de notre propre civilisation. Des barres énergétiques pour développer des muscles sans rien faire, de l’eau « véritable » devenue denrée rare (et entièrement privatisée), des clips pour améliorer ses performances sexuelles ou encore des publicités en faveur du droit inaliénable de porter des armes alors même que la violence est partout, difficile de ne pas y percevoir la route sur laquelle l’Humanité se trouve. Même observation pour ce qui concerne les informations télévisées. Celles-ci se confondent avec les publicités pendant que les journalistes se contentent de répéter les communiqués des multinationales. À Night City, tout est superficiel. Tout est spectacle.
Le monde est-il inévitablement voué à la dystopie ?
De ce que le jeu raconte aux réalités qui ont inspiré sa trame, il n’y a qu’un pas. En effet, que penser de l’armée française qui se prépare à déployer des « soldats augmentés« selon l’annonce de la ministre de la Défense Florence Parly ? Si le comité d’éthique de la Défense, fondé en 2019, rejette pour le moment les méthodes invasives (opérations chirurgicales), il donne toutefois carte blanche aux armées pour introduire exosquelettes et autres avancées technologiques propres à « dépasser » les capacités naturelles. Nous sommes ici au tout début du processus dystopique.
La raison officielle de ce choix : ne pas prendre de retard par rapport aux autres pays. De retard en vue de quoi ? L’ultra sécuritarisme révèle ici toute son absurdité, à courir après une consolidation à l’extrême de leurs armes, au point de les fusionner avec les soldats qui les portent, pour se défendre contre des potentialités. Qui plus est, des potentialités évitables via d’autres voies d’appréhension du monde. Mais ce n’est pas la seule dérive à révéler ouvertement toute sa vacuité à travers cette annonce. Ces investissements à l’échelle d’un secteur entier et public au nom du transhumanisme font aussi preuve d’un immense décalage avec les impératifs environnementaux et sociaux actuels. Le problème restera cependant insoluble tant que nous entendrons croissance au sens de dépassement physique et matériel, ainsi que dépassement humain au sens de croissance de pouvoirs économiques et géopolitiques (relire notre dernière interview à ce propos). Alors que les deux termes pourraient, au contraire, être pris comme autant de manières d’affiner notre communication avec le vivant et la nature, de développer notre empathie et d’accroître notre capacité d’écoute, de partage et de viabilité globale.
Cet atout empathique, délaissé par l’architecture productiviste contemporaine qui prétend nous abriter, voilà ce qui nous rend bien plus précieux que l’accessoire de pointe en jeu dans Cyberpunk et dans notre actualité. Le romancier de science-fiction Philip K. Dick en savait quelque chose, alerte sur les enjeux clefs de notre évolution puisque : « pour lui, souligne Ariel Kyrou au micro de France Culture, la machine n’est pas forcément une machine au sens matériel du terme : l’humain peut devenir une machine […]. Ce qui fait la différence entre l’humain et l’androïde, c’est l’empathie« . L’auteur ayant inspiré Blade Runner de Ridley Scott (1982) grâce à son roman Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968), ou encore The Truman Show de Peter Weir, (1998) sur la base de son livre Le Temps désarticulé (1959), a surtout développé un concept fort de sens à travers son imagination : que le désastre peut finir par devenir une norme.
Le transhumanisme comme voie d’émancipation unique et banalisée, via les exigences économiques et sociales en passe de monopoliser tous les secteurs, pourrait non pas déferler sur nous comme une catastrophe ponctuelle, mais s’implémenter sur le temps long et devenir l’état ordinaire des choses :
« Lorsqu’il met en scène un monde post-apocalyptique, comme dans Dr Bloodmoney, il met en scène un désastre qui dure, en quelque sorte, qui fonctionne sur le long terme, un peu comme la radioactivité. Comme si le désastre, l’apocalypse, n’était pas quelque chose à venir, n’était pas quelque chose qui s’est passé auparavant : on est totalement dedans et on essaye de faire avec. (Ariel Kyrou)
Les choix de la direction de Cyberpunk 2077, à défaut d’être restés cohérents avec les valeurs défendues dans l’univers complexe du jeu élaboré, auront au moins, involontairement, révélé une fois de plus les limites du travail moderne : une exploitation irrépressible des employés masquée à coups de communication fun et dynamique. Le secteur du jeu vidéo, propice à ce genre de dérives fardées de cool, devrait toutefois tirer quelques leçons de cet épisode et revenir à la raison.
En effet, à ce jour, au-delà des retraits de certaines boutiques en ligne de consoles et des vagues de demandes de remboursements, des débats sur les bugs et des révélations concernant les conditions de travail des développeurs, CD Projekt Red est également attaqué en action collective par les investisseurs polonais représentés par le cabinet d’avocats Rosen. Bien sûr, malgré tout, le jeu serait déjà rentabilisé… Une récompense qui laisse encore une fois croire que le dénouement de Cyberpunk comme du cybermonde en devenir est connu d’avance : le capitalisme à tout prix finit par gagner la partie. Mais il ne fait pas que gagner et partir avec l’argent. Il fait demi-tour et t’écrase une seconde fois sur son passage. Enfin, non sans quelques peines, grâce à l’indignation de certains et peut-être un jour pas du tout grâce à une émancipation globale depuis ses rouages financiers prédominants jusqu’à des alternatives concrètes, des projets louables et des structures aussi engagées que leur message. Heureusement, si la dystopie est en action dans Cyberpunk comme dans notre société bien réelle, le désir d’agir et de lutter l’est également…
Mr Mondialisation & Sharon Houri
Sources
https://www.purexbox.com/news/2020/12/cyberpunk_2077_…
https://www.polygon.com/2020/12/4/21575914/cyberpunk-2077-release-crunch-labor-delays-cd-projekt-red
Cyberpunk-2077-devs-reportedly-angry-with-management-about-unrealistic-deadlines ?, pcgamer.com
Soldat-augmente-le-feu-vert-du-ministère-des-armées ?, franceculture.fr
Regards-sur-Philip-K-Dick : K-dick-notre-contemporain?, Franceculture.fr