N’importe quel militant altermondialiste a déjà, à un moment ou un autre, entendu cet argument fallacieux. On ne serait pas légitime à critiquer un système dès lors qu’on y prendrait part de près ou de loin. Il s’agit pourtant d’un non-sens absolu, et ce à plusieurs égards.

Ce genre de rhétorique est un parfait exemple de manipulation : une personne dénonce un problème de fond et son interlocuteur évite d’y répondre en détournant l’attention sur un sujet différent. Pour autant, il n’empêche que l’exposé de départ n’avait rien de faux et n’a pas été résolu.

S’en prendre au messager plutôt qu’au message

Lorsque vous critiquez quelque chose, si vous n’êtes pas irréprochable – mais peut-on l’être vraiment ? – , il y a fort à parier que votre interlocuteur pointe votre manque de cohérence. Dans une certaine mesure, ce raisonnement peut s’entendre, mais il est aussi extrêmement limité.

D’abord parce que personne n’est parfait et que notre humanité nous confère des faiblesses. Il est, ensuite, beaucoup trop facile d’imputer la responsabilité d’un système défaillant à une personne qui ose le remettre en cause, quand bien même elle en ferait elle-même partie.

Comme si le capitalisme voulait simplement dire « avoir de l’argent » alors que le capitalisme est un système économique basé sur la maximisation des profits, la possession des outils de travail, et l’exploitation des travailleurs. Rien à voir avec le simple fait d’avoir de l’argent.

Si l’on prend l’exemple du capitalisme, chacun d’entre nous naît dans ce système. Il est donc impossible de s’y soustraire complètement. Ou bien il faudrait se retirer de la société et vivre en ermite, exclu de tous. Et là encore, on peut s’interroger sur notre capacité d’agir pour le changer avec une telle marginalité. Toutefois, certains tentent l’expérience et l’apprécient.

Un système auquel on ne peut échapper

Or, il est absolument injuste de blâmer un individu en tant que tel pour une situation dans laquelle il est né et de laquelle il ne peut être tenu responsable. On peut ici bien sûr parler du capitalisme, mais cette réflexion doit aussi s’étendre à divers domaines plus spécifiques.

Si l’on prend par exemple le secteur de la technologie : renoncer à avoir un smartphone ou un ordinateur devient extrêmement compliqué dans notre civilisation occidentale. C’est le système qui a créé un besoin au point de rendre la possession de tels objets quasiment indispensable pour être intégré. On pense par exemple à la numérisation de nombreuses démarches de services publics, de recours à l’emploi, à l’eau à l’électricité, au logement, etc… qui sont des secteurs indispensables pour obtenir un mode de vie digne.

Les seniors sont particulièrement victimes de la fracture numérique. Photo de Anna Shvets sur Pexels.

Certes, il serait sans doute possible de s’en passer, mais au prix d’une coupure terrible avec le reste de la société. Les personnes victimes de la fracture numérique, en particulier les seniors, ne diront pas le contraire. Et pendant ce temps-là, les géants du digital continue de polluer tout autant. 

Pour autant, intégrer ce mode de fonctionnement ne signifie pas que quiconque cautionne l’exploitation de personnes dans des conditions de travail indigne pour récupérer les précieux métaux rares nécessaires à la fabrication de ces appareils.

Une charge mentale et financière

En plus de la potentielle exclusion sociale que cela peut engendrer, vouloir être absolument irréprochable sur tout et avoir une vie la plus éthique possible confère une lourde charge mentale. Sur le long terme, c’est difficilement tenable et sain.

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Il faut, en effet, constamment réfléchir à tous nos actes et à toutes les répercussions qu’ils peuvent avoir sur le monde et sur les autres. Le système est d’ailleurs pensé pour que toutes ces préoccupations restent au second plan. Il est beaucoup plus facile de se laisser porter que de nager à contre-courant. 

Pour les plus riches, c’est en revanche bien plus simple. Chacun d’entre nous préférerait acheter des chaussures véganes, des aliments bio ou des vêtements fabriqués en France, mais énormément de personnes n’en ont tout bonnement pas les moyens financiers.

Des interlocuteurs qui ne font rien

La mise en accusation de sa conduite personnelle est d’autant plus exaspérante qu’elle est très régulièrement l’œuvre de gens qui se moquent complètement d’améliorer le monde et qui ne font rien du tout pour aller dans ce sens. C’est d’ailleurs précisément pour cette raison qu’elles utilisent un argument ad hominem plutôt que de répondre sur le fond.

Tenter de culpabiliser ceux qui critiquent le système relève donc de l’absurde, surtout lorsque l’on sait que ce sont souvent elles qui font déjà le plus de sacrifices et d’efforts pour essayer de bonifier notre société par le biais de gestes individuels.

Il s’agit en réalité de détourner l’attention du sujet afin de ne pas avoir à s’interroger sur son propre comportement. En pointant l’imperfection de quelqu’un, le dénonciateur pense ainsi se dédouaner de son égoïsme. Pire, il peut aller jusqu’à l’inviter à faire preuve du même cynisme que lui.

La responsabilité des pouvoirs publics

Il ne faut cependant pas se leurrer, bien que chaque geste et chaque combat compte, c’est avant tous les pouvoirs publics qui détiennent la clef d’un changement de système. Pour le dire autrement, avec des dirigeants capitalistes, nous ne pouvons avoir qu’un pays du même ordre.

Rien n’empêche, en outre, de critiquer un modèle dont on fait soi-même partie. Ce n’est pas par exemple parce que l’on est habitant du territoire français que l’on ne peut pas remettre en cause le fonctionnement de l’État français. Et Omar Sy l’a bien compris !

Combattre le système avec les armes du système

Au contraire, la critique est même vitale pour faire changer les mentalités et améliorer le monde. S’exclure soi-même du système serait contre-productif pour arriver à son but. Et pour cause, il est impossible de le combattre sans se servir de lui. Comment pourrions-nous d’ailleurs convaincre qui que ce soit en nous plaçant en marge de tous ?

À ce titre, on peut prendre l’exemple des réseaux sociaux les plus utilisés ou des médias de masse. Si l’on s’en tient à une pureté militante, une personne anticapitaliste devrait les boycotter puisqu’ils représentent tout ce qu’elle déteste.

Elle pourrait donc se contenter de ne s’exprimer que dans des médias indépendants ou sur des réseaux alternatifs. Ce serait pourtant totalement contre-productif puisqu’elle ne toucherait alors qu’un cercle d’individus avec des opinions probablement déjà très proches d’elle-même.

Au contraire, en servant des propres armes de son adversaire, on peut mieux le combattre et le détruire de l’intérieur. Nous-mêmes, à Mr Mondialisation, sommes les premiers à vertement critiquer Facebook ou Twitter et à en faire usage pour cela.

Mais au fond, le plus amusant avec ce genre de rhétorique, c’est qu’on l’entend rarement dans l’autre sens. Et si la prochaine fois qu’on vous fera ce type de remarque, vous rétorquiez « Et toi, t’es droite, mais t’as une carte vitale ? ».

– Simon Verdière


Photo de couverture de SHVETS production

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