Le journaliste Pierre Fournier (1937-1973), « précurseur de l’écologie » au tournant des années soixante, notamment dans Charlie Hebdo, fut particulièrement avant-gardiste dans son analyse comme le montre Diane Veyrat dans la nouvelle biographie du journaliste parue en mai dernier (Fournier, Face à l’avenir, Les Cahiers dessinés, 2019). Par son titre judicieusement choisi, l’ouvrage rappelle, comme un coup de fouet, la très forte similitude entre les inquiétudes et les espoirs des militants de cette époque et ceux de la nôtre.
« La belle révolution non violente, planétaire, anar sur les bords et tolérante absolument, est la seule issue. Voilà que cette issue est en train de devenir possible, […] avant la catastrophe, avant la fin du monde ». Ces quelques mots, tout autant alarmistes que remplis d’attentes, ne sont pas tirés d’une des nombreuses tribunes et manifestes diffusés pendant ces derniers mois en réaction aux études scientifiques les plus récentes ; elles sont extraites d’un article publié dans le 12e numéro de Charlie Hebdo, paru le 8 février 1971. C’était il y a tout juste 48 ans !
L’auteur de ces lignes, le journaliste, caricaturiste et polémiste Pierre Fournier, est alors âgé de 33 ans et n’a plus que deux années à vivre. À cette époque, le Rapport du Club de Rome n’a pas encore été publié et les premières études sur le changement climatique en sont à leurs balbutiements. Certes, Silent Spring, enquête de la biologiste américaine Rachel Carson publiée en 1962, a permis d’exposer les ravages causés par l’industrialisation de l’agriculture à la biodiversité et le recours désormais massif à des intrants d’origine synthétique.
D’ailleurs, outre-Atlantique, on se mobilise déjà en masse : le premier « Earth Day » (« Journée de la Terre ») du 22 avril 1970 réunit 20 millions de personnes aux États-Unis, soit 10% de la population à l’époque. Déjà un petit record hors du temps. Mais l’inquiétude de Fournier pour l’environnement s’inscrit dans une tradition bien plus ancienne, celle du naturisme et de l’hygiénisme, des idéologies – parfois classées à droite – qui prônent le végétarisme et la proximité avec la nature comme mode de vie sain.
Critique de la technique, du nucléaire et du développement des sociétés humaines au mépris de la nature, déjà préoccupé par la transformation de la forêt française en « usine à bois », Pierre Fournier est convaincu que « la catastrophe est imminente, [qu’]il faut agir sans attendre » et que « l’humanité court au suicide, faute de prendre son environnement en considération », raconte Diane Veyrat, dans Fournier, Face à l’avenir. À travers Hara Kiri, Charlie Hebdo, puis La Gueule Ouverte, il est en première ligne dans la diffusion de ces idées émergentes. Le journaliste pense qu’il est possible de « retourner à l’équilibre », de résister par le boycott et l’action directe. L’homme n’hésite d’ailleurs pas à y diffuser des cartes précises de « zone à défendre » pour aider les militants à mener des actions, ce qui semble impensable aujourd’hui.
Militant malgré lui, à la tête des premières manifestations contre les centrales atomiques en France à Bugey, il ne cessera de défendre l’idée que le combat écologiste passe d’abord par le changement de comportement individuel, souligne Diane Veyrat. « On n’organisera pas la protestation collective de gens qui, individuellement, s’abandonnent », écrit Fournier. Selon lui, « la révolution globale ne peut provenir que de la conjonction de révolutions individuelles ». Fort de ce principe qui dirigera toute sa pensée, il théorise l’alternative idéale à la société industrielle sous forme de petites communautés autonomes capables de concurrencer le mode de vie insoutenable mené ailleurs.
Depuis, les réflexions sur les meilleures stratégies à adopter pour débloquer la situation ont évolué. La philosophie des « petits gestes » laisse désormais place à l’idée que l’action collective est nécessaire pour modifier « les structures ». Au risque d’oublier que c’est bien le niveau de vie individuel qui est remis en cause par l’épuisement des ressources, nonobstant les conflits sociaux autour de l’enjeu des inégalités.
Mais si le travail biographique réalisé par Diane Veyrat interpelle, c’est surtout parce qu’en poussant le lecteur à se replonger dans les correspondances et articles de Fournier, elle fait redécouvrir une génération déjà persuadée d’être la dernière à pouvoir agir. Au regard des dernières publications scientifiques, la biographe écrit : « Fournier avait tort sur le calendrier, pas sur l’analyse ». Étrange écho aux discours de la décroissance dans les années 2000, puis des manifestations les plus récentes, mouvements qui expriment l’urgence dans les mots, sans réussir à faire infléchir la trajectoire de développement au niveau mondial tant la tâche est grande.
Mais Fournier, c’était aussi et surtout l’incarnation d’une profonde humilité et toute la discrétion volontaire qui en découle. Celle-là même qui, par voies de conséquences, a généré l’oubli collectif de cet esprit brillant en avance sur les temps. « Il (avait) tout pour devenir le gourou de l’écologie, sauf qu’il n'(avait) pas l’ambition de l’homme public et n'(avait) aucune envie de jouer les tribuns. Profondément honnête envers lui-même et envers les autres, il (était) réfractaire à toute gloire personnelle, à toute posture. » signale l’ouvrage.
Fournier, Face à l’avenir, Les Cahiers Dessinés, 2019, 192 pp. ISBN : 1090875819.
NB : Les 115 premières pages du livre sont consacrées à la biographie de Fournier écrite par Diane Veyrat. Dans la seconde moitié, le lecteur trouvera une sélection d’extraits d’articles et lettres rédigés par Fournier, ce qui permet de se familiariser avec la pensée du journaliste.