Ils sont réellement partout sur la planète : à l’intérieur de votre corps, sur votre peau, dans les profondeurs des mers et des lacs, dans la croûte terrestre et jusqu’au sommet des plus hautes montagnes, voyageant dans l’atmosphère et dans l’espace sans aucune combinaison protectrice. Il s’agit des fonges, souvent réduits au terme de « champignon »… Retour sur cet organisme unique. 

Nous les chassons de nos salles de bains, mais ils rattrapent nos bêtises environnementales, trient et décomposent notre compost, mais aussi nos sites d’enfouissement tout comme nos déchets les plus toxiques et radioactifs. Ils fournissent nos nappes phréatiques en eau potable, dégradent les roches et nos plastiques, fabriquent le sol, nourrissent, influencent, tuent et digèrent plantes et animaux.

Ils s’allient ou entrent en symbiose pour nous décomposer lorsque nous mourrons et nous nourrir lorsque nous naissons, comme ils nourrissent la quasi-totalité des plantes.

Ils peuvent donner des visions hallucinatoires, ils produisent des substances médicamenteuses impossible à reproduire en laboratoire, consolident les dunes de sable et participent naturellement à la stabilisation des sols.

Ils nous permettent de faire lever le pain, influencent la composition de l’atmosphère et étaient capables de construire des structures de la hauteur d’immeubles de deux étages (9m) – bien avant les arbres – il y a plus de 400 millions d’années (Ma)… Ils sont incontestablement le bras organique le plus puissant de la Nature.

C’est simple : sans eux, nos villes et nos infrastructures s’arrêteraient, littéralement empêtrées dans des matières non dégradées, et la vie telle que nous la connaissons n’existerait pas sur Terre. Si vous voulez commencer à comprendre l’écosystème dans lequel vous évoluez, alors vous devrez les étudier et analyser leurs interactions sans fin.

Ces dieux vivants, au pouvoir de vie et de mort sur tout ce qui les entourent, ce sont bien sûr les fonges (fungi) ou mycètes, en d’autres mots les mycorhizes, le mycélium, les Prototaxites, le Wood Wide Web (l’Internet forestier), les ascomycètes, chytridiomycètes, eumycètes, gloméromycètes, mycétozoaires, myxomycètes et autres oomycètes.

champignons. Ce mot désignant en réalité le fruit des quelques espèces qui en produisent…

Bien que représentant environ 5 millions d’espèces dans des écosystèmes aux antipodes, on les appelle – parfois par ignorance, souvent par paresse intellectuelle – d’un seul mot : champignons. Ce mot désignant en réalité le fruit des quelques espèces qui en produisent…

Mycorhizes au microscope, à l’échelle micrométrique. Un gramme de sol naturel contiendrait 200 mètres de ces hyphes (filaments fongiques). Photo : Juan Carlos Fonseca Mata, Wikimédia (2012) CC4.0.

L’histoire méconnue des fonges

Ces êtres vivants aux pouvoirs titanesques, mais habituellement si discrets, ont déjà régné, de manière absolue et sans partage, sur la surface de la Terre, pendant plus de 40 millions d’années – soit vingt fois plus que le temps écoulé depuis l’apparition de l’espèce humaine sur le continent africain.

À la jonction entre Silurien et Dévonien (~420 Ma, période plus réputée pour sa diversité aquatique) sur la terre ferme, des «proto-champignons» élevaient les plus grandes structures vivantes que la planète ait jamais connu jusque-là (Prototaxites loganii) créant les supports d’écosystèmes terrestres primitifs et fondateurs de la végétation que nous connaissons actuellement.

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Cladonia fimbriata et Cladonia macilenta dans le Parc national des Grands-Jardins, Québec. Wikimedia Commons CC4.0.

Pionniers du vivant, ils continuent de l’être aujourd’hui : lorsqu’une île volcanique se crée, aussi isolée soit elle dans l’océan, ou lorsque des glaciers multi-millénaires se retirent, laissant la roche à nue, ce sont des lichens – unions de fonges (à ~90%) et d’algues ou/et de bactéries (10%) – qui sont les premiers à colorer le paysage et à littéralement créer la terre dans laquelle des plantes pourront prendre racines.

Mais ce n’est pas tout : plus nous étudions l’histoire des fonges et plus nous nous rendons compte qu’ils remettent en question la notion même d’«individu» et les limites temporelles qu’on leur avait jusque-là attribuées. Un eucaryote associé aux mycètes, retrouvé dans la Formation Grassy Bay au Canada arctique, a été daté de 1 milliard d’années en 2019 (1), repoussant de quelques centaines de millions d’années la présence avérée de «champignons» sur Terre. D’autres estiment déjà à plus de 1,5 milliard d’années l’âge de certains fossiles fongiques…

Des réseaux complexes de vie 

Les plantes, à leur tour, se développeront grâce aux mycorhizes des fungi dans lesquelles seront encapuchonnées leurs racines, ou dont leurs racines seront directement percées, tantôt comme fibre protectrice, tantôt comme nourrice – sorte de «marché organique», tels nos «marchés boursiers» fonctionnant sur l’offre et la demande de matières premières (azote, oxygène, nitrates, phosphore, sucres) – vital au développement de toute plante.

90 % des espèces fongiques nous sont encore inconnues

Et pourtant… nous ne savons encore quasiment rien des «champignons». En 2020, le biologiste et mycologue américain Merlin Sheldrake estimait (3) qu’environ 90 % des espèces fongiques nous sont encore inconnues (2) ; certaines pouvant nous être utiles, voire vitales, par exemple en nous procurant des substances anticancéreuses ou antibiotiques nouvelles.

La même année, un article du très sérieux journal de la Société américaine de microbiologie estimait que nous n’avons analysé qu’un peu plus de 100 000 espèces de «champignons», sur entre 3,8 et 5 millions estimées sur Terre (4).

«Cela me rappela la manière dont les physiciens modernes représentent l’univers, décrit pour plus de 95 % comme
«matière noire» et «énergie noire». Cette matière et cette énergie sont appelées «noires» parce que nous ne savons rien
d’elles. Nous avions là la matière noire biologique, ou vie noire.»
Merlin Sheldrake, 2020

Le champignon est un bâtisseur sous-estimé

Roches nues avec des lichens : Caloplaca marina (orange pâle) et Hydropunctaria maura (noir). Bretagne, France. Photo : Ian Alexander, Wikimédia Commons CC4.0.

S’il dégrade, c’est pour mieux fournir des briques chimiques élémentaires à ses congénères et aux espèces environnantes dont il dépend lui-même.Mais le champignon est aussi un formidable intermédiaire…

Les fonges étaient déjà sur place pour servir de réceptacle – de relais symbiotique – aux algues pour s’établir sur les continents il y a 440 millions d’années. C’est ainsi toute la pyramide du vivant qui semble, à un moment ou à un autre de son existence, dépendre du travail biochimique et de l’existence de ce clade.

Et pourtant, dans le langage courant, le mot lichen provient du bas-latin lichinis (XIVe siècle), qui désignait une dermatose, maladie de peau très apparente et jugée sévèrement par les sociétés humaines (5).

Depuis l’Antiquité et à travers le Moyen âge, le savoir sur les fonges semble même se limiter à quelques a priori (6), comme l’idée que plus un être vivant est capable de s’élever vers le ciel et plus il est divin ; que dire des «champignons» vivant au ras du sol – et de la truffe en particulier, s’épanouissant au «royaume des morts» !

Une tradition orale et l’utilisation de mycètes continuent en revanche, pendant tout ce temps, d’infuser les sociétés autochtones, comme en témoignent des pratiques rapportées par les colonisateurs portugais et espagnols du XIVe au XVIIe siècle.

Malgré tout, le malentendu est profond entre l’humain et le champignon.

Tous «méga-lichens»

C’est que, depuis les années 2010, les quelques 5 à 10 % des espèces connues de champignons questionnent intensément notre propre rapport à l’identité. En repoussant les limites d’associations entre espèces (fonges – algues – bactéries, chez les lichens notamment) mais aussi avec des formes de vie très différentes comme les arbres, ou même les vertébrés (humains et non-humains) et invertébrés, les champignons remettent en cause notre définition biologique de l’individualité.

On pourrait, à minima et à l’aune des dernières recherches, se penser non pas comme des individus monolithiques mais comme une symbiose de milliards d’individus et de centaines d’espèces fongiques, microbiennes et virales dont notre corps ne serait qu’un vague chef d’orchestre – à l’instar des lichens mais sur une échelle bien plus vaste et complexe.

Cette vie «extra-humaine», dont dépend notre organisme, est présente en aussi grand nombre que les propres cellules humaines dans notre corps (vraisemblablement de l’ordre de 1:1 à 1:2, soit au moins une cellule «non-humaine» pour chaque cellule «humaine» (7)). Est-il nécessaire de rappeler que nous partageons 26 % de nos gènes avec la levure et 18 % avec le champignon de Paris (8) ?

Mais le mystère fongique ne s’arrête pas là : au cours de leurs 400 millions d’années d’évolution commune avec les insectes, environ mille espèces de fonges ont appris à hacker les systèmes nerveux centraux d’espèces ciblées (9).

Par exemple, la fameuse Ophiocordyceps unilateralis infecte exclusivement les fourmis Caponotini et leur fait pincer la nervure centrale d’une feuille pour que le champignon puisse s’y développer ; le fungi la fait mourir sur-le-champs dans une overdose de psychoactifs et en transperçant sa carapace de ses fins filaments pour continuer son développement sur son nouvel hôte végétal à une hauteur avantageuse pour lui. Les mécanismes exacts du contrôle de la fourmi par l’ascomycète (électrique/nerveux, chimique, viral ou un mélange des trois) ne sont toujours pas connus à ce jour, mais l’opération ne manque jamais sa cible !

Papillon «zombie» infesté par un Cordyceps. Photo : Bernard Dupont, CC2.0, 2013, Taman Negara NP, Pahang, Malaisie..

Chez l’humain, la consommation de champignons à psilocybine (substance psychoactive puissante) est documentée depuis le XVe siècle au Mexique, mais leur utilisation pourrait être préhistorique (10) ; certains, comme Terrence McKenna, avancent qu’ils auraient pu déjà être utilisés il y a 50 000 à 70 000 ans, en plein paléolithique ; période correspondant à une explosion des productions et pratiques religieuses, à une organisation sociale se complexifiant et au développement du commerce et des arts pariétaux.

Au Néolithique (~12 000 ans), le développement de l’agriculture favorise certaines céréales. Là aussi, les levures – grâce à leur capacité à synthétiser l’éthanol – auraient certainement permis aux humains de bénéficier d’une boisson fermentée naturellement anti-bactérienne : la bière ; faiblement alcoolisée, elle aurait favorisé l’espérance de vie en bonne santé chez les adultes des premières communautés villageoises (11) du croissant fertile puis du reste du monde méditerranéen, avant de se propager à d’autres zones.

Exemple plus récent dans l’Art, les visions hallucinatoires de certains tableaux de Jérôme Bosch (XVe siècle), notamment ceux de la Tentation de Saint-Antoine, seraient inspirées par les témoignages d’infections villageoises par l’ergot (parasite ascomycète du seigle), voire même par une expérience personnelle du peintre avec ce «champignon». Dans la croyance populaire, Saint Antoine protégeait justement de l’ergotisme et l’on appelait sa gangrène : feu de Saint-Antoine.

Les interactions symbiotiques d’insectes et d’animaux (humains compris) avec des fonges, vont jusqu’à contrôler chimiquement des pulsions de l’hôte pour certains aliments ou l’absence d’alimentation (12), des humeurs ou préférences sexuelles, elles sont aussi des indicateurs fiables de la maladie d’Alzheimer (13)… c’est bien de personnalité, de souvenirs, d’expériences psychiques et de l’intime dont on parle lorsqu’on évoque les mycètes qui nous habitent ou que l’on ingère.

On peut donc légitimement poser la question de notre identité biologique, mais aussi de notre libre-arbitre face à ces manipulateurs professionnels qui ont eu bien plus de temps d’évolution que nous pour se perfectionner. Ne serions-nous, humains, que de nouveaux moyens de transport, de vie, de survie, de lutte et d’évolution dans leur histoire longue de plus d’un milliard d’années ?

Infection fongique provoquant une méningite aigüe dans un cerveau humain. Photo : US CDC, domaine public, 2012.

L’arbre-monde

«Les vieux arbres sont précieux. Aucun être sur Terre n’est l’hôte d’une communauté aussi riche d’êtres vivants.» (14) Sir David Attenborough

Chaque arbre est un holobionte (du grec holo, «tout», et bios, «vie»), il contient plusieurs formes de vie. Chaque arbre adulte peut avoir des relations symbiotiques simultanées avec deux cents espèces fongiques différentes, chacune étant spécialisée dans l’apport d’un ou de plusieurs nutriments en particulier. C’est donc une véritable petite armée d’ingénieurs spécialisés qui s’affaire à quelques millimètres sous-terre pour qu’un tronc s’élève.

Les gloméromycètes sont les «prises USB» des forêts : ayant évolué sur la terre ferme depuis plus de 450 millions d’années, cette famille fabrique des filaments microscopiques qu’elle insère dans les racines de ses hôtes puis qu’elle ouvre en forme d’arbuscules une fois à l’intérieur. Un flux continu de nutriments, en provenance des feuilles mortes et autres détritus organiques, transite alors par ces interfaces symbiotiques.

Filaments mycéliens vus au microscope à fuorescence. Photo : Juan Carlos Fonseca Mata (2019) Wikimédia CC4.0

«Je suis vieux, plus vieux que l’émergence de la pensée dans
votre espèce, qui est cinquante fois plus vieille que votre
histoire. Bien que je sois sur terre depuis des temps
immémoriaux, je viens des étoiles.
Ma demeure n’est pas une planète unique, car une pléthore de
mondes éparpillés dans le disque étincelant de la galaxie
possèdent des conditions qui confèrent à mes spores une
opportunité de vivre. Le champignon que vous voyez est la
partie de mon corps qui se donne aux frissons du sexe et aux
bains de soleil ; mon corps véritable est un fn réseau de fbres
qui croissent dans le sol. Ces réseaux peuvent couvrir des
hectares et ils possèdent plus de connexions que n’en contient le
cerveau humain.»
– Le champignon parle à l’auteur Terence McKenna, dans The
Syntax of Psychedelic Time (1993).

Mieux, depuis les années 2000, nous savons que «l’Internet des forêts» sécrète également la glomaline, une protéine qui imprègne les sols et stabilise les particules fines à la manière d’une colle organique, participant largement à la maîtrise de l’érosion (15).

À la question : «savez-vous quel est le plus grand organisme vivant sur la planète ?» certains d’entre vous seraient peut-être tentés de répondre : la baleine bleue, ou encore le séquoia californien… c’est en réalité un être quasi-invisible à l’œil nu, un petit parasite forestier : le basidiomycète Armillaire couleur de miel (16) qui est sur la première marche du podium !

Il est à l’origine de la décomposition de certains arbres et parcourt la forêt pour glisser ses filaments noirâtres sous leur écorce. Quel ne fut pas la surprise des gardes forestiers de la Forêt nationale du Malheur (Oregon, Etats-Unis) lorsqu’à la fin du XXe siècle, ils lancèrent une campagne de reconnaissance d’arbres malades.

La cause de tant d’arbres affaiblis localement n’était autre qu’un seul Armillaire. Car ils ont en effet découvert ce qui s’est avéré être l’être vivant le plus imposant de la planète (poids et surface confondus) : 10km² de réseau mycélien partageant le même ADN, 8500 ans d’âge et un déplacement d’environ 30cm par an.

«Ce monde des mycètes forestiers mérite d’être mieux étudié par
les microbiologistes. Nous sommes trop peu nombreux à
décrypter la biologie et l’écologie de ces hôtes des bois»
Francis Martin, 2022

Il nous reste presque tout à découvrir au sujet des «champignons», notamment sur leurs capacités de synthétisation de protéines dans des situations non conventionnelles, ou sur leurs associations possibles avec d’autres espèces et les possibilités d’adaptation offertes à travers ces processus.

On parle même de spores transportés par des météorites depuis d’autres lieux du système solaire ou depuis l’espace interstellaire : capables de se mettre en dormance pendant des dizaines, des centaines, voire des milliers d’années dans certaines conditions, les recoins rocheux des météores pourraient leur servir de bouclier thermique lors d’une entrée atmosphérique. De là, à imaginer que les plus grands explorateurs de l’espace seraient des fungi, il n’y a qu’un pas…

Le sol espoir

La microbiologie mycorhizienne n’attire encore que très peu d’investissements dans la R&D, en dehors de la recherche fondamentale publique (17).

Et pourtant, les débouchés sont encore plus nombreux – et la concurrence moins rude – que dans d’autres domaines des sciences et techniques. Quelques exemples s’imposent ici, afin de présenter les pistes d’explorations les plus évidentes et montrer, s’il en est encore besoin, le rôle de plus en plus central que vont jouer les mycètes dans le(s) monde(s) que nous occuperons.

Les «champignons» luttent depuis des centaines de millions d’années contre les infections bactériennes pour leur propre compte et synthétisent des composés des plus créatifs et des plus redoutables, souvent impossibles à reproduire en laboratoire, encore aujourd’hui. On peut citer l’évidente pénicilline, découverte par un heureux hasard de contamination fongique d’une culture bactérienne dans un laboratoire londonien en 1928…

Mais l’on pourrait aussi mentionner les statines (anti-cholestérol), la cyclosporine (immunosuppresseur utilisé dans une majorité des transplantations d’organes) ou encore les puissants antibiotiques au Bêta-lactame. Des centaines d’autres substances surpuissantes restent encore inconnues, cachées au fin fond de nos forêts, dans l’océan, ou ignorées quelque part dans nos égouts.

Au début des années 2020, plusieurs espèces ont été reconnues pour leurs capacités à synthétiser des protéines anticancéreuses (notamment Piptoporus betulinus, Antrodia camphorata) parfois avec des taux affichant 100 % de réussite en laboratoire, comme c’est le cas de la polysaccharopeptide – synthétisée par Trametes versicolor – contre le cancer de la prostate (testé sur des souris).

Antrodia camphorata, utilisé en médecine traditionnelle chinoise comme immunostimulant et «anti-fatigue», présente un intérêt renouvelé contre le cancer du sein – qui tuait plus de 12 000 femmes en 2018, rien qu’en France. Alors qu’en 2022 l’Union Européenne tentait péniblement d’autoriser sa mise sur le marché commun comme complément alimentaire (18), il faisait l’objet de publications médicales des plus sérieuses de la part de chercheurs Taiwanais depuis les années 2010 comme outil efficace d’inhibition des cellules tumorales de l’adénocarcinome (19).

Plus trivialement, souffrez-vous de pellicules ? Alors c’est que votre cuir chevelu est favorable à la levure Malassezia ; présente chez quasiment 100 % de la population, elle dégrade le film lipidique pour former les fameux «flocons» ingrats. Elle n’est que rarement pathogène.

Reflétant les connaissances minimes accumulées sur les mycètes et bien que plusieurs centaines de publications aient déjà fait état de résultats probants dans le secteur de la santé, nous n’avons encore qu’effleuré les capacités chimiques des fungi et leur potentiel en médecine et en pharmacologie.

Les fonges pourraient-ils aussi apporter une révolution attendue depuis longtemps dans le recyclage des plastiques ? En 2023, une étude a montré que plus de 180 espèces fongiques dégradent depuis plusieurs dizaines d’années des polyesters et des polyuréthanes dans les marais salants côtiers du Jiangsu, en Chine (20). Ces champignons se sont donc très rapidement adaptés pour bénéficier de ce que l’on appelle à présent la «plastisphère», ensemble d’écosystèmes mondiaux que des déchets plastiques anthropiques ont colonisé majoritairement.

Mieux, les polypropylènes – plastiques quasi-impossibles à recycler dans nos systèmes industriels et pourtant utilisés très couramment dans les emballages – sont des aliments pour Aspergillus terreus et Engyodontium album, qui dégradent près de 30 % d’une masse donnée en laboratoire en 90 jours (21).

Des startups, comme les françaises Yphen ou Mycophyto, ont déjà développé des solutions pratiques et économiques d’éco-rémédiation à l’aide de mycètes, par exemple en utilisant leur appétit naturel pour le pétrole brut, en favorisant le développement de plantes agricoles ou en permettant aux fonges de capter les polluants d’un ancien site industriel au sol toxique pour l’humain (22).

Dans la construction également, les fonges sont des alliés encore largement ignorés. Depuis les années 1980, des projets immobiliers à base de fibres de mycètes «stabilisées» (c’est à dire chauffées ou brûlées) ont été imaginés et naissent un peu partout dans le monde (23). Nous avons à faire à un matériau de construction aussi léger que le polystyrène, mais aussi résistant que le béton. Depuis la conception de meubles (intérieurs et extérieurs) jusqu’à des tours de plusieurs dizaines d’étages. Les projets s’amoncellent cependant sans forcément voir le jour.

De manière certaine, il n’est à présent qu’une question de choix de construire une habitation, individuelle ou collective, à partir de briques non plus de béton ou même de terre cuite (procédés demandant plus d’énergie et d’eau) mais en briques ou en impression 3D de mycélium (24) ; malgré leur nombre encore limité, les entreprises et laboratoires développant ces solutions sont déjà matures et prêts à investir plus largement le marché.

Par ailleurs, des organismes privés comme publics (NASA, Engie, etc.) se sont également intéressés au mycélium comme moyen de construction, par exemple pour une base lunaire (impression 3D organique) ou dans la construction de maisons «vivantes» autoréparables (25). Des drones et emballages biodégradables sont d’ores et déjà fabriqués en mycélium par deux sociétés américaines, Ecovative (26) et MycoWorks (27).

Autre avenue d’exploration : les matières textiles offertes par les fibres très résistantes des mycètes. Du faux-cuir mycélien est déjà commercialisé sous le nom de Mylo™ aux Etats-Unis.

Le mycélium peut aussi remplacer des outils en plastique dans la fabrication de papiers et fibres en tous genres, notamment pour le tri et la purification de fibres recyclées, à l’heure où les forêts sont paradoxalement de plus en plus sollicitées et protégées (28).

Même les tenants et spécialistes des anciennes énergies fossiles se tournent vers les fungi depuis quelques années. L’Institut français du pétrole et des énergies nouvelles (IFPEN) a fait de Trichoderma reesei l’une de ses pistes de diversification, après dix ans de recherche. L’IFPEN a mis au point en 2018 un procédé pour produire du bioéthanol à partir de déchets organiques. Ce mycète utilise depuis des millions d’années des enzymes qui dégradent la cellulose et la transforment en sucres, formant le précieux éthanol qui alimente depuis plusieurs années de nombreux moteurs à explosion (avec les bien connus «E10» et «Superéthanol»).

Les mycètes radiotrophes, quant à eux, sont capables d’absorber l’énergie de radiations ionisantes (par exemple la radioactivité) pour produire de l’énergie métabolique ; une façon organique de transformer ou stocker de l’énergie, par exemple à partir de déchets nucléaires.

Riches en mélanine, ces fonges présentent accessoirement un intérêt certain dans la création de pigments… à l’heure où les industriels et consommateurs du «prêt-à-jeter» sont pointés du doigt pour leurs contributions aux diverses pollutions et exploitations humaines des processus de fabrication et de transport.

Des résultats prometteurs sont également atteints depuis les années 2010 en informatique grâce à l’inclusion de certains mycètes au développement nanométrique «en étoile» dans l’encodage et le décodage d’information en réseau (29). A l’orée du stockage numérique par ADN, le mycélium résistant à la décomposition pourrait être utilisé complémentairement comme stockage de données.

L’on pourrait également aborder les sujets de l’écorémédiation, de la place que continuent d’occuper les fonges dans les médecines traditionnelles, des utilisations artistiques des mycètes, ou encore de leur capacité à indiquer la qualité d’un environnement pour qui sait les écouter. Mais les fungi nous mettent là face à nos propres limites, physiques et intellectuelles, car ce sont des champs de recherche que l’humain n’a simplement pas assez développés pour que l’on puisse les évoquer ici.

En ayant conscience que nous avons là un potentiel allié, plusieurs échelles de fois plus fort que l’humain dans l’art de la survie et de la maîtrise de son environnement, nous devons aussi cesser de le percevoir comme une forme de vie inférieure, inintelligente ou incomplète.

«Nos mains absorbent comme des racines, alors je les pose
sur ce qu’il y a de beau en ce monde.»
Saint François d’Assise

La force indestructible des mycètes et leur longévité viennent justement de leur capacité de symbiose constante, en toute humilité. Une leçon que nous devons toutes et tous commencer à nous appliquer à nous-mêmes, si nous souhaitons simplement «vivre bien»…

– Pierre-Emmanuel Largeron


Sources :

  1. Loron, C.C., François, C., Rainbird, R.H. et al. «Early fungi from the Proterozoic era in Arctic Canada.» Nature 570, 232–235, 2019. https://doi.org/10.1038/s41586-019-1217-0 [Lire en ligne]
  2. Merlin Sheldrake : «Le monde caché. Comment les champignons façonnent notre monde et influencent nos vies.» First éditions, 2020, p.14.
  3. https://www.nationalgeographic.com/science/article/oldest-fungus-fossils-found-earth-history
  4. https://www.nationalgeographic.fr/sciences/2023/01/ce-champignon-parasite-pourrait-il-evoluer-pour-controler-les-humains
  5. https://www.zoom-nature.fr/les-lichens-ne-sont-pas-des-plantes/
  6. https://theconversation.com/au-moyen-age-les-champignons-avaient-tres-mauvaise-reputation-176751
  7. Pascal Combemorel : Combien de cellules composent un être humain ? , Planet-Vie, 2016
  8. Jean-Christophe Guéguen et David Garon, Biodiversité et évolution du monde fongique, EDP Sciences, 2015, p. 14
  9. Vega FE, Meyling NV, Luangsa-Ard JJ, Blackwell M (2012) Fungal entomopathogens. In: Vega F, Kaya HK. editors. Insect Pathology, 2nd ed. San Diego: Academic Press; pp. 171–220 [Lire en ligne]
  10. Andy Letcher, Shroom : a cultural history of the magic mushroom, 1968. éd. Faber & Faber, 2006, p.74-77. [Lire en ligne]
  11. Au royaume des champignons, réalisation : Annamária Tálas, 2017 [Voir en ligne]
  12. Shang Y, Feng P, Wang C (2015) Fungi That Infect Insects: Altering Host Behavior and Beyond. PLOS Pathogens 11(8): e1005037.
  13. Pisa, D. et al. Different Brain Regions are Infected with Fungi in Alzheimer’s Disease. Sci. Rep. 5, 15015; doi: 10.1038/srep15015 (2015) [Lire en ligne]
  14. https://standfortrees.org/blog/tree-quotes/
  15. Matthias C. Rillig. 2011. Arbuscular mycorrhizae, glomalin, and soil aggregation. Canadian Journal of Soil Science. 84(4): 355-363. https://doi.org/10.4141/S04-003
  16. Francis Martin, Sous la forêt. Pour survivre il faut des alliés, éd. Alpha / Humensis, 2022, pp. 29-30.
  17. Hyde, K.D., Xu, J., Rapior, S. et al. The amazing potential of fungi: 50 ways we can exploit fungi industrially. Fungal Diversity 97, 1–136 (2019). https://doi.org/10.1007/s13225-019-00430-9
  18. https://www.efsa.europa.eu/en/efsajournal/pub/7380
  19. Yang et al. Anti-metastatic activities of Antrodia camphorata against human breast cancer cells mediated through suppression of the MAPK signaling pathway. Food Chem Toxicol. 2011 Jan;49(1):290-8. doi:10.1016/j.fct.2010.10.031. Epub 2010 Nov 4. PMID: 21056076. [Lire en ligne]
  20. https://www.science-et-vie.com/nature-et-environnement/decouverte-de-plusieurs-champignons-qui-devorent-le-plastique-une-revolution-pour-le-recyclage-105243.html
  21. https://www.sydney.edu.au/news-opinion/news/2023/04/14/fungi-makes-meal-of-hard-to-recycle-plastic.html
  22. https://www.france24.com/fr/%C3%A9missions/%C3%A9l%C3%A9ment-terre/20220121-le-champignon-un-alli%C3%A9-hallucinant
  23. https://www.quotatis.fr/conseils-travaux/inspirations/maison-verte/mycelium-champignon-lavenir-materiau-de-construction/
  24. https://www.neozone.org/innovation/linvention-dun-bloc-de-construction-en-champignon-qui-absorbe-le-co%E2%82%82-aussi-solide-et-isolant-le-beton/
  25. https://www.engie.be/fr/blog/agir-pour-la-planete/maison-base-champignon-construit-repare-seule/
  26. https://www.usine-digitale.fr/article/polluants-les-drones-pas-du-tout-si-on-les-fabrique-en-champignons.N298434
  27. https://www.quotatis.fr/conseils-travaux/inspirations/maison-verte/mycelium-champignon-lavenir-materiau-de-construction/
  28. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1749461310000333
  29. Adamatzky, Andrew (2018) Towards fungal computer. Interface Focus http://doi.org/10.1098/rsfs.2018.0029

Documents complémentaires :

• Dominique Gauguier et al. (2019) Microbiote intestinal (flore intestinale). Une piste sérieuse pour comprendre l’origine de nombreuses maladies. INSERM [Lire en ligne]

• Ralph Metzner : Sacred Mushroom of Visions: Teonanácatl. A Sourcebook on the Psilocybin Mushroom. Park Street Press, 2005.

• Au royaume des champignons, réalisation : Annamária Tálas, 2017 [Voir en ligne]

• Les champignons nous gouvernent-ils ? | 42, la réponse à presque tout | ARTE, 2023 [Voir en ligne]

• Terrence McKenna : Conversations with the Mushroom (en anglais) [écouter en ligne]

Image d’entête @Pixabay

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