« Un livre à mi-chemin entre Pierre Bourdieu et Bozo le clown », c’est avec cette auto-dérision qui le caractérise que Guillaume Meurice présente son livre Les Vraies Gens, Sociologie de trottoir publié aux éditions JC Lattès en mars 2022. Un ouvrage qui revient sur les coulisses du « Moment Meurice », une chronique qu’il anime depuis huit ans sur France Inter.
Comédien, chroniqueur, humoriste, parfois pris – à son grand désarroi – pour un journaliste, Guillaume Meurice parcourt les marchés, les Salons, l’Assemblée nationale à la rencontre du peuple de France et de ses représentants politiques. Il récolte les avis tour à tour amusants, alarmants, réac, contradictoires, sur les sujets les plus divers en lien avec l’actualité : économie, racisme, éducation, immigration, végétarisme, lutte des classes, polémiques du moment… Le champ des possibles est si large qu’il ne risque pas de manquer de sujets.
Le « bouffon médiatique », qui s’était d’ailleurs fait la voix de l’illustre Triboulet dans Le roi n’avait pas ri, aime chercher les contradictions dans les éléments de langage qu’on lui sert volontairement ou involontairement en guise de réponses : idées préconçues façonnées et martelées par les médias puis répétées sans réflexion, biais cognitifs, pirouettes politiciennes, langue de bois, jargon commercial… C’est tout un catalogue de sophismes et d’arguments fallacieux qu’il se fait un plaisir d’énumérer et de développer tout au long des « Vraies Gens ».
Alors que la sortie de son dictionnaire Le Fin Mot de l’histoire en 200 expressions a été suspendue par le groupe Editis, propriété de Vivendi (dont l’actionnaire majoritaire est Vincent Bolloré, légèrement égratigné dans l’ouvrage), Guillaume Meurice a accepté de répondre à quelques questions pour Mr Mondialisation.
Mr Mondialisation : Dès les premières pages, vous écrivez que « les vraies gens, c’est nous ». Que donnerait alors une rencontre Meurice-Meurice ? Comment le Meurice avec le micro piègerait-il l’autre Meurice ? (instant introspection !)
Guillaume Meurice : Ah ah je me suis souvent posé cette question ! Mais je me dois de préciser que je ne piège pas les gens. Mon micro n’est pas caché, il est siglé France Inter et je demande toujours aux personnes si elles ont le temps de répondre à quelques questions sur la thématique du jour avant de l’allumer. Mais j’ai bien pigé que votre question portait davantage sur mes contradictions et mes failles de raisonnement.
Évidemment, et comme tout le monde, j’en ai plein. Le fait, par exemple, que je sois en train de répondre à cette interview via du matos qui a certainement été fabriqué en Chine dans des conditions sordides en est une. Le fait que je sois seulement végétarien et pas encore vegan en est une autre. Je pourrais multiplier les exemples. Le tout est de savoir les reconnaitre. Il y a des gens qui refusent cela, et qui vont du coup chercher des justifications forcément absurdes, bafouiller, se contredire…etc. Ce qui va peut-être m’arriver dans les futures questions de cette interview…
Vous interrogez les gens depuis huit ans maintenant. Vous devez être reconnu régulièrement, avez-vous subi des agressions verbales ou même physiques ? Je pense à des personnes n’ayant pas apprécié leur passage dans l’émission « Par Jupiter ! ».
Ah oui cela arrive quelquefois. D’ailleurs – et je vous promets que c’est vrai – je me suis fait menacer pas plus tard que la semaine dernière par un charlatan qui disait lire dans les auras des gens au salon… du zen ! Je lui ai dit « mais tu ne vas pas me casser la gueule au salon du zen, ça n’a pas de sens ! ». Je l’avais interrogé l’année dernière et visiblement, il était tombé sur le podcast. Mais il faut dire que c’est assez rare.
Je me suis fait insulter de loin au meeting de Zemmour mais c’est quand même moins surprenant. De manière générale, je ne suis pas énormément reconnu parce que je ne suis pas si « connu ». L’auditorat de France Inter est, certes, de plus en plus important, mais ça reste une minorité de nos compatriotes. Malheureusement pour la station, mais heureusement pour moi car ça me laisse encore pas mal de gens à interroger.
Comment arrivez-vous à interroger ou ré-interroger des gens qui savent que leurs idées vont être moquées dans l’émission ? Quand bien même vous ne jugez pas la personne mais ses propos, ce doit pourtant être un peu vexant pour l’égo d’être affiché ainsi. Et pourtant, certains reviennent vous parler !
J’essaye de ne jamais interroger deux fois la même personne. Ça a dû m’arriver involontairement car je retourne parfois devant les mêmes kiosques, ou sur les mêmes marchés, mais j’essaye d’être vigilant là-dessus. À l’exception notoire de Roger que je croise régulièrement dans le 15ème arrondissement de Paris, et d’Édith, qui était esthéticienne à deux pas de la maison de la radio. J’en ai fait un peu des « personnages » de mes chroniques, d’une part à cause de leur franc-parler, mais aussi car ils représentent pour moi l’idée qu’on se fait du fameux « bon sens populaire français ».
Les deux savent que je les diffuse régulièrement. Roger s’en fout car il dit ce qu’il pense. Il est arrivé qu’il se fasse engueuler par son beau-fils qui n’était visiblement pas très au fait des opinions de son beau-père. Mais il adore donner son avis et, coup de bol, il en a un sur absolument tout ! Édith écoute les chroniques et s’en fout également puisqu’elle aussi est sincère. Le fait que ce ne soit que de la radio – et pas de la télévision – joue aussi. On se « lâche » plus lorsqu’il n’y a pas de caméra. Et puis, il faut dire aussi que je ne pense pas être agressif ni même méchant, et que ce que je fais est davantage de l’ordre de la taquinerie. La dictature de la rigolade n’existe que dans les cauchemars de Pascal Praud.
Est-ce que la réaction d’une personne vous a déjà totalement pris au dépourvu ? Voire même, a-t-on déjà réussi à retourner vos questions contre vous ? Dans le même ordre d’idée, quelle est la rencontre qui vous a le plus surpris ou marqué ? Comment fait-on pour s’en sortir et ne pas rester sans voix dans ces cas-là ?
Ça m’arrive tout le temps. J’arrive souvent avec une idée en tête à propos de ce que je vais obtenir comme réponse, car il suffit de s’intéresser un peu à l’état du débat public en France pour arriver à anticiper. Mais j’ai systématiquement au moins une fois par chronique, une fulgurance qui me scotche.
Je suis tombé sur une dame que j’interrogeais sur l’absence de sobriété énergétique des riches qui m’a dit que les pauvres ne faisaient pas d’efforts non plus car elle a déjà vu des femmes de ménage jeter la moitié de leur sandwich ! Une autre fois, un monsieur m’a affirmé très sérieusement qu’il faudrait enfermer les syndicalistes de la CGT dans un bagne. J’en passe et des plus incroyables. Lorsque l’on m’a présenté des innovations digitales pour commander des croquettes pour chiens ou quand Gabriel Attal me dit qu’il faudrait que les jets privés volent au biocarburant, par exemple.
Ce sont des répliques improbables ou des situations impossibles à écrire dans un scénario de film car elles seraient jugées trop caricaturales. C’est pourquoi j’aime beaucoup la phrase de Marc Twain qui dit que « La réalité dépasse la fiction, car la fiction doit contenir la vraisemblance, mais non pas de la réalité ».
La chronique qui m’a le plus marquée est certainement celle faite avec un candidat à la présidentielle 2017 qui s’appelait François Bervas. Il proposait d’abolir l’Éducation nationale, de faire reposer toute l’économie française sur les buralistes, de tirer à vue sur les manifestants. Il avait créé un site Internet et cherchait à recueillir des parrainages. Le pire c’est que face à un Zemmour, il passerait aujourd’hui sans doute pour un modéré.
À travers la parole des « Vraies gens », vous décryptez nombre de sophismes, biais et procédés rhétoriques employés inconsciemment ou volontairement par vos interviewés jusqu’à ce que vous pointiez les incohérences de leur discours. Vous mentionnez aussi des ouvrages d’esprit critique en bibliographie. Comment s’est construite votre expérience d’analyse de la pensée ? S’est-elle faite sur le tas ou aviez-vous déjà quelques bases avant de vous lancer dans la rue micro à la main ?
J’ai toujours été intéressé par ça. Par « pourquoi pense-t-on ce qu’on pense ? », « pense-t-on vraiment ce qu’on dit ? ». À quel moment on se rend compte que l’on n’émet pas une pensée, voire une opinion, mais que l’on se contente simplement de répéter ce qu’on a entendu et qui nous va bien ? Nous sommes remplis d’a priori, de raccourcis, d’amalgames.
Le formidable livre Votre cerveau vous joue des tours d’Albert Moukheiber est très éclairant à ce sujet. Notre capacité de raisonnement est assez limitée et nous avons toutes et tous tendance à surestimer notre faculté de jugement. Une meilleure connaissance de nos biais cognitifs devrait nous permettre d’être plus lucide sur nous, et sur ce qui nous entoure. Une meilleure connaissance des discours aussi. C’est pourquoi je ne peux que recommander le livre de Clément Viktorovitch Le pouvoir rhétorique.
Ce sont des lectures qui me nourrissent et qui sont très complémentaires du terrain. J’encourage tout le monde à aller discuter avec autrui. On a tout à gagner à se frotter les uns aux autres, je parle de nos cervelles bande de petits coquinoux !
En huit ans de micro-trottoir, quelles évolutions sur la forme et le fond avez-vous pu remarquer dans les opinions que vous récoltez et à quoi les attribuez-vous ?
C’est très difficile à dire car je ne fais pas un travail de sociologue. Quand j’étais petit, dans la maison de la presse de mes parents en Haute-Saône, j’entendais déjà des discours xénophobes, sexistes, homophobes… Peut-être que ce qui a changé, c’est le fait de l’assumer.
Aujourd’hui, une pensée raciste peut s’exprimer dans un micro car elle s’exprime de plus en plus dans les médias dominants. Elle a donc a acquis une certaine forme de légitimité. Sans doute qu’il y a moins de complexe. Le vote Le Pen qui était mal vu il y a encore quelques années s’est malheureusement banalisé, via la fameuse « fenêtre d’Overton ». Il y a peut-être une sorte d’apathie, voire d’anesthésie démocratique, davantage de gens résignés.
Je pense d’ailleurs que le vrai poison moderne est ce sentiment d’impuissance qui gagne du terrain de jour en jour. Un travail de sape est à l’œuvre pour dépolitiser tous les sujets et les traduire en problèmes individuels.
J’en veux pour preuve qu’on soigne les burnout avec de la médiation en pleine conscience plutôt qu’en cramant le CAC 40.
Sur les réseaux sociaux s’est diffusée une remarque intéressante sur le fameux « barrage républicain » au second tour de la Présidentielle. Il était rappelé que le rôle d’un barrage, c’est normalement de retenir l’eau en quantité pour ensuite la laisser repartir en contrôlant son débit et non de l’arrêter, comme il serait normalement souhaitable dans le cas des idées d’extrême droite. À partir de là, peut-on dire que les prétendus « barrages républicains » utilisés ces vingt dernières années par les politiciens pour se faire élire n’ont en fait servi qu’à faire monter peu à peu « l’eau Rassemblement National » à un niveau historique aujourd’hui ? Et qu’avec l’explosion de ce barrage, le flot RN désormais non jugulé puisse aboutir à sa victoire aux prochaines élections présidentielle et législatives ?
Que pensez-vous de cette métaphore ?
Elle est rigolote et intéressante mais comme toutes les métaphores, elle a ses limites. Il me semble que pire qu’une victoire du RN aux présidentielles ou aux législatives, le plus grave est que l’on ne se rende pas compte que l’extrême-droite a déjà quasiment gagné en France.
Nous sommes dans un pays où la police républicaine est chargée de harceler des familles exilées qui dorment dans des tentes, couper des points d’eau, interdire la distribution de bouffe. Nous sommes dans un pays qui refuse le pavillon français au bateau de SOS Méditerranée, qui laisse donc des milliers d’êtres humains crever en pleine mer (sachant que s’il s’agissait de bateaux remplis de familles ukrainiennes, ils seraient secourus dans la seconde). Nous sommes dans un pays où des ministres prétendument progressistes affirment face caméra que le principal danger à l’école est le voile et le wokisme, et non l’état de délabrement des bâtiments, l’épuisement des profs, et les classes surchargées. Nous sommes donc déjà dans un pays qui applique une politique xénophobe. Donc ce barrage fuit déjà de partout.
Lors de son passage chez nos collègues de Blast, votre collègue Charline Vanhoenacker déclarait que l’humour politique permet de remettre les gens à niveau, d’inverser la domination; en somme, de faire descendre les politiques de leur piédestal d’où ils veulent tout contrôler. À l’heure où les grands médias sont détenus par une poignée de milliardaires avec en plateau ou au clavier des journalistes / éditorialistes complaisants, cachant à peine leur orientation politique, la tâche d’asticoter / de critiquer les politiques ne s’est-elle pas transférée aux humoristes justement ? Comme seuls les bouffons du roi pouvaient le faire autrefois ainsi que vous l’écrivez dans le Roi n’avait pas ri ? Et au final de ne plus être une simple soupape mais de provoquer une réflexion chez des citoyens qui ne sont plus dupes de la « neutralité » des médias ? Cela ne pourrait-il pas expliquer – en partie – pourquoi M. Bolloré a fait censurer votre nouveau livre ?
Là encore, je ne sais pas. Étant intégré à ce système médiatique, je manque sûrement de recul pour répondre précisément à la question. Pour ce qui est de Bolloré, il s’agit simplement d’une volonté de sa part d’écraser la moindre critique à son égard. Bien au-delà de mon cas personnel, le signal qu’il envoie est « voyez ce que je fais à ce petit humoriste qui a tenté une demi-blague sur moi ? Donc ne vous avisez pas à venir m’emmerder ». Il règne par la terreur, ce qui est un grand classique chez les gens de cet acabit.
Pour le reste, il faut sans doute s’interroger sur les médias en général. Pour ceux détenus par des milliardaires, il est logique que ces derniers attendent des retours sur investissement. Il faudra donc de l’audience, donc des émissions seront conçues pour faire rester le maximum de gens devant l’écran au moment de la pub. D’où les « ne zappez pas, après on vous montrera une vidéo de Benjamin qui mets des nouilles dans son slip ! » et les interminables émissions de débats sur l’Islam, la peur étant un très bon moyen de fédérer.
Ces milliardaires achètent aussi de l’influence. Ce pourquoi ils auront tendance à garder les journalistes et les éditorialistes les plus soumis. J’entends souvent dire que ces derniers sont nuls. Mais c’est justement parce qu’ils sont nuls qu’ils sont là. Celles et ceux qui ont des scrupules ou un peu de déontologie seront partis volontairement depuis longtemps ou se seront fait virer avant.
Mais ce qui me réjouit, c’est qu’il existe des médias indépendants. Le succès de Médiapart en atteste, de même que celui de Mr Mondialisation ! Idem pour Blast – instant promo – chez qui je monte une émission mensuelle qui s’appelle « Tournée générale » et qui aura lieu en direct et en public et dans laquelle j’accueillerai tout plein de gens chouettes.
Je pense qu’au-delà de la critique légitime des « grands médias », il faut proposer des alternatives. On ne peut pas juste dire « c’est nul » et ne rien faire.
Alors certes, c’est plus compliqué, avec moins de budget donc de moyens techniques, mais c’est d’autant plus enthousiasmant !
Merci à Guillaume Meurice d’avoir répondu à nos (longues) questions !
– Propos recueillis par S. Barret