Les claques ? On ne les évitera plus… Échanges sans langue de bois avec Jean-Marc Jancovici, nommé en novembre dernier au Haut conseil pour le climat, ingénieur et co-fondateur du cabinet de Conseil Carbone 4. Le scientifique, au discours très pragmatique, a été parmi les premiers en France à médiatiser le risque que représente la déplétion des ressources fossiles. Dans l’interview qui suit, il nous explique pourquoi les enjeux énergétiques sont au cœur du débat à propos de l’avenir de notre société.

Mr Mondialisation : Selon L’Agence Internationale de l’Énergie (AIE), nous avons passé le pic d’extraction de pétrole conventionnel en 2008. Sommes-nous entrés dans une nouvelle ère énergétique ?

Jean-Marc Jancovici : Oui. Le pétrole est la plus merveilleuse des énergies que les êtres humains aient utilisées depuis qu’ils sont sur terre. Jusqu’au pétrole, toute l’histoire des Hommes, qui est une transition énergétique ininterrompue, a consisté à passer vers des énergies plus simples d’emploi, avec plus de potentialités, qui sont plus faciles à déplacer et à stocker, avec plus de densité de puissance et qui nous permettent de nous affranchir plus facilement des contingences locales et temporelles. Nous sommes ainsi passés de l’usage des muscles à celui du bois, des animaux de trait, des esclaves, des moulins à vent et à eau, du charbon et enfin à celui du pétrole.

Depuis le pétrole, les énergies qu’on a rajoutées à notre consommation sont des énergies « moins sympathiques ». Le gaz se stocke moins facilement et le nucléaire est moins commode parce que beaucoup plus concentré et a donc moins de souplesse d’utilisation – on ne transporte pas une centrale nucléaire dans sa voiture – ce qui impose une nouvelle rigidité. Les nouvelles énergies renouvelables représentent encore une dégradation, car non pilotables et très intensives en matériaux, notamment en métaux.

C’est pour ces raisons que dans les pays industrialisés, le pétrole a pris la première place dans le mix énergétique. Quand on comprend que l’énergie sert à la mise en marche de nos machines productives, on comprend que tout ce qui concerne le pétrole a des incidences absolument majeures sur ce qui se passe dans l’économie dans son ensemble. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle depuis maintenant 40 ans l’économie se comporte comme l’approvisionnement du pétrole en volume – non pas en prix, mais bien en volume.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre ce phénomène qui est le passage de l’approvisionnement mondial en pétrole conventionnel par un pic, pic que le pétrole dit de schiste a pour l’heure permis de compenser. C’est cet élément qui a causé le ralentissement économique qu’on a constaté en 2008 et dont on n’est toujours pas sortis – et dont on ne sortira pas à mon avis -, qui a provoqué la crise financière et celle de subprimes. L’évènement a incité à se reporter sur des sources moins bonnes que le pétrole « conventionnel », comme le pétrole dit de schiste et les sables bitumineux, mais qui n’ont pas la caractéristique du pétrole « conventionnel » en termes de facilité d’extraction. Ils présentent une pénalité énergétique plus élevée, ce qui signifie que le retour sur énergie investie pour ces pétroles est moins bon. Donc ces pétroles sont chers : les sables bitumineux canadiens ne sont pas rentables en dessous de 80 dollars le baril et le schiste bitumineux n’est pas rentable du tout, quel que soit son prix.

Mr Mondialisation : Pourquoi les États échouent-ils à substituer des énergies dites « renouvelables » aux énergies fossiles dans leur mix énergétique ?

Jean-Marc Jancovici : Les énergies renouvelables ont des caractéristiques physiques qui sont très inférieures à celles du pétrole, et même par rapport au gaz et au charbon. Pour les plus « en vogue », éolien et solaire, elles sont intermittentes et non pilotables, en plus d’utiliser des sources diffuses.

Historiquement, le vent est une énergie qui fut utilisée pour mettre en place la marine à voile et les moulins. À cette époque-là, ces infrastructures ont servi à une production qui était stockable, c’est-à-dire la farine ou les marchandises transportées. Si le vent est intermittent mais que la farine est stockable, l’intermittence n’est pas trop grave.

En revanche, comme l’électricité est par définition un électron en mouvement, et que donc par définition on ne peut pas la stocker (sans la transformer en autre chose), l’intermittence devient très gênante. Ainsi, si on veut remplacer un système électrique centralisé quel qu’il soit (charbon, gaz ou nucléaire) par un système non pilotable, avec les capacités de stockage qui vont avec, on se rend compte que ça demande entre 5 et 40 fois les investissements du système centralisé, et une consommation de ressources non énergétiques (métaux, ciment, espace au sol) multipliée par un facteur voisin, ce qui est hors d’atteinte.

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Mr Mondialisation : Vous faites régulièrement de la question énergétique un déterminant pour expliquer de nombreuses crises sociales, voire géopolitiques, aussi bien au Moyen-Orient qu’en Italie. Pouvez-vous expliquer ?

Jean-Marc Jancovici : C’est assez simple : l’économie compte avec les euros ce que la physique compte avec les kilowattheures, c’est-à-dire la transformation. Quand vous avez une valeur ajoutée en économie, c’est que vous avez transformé quelque chose, et la physique vous dit qu’il y a une unité de compte pour la transformation, qui s’appelle l’énergie. L’énergie, par définition, c’est donc une quantification de la transformation de l’environnement.

On le comprend assez facilement : prenez l’exemple d’un fabricant de vis qui fait entrer dans son entreprise des tiges en acier dont il enlève de la matière et qu’il travaille pour faire sortir des vis. C’est une transformation mécanique pour laquelle il a fallu de l’énergie. Si on prive cet industriel d’énergie, les machines ne tournent pas et il n’a pas de production. L’énergie est un facteur limitant de l’activité.

Mr Mondialisation : Peut-on analyser le mouvement des gilets jaunes sous le même prisme ?



Jean-Marc Jancovici : En partie. Depuis 2007, les pays de l’OCDE vivent, en tendance, une décrue subie de l’approvisionnement de pétrole. Et c’est pour cette raison que les problèmes économiques se sont déclenchés au même moment dans tous les pays de l’OCDE.

Si vous n’avez pas assez de pétrole, vous n’avez pas assez de transports, et l’économie se contracte. Les premiers à perdre leur emploi sont en général les moins qualifiés, ceux qui gagnent le moins, et ils vivent là où le foncier est le moins cher, c’est-à-dire loin des villes, où ils sont dépendants de la voiture pour se déplacer. Si l’économie se contracte par manque de pétrole, ces gens-là sont soumis à une double peine, d’abord ils sont éjectés du monde du travail avant les autres et ensuite les déplacements leur deviennent moins accessibles. Le mouvement des gilets jaunes est parfaitement cohérent avec ce qu’il se passe de manière globale. À ce titre, dès 2011, j’écrivais une tribune publiée dans « Les Échos » et intitulée Marine Le Pen, enfant du carbone.

Mr Mondialisation : Est-ce que cela signifie selon vous qu’on va rencontrer de grandes difficultés à concilier questions sociales et questions environnementales ?

Jean Marc Jancovici : C’est évident que oui, c’est pour cela qu’à chaque fois qu’il y a des gens qui m’expliquent qu’on va faire du « développement durable », donc plus de social et plus d’environnement en même temps, je dis que ça va être très compliqué. Ce qu’on peut améliorer dans une situation globale de contraction de l’économie, c’est l’équité, c’est-à-dire qu’on « ratiboise » plus vite les riches que les pauvres, mais l’idée qu’on va donner plus aux pauvres et dans le même temps régler les problèmes d’environnement, malheureusement, d’un point de vue physique, on ne va jamais y arriver.

Mr Mondialisation : Dans une société en contraction, avec moins d’énergie et moins d’argent, ne risque-t-on pas d’avoir les plus grandes difficultés à maintenir et à entretenir un parc nucléaire au coût mécaniquement croissant dans le temps ? Autrement dit, est-ce que l’énergie nucléaire n’est pas strictement liée au fait que nos économies sont sous perfusion des énergies fossiles ?

Jean Marc Jancovici : C’est partiellement vrai. Mais, pour notre plus grand malheur, c’est encore plus vrai pour le solaire et l’éolien. Dans les alternatives aux fossiles, vous n’en avez que trois : économiser l’énergie, utiliser des renouvelables et utiliser du nucléaire.

Dans l’esprit des gens, le plus sympa est d’utiliser les renouvelables, puisqu’on ne se prive pas des consommations et ça ne suppose pas d’avoir des centrales nucléaires dont les gens ont très peur – pas nécessairement à raison de mon point de vue. Basculer massivement vers les renouvelables fonctionne bien si vous êtes dans un pays dans lequel vous n’avez pas de problème d’espace et plein de montagnes avec de la pluie.

En pareil cas, vous pouvez construire plein de barrages, et faire pousser plein d’arbres pour utiliser plein de bois, et vous en sortir à peu près. De bons exemples sont la Suède ou encore la Norvège : peu d’habitants sur beaucoup de surface, avec beaucoup de forêt et de montagnes arrosées. En revanche, quand vous êtes en Belgique, densément peuplée et plate, là vous pouvez oublier les ENR, parce que tout ce qu’il vous reste c’est le soleil et le vent, c’est-à-dire des termes marginaux au regard de notre consommation actuelle. Le solaire et le vent seront encore plus compliqués à maintenir que le nucléaire dans une société lowtech. Si ces énergies sont renouvelables, les dispositifs de capture et la gestion de l’intermittence ne le sont absolument pas. Il faut de la métallurgie, de la chimie, et une industrie mondialisée pour les avoir pour pas cher. Avec les métaux dont nous disposons en France, on ne réussira pas à fabriquer tout cela de manière locale.

Le grand paradoxe, c’est que le nucléaire a besoin de moins d’importations et de moins de high-tech pour fonctionner correctement. Il y a beaucoup moins de matériaux composites dans un réacteur un peu rustique que dans une éolienne ou dans un panneau solaire. Il est vrai que l’on a besoin d’un peu d’hydrocarbures pour aller chercher de l’uranium dans la mine, mais beaucoup moins, par kWh, que pour faire du solaire stocké.

Pour ce qui est de la résilience dans un contexte économique défavorable, prenons un exemple qui est important à mon sens. En 1986, en Ukraine, il y a un réacteur qui a fait des choses qu’on n’attendait pas vraiment de lui, ce qui a provoqué l’accident de Tchernobyl. Depuis, l’Ukraine a doublé sa production nucléaire, dans un pays qui s’est pourtant effondré économiquement après la chute du mur, et qui a vécu ces dernières années dans un état de quasi-guerre. Pour le moment – bien évidemment, ce n’est pas un gage pour l’avenir – il n’y a pas eu d’accident, et ce en dépit du contexte. L’idée que le nucléaire est nécessairement incapable de résister à une contraction forte du PIB n’est donc pas accréditée par cet exemple grandeur nature.

Coal GasificationMr Mondialisation : À propos du dernier rapport spécial du GIEC sur le visage d’un monde à + 1,5° par rapport à l’ère préindustrielle. Les scientifiques y développent très largement l’idée que les techniques de séquestration carbone sont indispensables pour l’avenir, techniques que nous sommes incapables de déployer à grande échelle à ce jour. Ne risque-t-on pas de tomber de plus haut si nous suspendons notre avenir à leur hypothétique déploiement ?

Jean-Marc Jancovici : Tout à fait. La solution technologique a un énorme avantage, c’est qu’elle ne présuppose pas d’embêter le consommateur. Pour illustrer, l’équation de Kaya montre que (1) plus il y a d’êtres humains, plus on émet, (2) plus il y a de PIB par personne, plus on émet, (3) plus il y a d’énergie par unité de PIB, plus on émet, (4) et plus il y a de CO2 par unité d’énergie, plus on émet, sachant qu’il y a des liens entre tous ces termes.

Il existe donc quatre façons de faire baisser les émissions. Baisser la population est « physiquement » possible, mais c’est à l’évidence une mesure assez fortement coercitive pour l’ensemble de la population ; Baisser le PIB par personne est aussi physiquement possible, et aussi contraignant pour l’ensemble de la population. Baisser la quantité d’énergie par unité de PIB, par contre, suppose d’embêter uniquement les ingénieurs, ce qui est évidemment bien plus sympathique d’un point de vue politique. Le discours peut se contenter de dire « il appartient aux ingénieurs de faire des choses plus efficaces », ce qui ne contraint pas la consommation dans son ensemble. On peut enfin baisser le CO2 par unité d’énergie, ce qui pousse au développement des ENR – comme le nucléaire est rejeté par la population – ainsi qu’à la séquestration du CO2. Cette action relève également des ingénieurs, et ne suppose d’embêter qu’une petite partie de la population. On n’embête pas le consommateur selon le nombre de canapés qu’il achète.

En démocratie, c’est très intéressant de n’embêter qu’une toute petite partie de la population, parce que ça vous aliène que peu d’électeurs. Donc les discours démagogiques sont toujours centrés sur l’efficacité et les renouvelables, et n’évoquent jamais les deux autres marges de manœuvre que sont la population et la consommation par personne.

Mr Mondialisation  : …et en ce qui concerne la faisabilité…

Jean-Marc Jancovici : …est-ce qu’on va y arriver grâce à ces technologies ? Dans le scénario +2° issu de l’Agence internationale de l’énergie, on a un recours à la capture et à la séquestration à l’horizon 2050 qui représente de 6 à 10 milliards de tonnes de CO2 par an. Actuellement, la masse de pétrole et de gaz qu’on extrait chaque année de terre est de 7 milliards de tonnes par an. Donc il faudrait doubler physiquement la taille de l’industrie pétrolière et gazière ainsi que la quantité d’installations en l’espace de 30 ans pour arriver à ce résultat. Qui plus est dans un système où personne ne gagne de l’argent : qui va payer le CO2 qu’on remet sous terre ?

L’autre aspect, c’est que lorsque l’on capture du CO2, on a une pénalité énergétique qui est extrêmement élevée au lieu de la capture, de l’ordre de 20 à 30 %. Si vous prenez une centrale à charbon, avant capture du CO2, vous rentrez 100 kilowattheures de charbon en valeur de combustion et vous en ressortez 40 Kilowattheures d’électricité. Si vous appliquez la capture du CO2, vous avez besoin de mobiliser 20 à 30 kilowattheures de chaleur pour activer le procédé. Donc on diminue de 20 à 30 % le rendement de la centrale. Soit vous envoyez 20 à 30 % d’électricité en moins à vos clients, et la société doit s’organiser avec ça, ou alors vous enfournez 30 % à 35% de charbon en plus pour être sûr d’avoir toujours la même quantité d’électricité à l’arrivée. C’est très difficile : la centrale n’est pas dimensionnée pour cela, il faut augmenter de 30% la chaine logistique du charbon, et il faut avoir un tuyau qui va de la centrale à une couche géologique appropriée pour évacuer le CO2, ce qui est une infrastructure longue à mettre en place dans tout pays du monde. Ça demande aussi un énorme paquet de milliards. Et comme personne n’a prévu d’y mettre le moindre milliard, il ne se passe rien.

Mr Mondialisation : D’un point de vue climatique et énergétique, il est encore temps pour quoi ?

Jean-Marc Jancovici : Il est toujours temps pour mieux comprendre le problème, parce que moins on comprend le problème, et plus on ira vite dans le mur. Il est encore temps pour faire tout ce qu’on peut pour faire baisser les émissions de manière ordonnée le plus vite possible ; on a intérêt à s’en occuper pour rester un peu plus maître de notre destin. Il est encore temps de choisir entre deux, trois quatre ou cinq degrés, sachant que deux degrés c’est aujourd’hui entrer en économie de guerre, et 4°C c’est la guerre tout court. Il est plus que temps de s’adapter. Il est cependant clair qu’on ne peut plus éviter la totalité des claques.

Intermon Oxfam climate migrant installation


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