« Je puis attester de la véracité de son récit…». Voilà le cœur de métier de Marie-José Tubiana : la vérité. La vérité brûlante et complexe, souvent douloureuse, vécue par des milliers de réfugiés ; celle de leurs corps qui ont traversé l’obscurité du monde à la recherche d’un souffle. Cette femme de 90 ans, ethnologue spécialiste du Darfour, met aujourd’hui sa retraite et le savoir de toute une vie à disposition de celles et ceux qui sont en suspens, en péril, en jugement d’être. En effet, malgré l’âge, chaque jour elle entend les témoignages de déplacés soudanais pour authentifier leur récit et soutenir leur demande d’asile. Une leçon d’empathie et de solidarité que le documentariste Camille Ponsin archive à l’image. Des heures de film pour une existence de dévouement, comme une évidence du cœur. Portrait d’une norme oubliée, appelée entraide.
Marie-José, visage de l’immémorielle résistance
« Ne pas accorder l’asile à cet homme et envisager de le reconduire dans son pays d’origine serait l’exposer à l’emprisonnement, aux tortures et à la mort… » Les mots que Marie-José adresse ce jour-là, qu’elle relit d’une voix aussi ferme qu’émouvante, en faveur d’un énième réfugié soudanais qui s’est vu refuser l’asile, résonnent à travers les guerres et les conflits, la peur d’autrui et le rejet de l’autre, la différence et les différents, les peines et l’espoir : ce sont des mots de vérité, celle d’un homme, mais de femmes aussi, qui ont vécu l’horreur et qui ne demandent qu’à respirer pour de bon, à plein poumons.
Loin des préjugés de l’ignorance, loin des raccourcis hâtifs et loin de la déshumanisation de nos semblables, cette petite femme aux cheveux gris – une grande dame – ordonne d’affronter le réel. Elle impose son expertise ethnologique aux regards malavisés : l’histoire, les faits, le spectacle du Darfour, est impensable ; il dépasse la fiction, au point qu’on le nie sans ménagement, qu’on lui trouve des prétextes ou des faux-semblants, qu’on s’en détache, et pourtant, quand il se fait entendre, enfin, tout le monde ne peut que s’y soumettre. La souffrance des cœurs est universelle.
La chercheuse Marie-José Tubiana met cette Histoire avec un grand H au service de la condition commune, l’observation rationnelle à disposition de l’urgence qu’elle requiert. Comment fait-elle pour affronter ces discours ? Comment ne recule-t-elle pas devant l’indicible ? Pourquoi se dédie-t-elle de tout son être à ces passagères et passagers en errance ? C’est sa place, semble affirmer tout son être.
Le quotidien de cette ancienne directrice de recherche au CNRS est devenu un défilé familier : les visites se succèdent au milieu d’un petit salon tamisé, transformé en bibliothèque et bureau d’accueil. C’est un cocon, protégé du tumulte du dehors – mais bien ancré dans celui qui le concerne – enveloppé d’un mélange indistinct de livres et de paperasses, comme si toutes ces écritures, littéraires et administratives, reliaient en filigrane les destins en mouvement d’aujourd’hui, en attente de vivre, à un héritage confisqué, invivable.
Marie-José a 90 ans. Le dos courbé sur ses documents, humble au milieu de la détresse, elle répète les gestes qui font la différence : ceux du regard attentif, de l’oreille tendue et de la recherche minutieuse qui rend justice aux drames qu’elle recueille. « Comment faire pour arrêter ». Elle doit poursuivre, prise dans une danse vitale qu’elle ne compte plus en années et dont elle ne décomptera jamais la fin.
Cette relativité du temps et cette générosité du cœur, Camille Ponsin a décidé de la capturer dans un documentaire : un film tout en simplicité, construit sur le fil d’une vie et tourné à hauteur de routine, mais de celles dont se dégage une puissante cohérence, un sens profond et assumé de professionnalisme et de moral.
https://www.youtube.com/watch?v=EniGUMJEc5k
Montrer l’atemporel et dire l’inénarrable
Cette femme, le réalisateur Camille Ponsin la découvre alors qu’il s’intéresse, en 2015, à la vague d’actualité qui déferle sur la tragédie de Calais : ses arrivées, ses repressions, ses bidonvilles, ses espoirs de traversée et ses morts banalisées. En interrogeant, muni de son carnet, les récits des personnes migrantes qu’il y croise, il s’étonne du mutisme gêné des soudanais. Que pouvait bien dissimuler ce silence ? Ces rencontres lui donnent à réfléchir :
« Que les tragédies de l’Histoire écrasent la singularité de toute vie, cela ne m’était pas inconnu. pour autant, je voulais en savoir plus. Alors je m’en suis remis aux livres. Et j’ai découvert ceux de Marie-José Tubiana : des ouvrages aujourd’hui défraîchis, qui remontent aux années soixante, rédigés avec la précision d’une ethnologue et dont le contenu m’avait d’emblée surpris. La rigueur scientifique était là bien sûr, mais quelque chose de plus flottait autour du propos. Une manière de poésie discrète, une fraîcheur de ton, qui donnaient à ses recherches une résonance chaleureuse, inhabituelle dans des textes à connotation universitaire. Gaston Bachelard, pointant la grâce des travaux de certains scientifiques hors du commun, nommait cela « l’enquête sensible » ».
Marie-José était donc devenue le sujet, le regard, l’esprit aiguisé et juste à travers lequel Camille Ponsin pouvait entendre parler des réfugiés de Calais, précisément des réfugiés soudanais, qui revenaient du génocide du Darfour. Elle incarnait, elle et son petit salon, un ensemble de confidences qui étaient venues s’y accumuler au cours du temps : elle était leur mémoire vivante, une témoin extérieure de leur chemin de croix collectif et individuel.
Extérieure, mais intime tout de même. C’est qu’elle s’était rendue au Darfour, à l’ouest du Soudan, dès 1965. Là-bas, elle a travaillé de concert avec les habitants afin de tisser une histoire des lieux, une histoire de paix. Jusqu’en 2003, où le Darfour bascule dans l’horreur.
Le Darfour méconnu : de la paix au cauchemar
C’est une dimension du film de Camille Ponsin qui est centrale : la part pédagogique, qui permet de diffuser une histoire méconnue du grand public, celle du Darfour contemporain. Par le biais du travail d’observation et de documentation de Marie-José, le réalisateur transmet la réalité de ce territoire :
Le Soudan compte 35 millions d’habitants dispersés sur l’équivalent de trois fois la France. En 1956, alors qu’il gagne son indépendance, le pays subit de nombreux coups d’Etat, dont celui, en 1989, du général Omar al-Bashir. A ce moment, le partage des terres et des ressources vitales est au cœur de tensions entre locaux, divisés entre d’une part les agriculteurs noirs et, d’autre part, les éleveurs arabisés. Si les noirs non-arabes (musulmans, chrétiens et animistes) sont majoritaires, il ne sont en revanche pas du tout soutenus par le gouvernement islamique en place, dont la faveur revient aux soudanais arabisés.
Or, la province du Darfour, située à l’ouest du pays, émet des revendications, et connaît alors une répression sans précédent par le gouvernement et ses milices armées, les janjawid : deux décennies de viols, massacres, pillages, amputations, lapidations… Un « nettoyage ethnique » que les Nations Unies qualifient de génocide, et dont le bilan est estimé à plus de 300 000 morts et 2 millions et demi de personnes déplacées.
Depuis, la situation s’est encore complexifiée, via notamment l’intervention puis le retrait des casques bleus, ou encore les changements récents de gouvernements suivis de nouveaux coups d’états. De fait, la crise humanitaire, si elle n’est pas comparable à 2003, reste d’actualité.
A la question « pourquoi cet engagement » alors que Marie-José pourrait profiter d’une retraite méritée, l’ethnologue répond que les soudanais pratiquent le don et le contre-don, et que cette dimension s’est inscrite en elle :
« Ils m’ont donné plein de choses. Ils ont participé à plein de choses. Comment, maintenant, pourrais-je les laisser tomber ? Ce n’est pas possible. Moi aussi, j’ai une dette envers eux. Pour moi, c’est presque une dette sacrée. Une dette qui s’impose. Je serais traître si je ne faisais pas ça »
Avec La combattante, Camille Ponsin offre aux cyniques la démonstration précieuse qu’une vie peut en recueillir des centaines, il fait connaître le travail monumental de Marie-José Tubiana et participe, de toute évidence, à rendre « au peuple du Darfour leur histoire propre ».
Reste à savoir si cette visibilité inspirera suffisamment de vocations pour que la relève de Marie-José soit assurée, et que ses archives continuent de lui survivre et de servir son travail de réparation.
La Combattante de Camille Ponsin, produit par Minima productions et distribué par KMBO, sort en salles le 5 octobre 2022.
– S.H.