Récemment, une lectrice a voulu attirer notre attention sur un événement a priori anodin : elle avait emporté avec elle une pomme au cinéma, dont on lui a refusé l’entrée. Quelle alternative saine à ce fruit défendu aurait-elle pu consommer sur place ? Eh bien aucune. Et pour cause, l’industrie des confiseries fait discrètement son beurre à l’ombre des salles obscures. Zoom sur ce business hors-champ, mais bien réel.  

Alors que le cinéma est une puissante madeleine de Proust, difficile de questionner les confiseries qui en sont le nappage. Pop-corn, M&M’s, Barbe-à-papa, Coca-Cola, glaces,… Toute la junk-food y passe.

Une manipulation gustative

C’est sur la nostalgie d’une jeunesse consumériste insouciante que joue la grande majorité des exploitants, plus particulièrement les multiplexes. Or, si le pop-corn possède sa propre histoire, à quel moment le cinéma est-il plus largement devenu l’arrière boutique des pires industriels agro-alimentaires ? Au point de n’accepter aucune concurrence, ni maison, ni équilibrée. 

En réalité, l’histoire d’amour entre le cinéma et Big Food est aussi celle de la transformation du spectateur en consommateur idéal. Une aliénation récente, mais souvent difficile à affronter tant les divertissements du vieux monde nous ont construits.

À défaut de se fustiger, il s’agira a minima de s’assurer une vision claire sur les enjeux de ce business insidieux, sur son influence colossale dans le secteur du grand écran et son impact sur notre santé et l’environnement.  

Est-ce légal d’interdire les snacks maison ?

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Refuser la pomme de notre lectrice, était-ce légal ? En effet, comme le rappelle Ouest-France à ce propos : « L’article 1103 du Code civil indique que les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits ». Autrement dit, ce sont bien les règlements intérieurs des cinémas qui font référence. 

Et chaque cinéma établit ses propres restrictions. Le plus souvent au cas par cas pour les salles indépendantes, et plus systématiquement pour les multiplexes. UGC, par exemple, est on ne peut plus strict à ce sujet : « Seules les boissons et nourritures achetées au sein de nos cinémas peuvent être consommées dans nos salles ». Y compris l’eau, puisque « les spectateurs auront accès à des points d’eau potable s’ils le souhaitent ».

Faire de l’ombre à leurs snacks est inconcevable, jusqu’à forcer légèrement la caricature : « Consommer exclusivement les produits vendus sur place. Un ciné n’est pas une aire de pique-nique ! ». Nul doute que dévaliser les snacks UGC ne poserait en revanche aucun problème.

Les cinémas Pathé-Gaumont ne sont pas clairs à ce sujet, semblant laisser à la discrétion de chaque établissement le soin de trancher. Kinépolis, exploitant d’origine belge, fait quant à lui barrage, invoquant des arguments sanitaires : « Pour des raisons de sécurité et d’hygiène, il n’est pas autorisé d’apporter ses propres boissons et confiseries au sein du cinéma »

Globalement, malgré l’absence de lois à ce sujet, la coutume est de proscrire les goûters préparés. Bien sûr, les cinéphiles ne seront pas surpris, maîtrisant pour la plupart l’art de la dissimulation. En effet, seule la police est en droit de fouiller l’intérieur des effets personnels, les agents de sécurité n’étant autorisés qu’à y jeter un simple coup d’œil. 

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Toutefois, outre les prouesses d’ingéniosité, cette situation révèle deux mystères un peu louches. D’abord, pourquoi, si ces collations extérieures sont des aberrations hygiéniques, sont-elles interdites dans telle salle, mais autorisées dans telle autre ? Et surtout, à l’aune de la péripétie pommière : pourquoi les cinémas ne proposent-ils donc pas de produits sains ? 

En réalité, un marché massif et parallèle à l’industrie cinématographique se cache derrière ces comptoirs emblématiques. Il y a quelques décennies, il s’est doucement frayé un chemin grâce au célèbre pop-corn, pour aujourd’hui compter parmi les temples du sucre industriel.

L’explosion du pop-corn, pépite d’or du cinéma américain

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Le maïs soufflé s’avère être une tradition multi-millénaire dont les archéologues ont retrouvé des traces dans le nord du Pérou, vieilles de 7000 ans avant JC. Il faudra attendre le 19e siècle pour que sa version moderne se répande aux Etats-Unis, à travers la machine roulante de Charles Cretors.

Toutefois, le grain cuit n’obtient pas de suite ses entrées dans les cinémas. En effet, les salles de projections, d’abord assimilées à une évolution du théâtre, représentent un lieu privilégié où aucune nourriture n’est acceptée. C’est seulement en 1927, lorsque les films parlants démocratisent la sortie ciné, que les vendeurs ambulants, habitués aux cirques et compétitions sportives, déplacent volontiers leurs roulottes sous les affiches.

La machine hollywoodienne ne perçoit pas de suite le filon, jusqu’à la Grande Dépression, crise historique qui l’incite à s’ouvrir davantage au grand public. Les établissements autorisent alors, dans un premier temps, les popcorniers à s’installer au sein des cinémas contre une taxe. L’accord ne dure pas longtemps, puisqu’afin de réduire les coûts, les salles se passent finalement du marchand pour ne garder que le concept.

En 1945, ce marché à part entière commence à imposer son hégémonie. Désormais, « la moitié de la consommation du pop-corn des États-Unis se fait au cinéma » rappelle AlloCiné. Divertissement populaire où le cerveau du spectateur est parfaitement disponible, le cinéma s’avère la plateforme idéale pour y vendre des friandises. 

En 2023, le maïs soufflé représentait ainsi environ 3,52 milliards USD sur le marché américain et devrait atteindre 4,61 milliards USD d’ici 2028. Une poule aux œufs d’or partagée entre une poignée d’acteurs principaux : ConAgra Foods Inc., Campbell Soup Company, PepsiCo Inc., Groupo Bimbo S.A.B. De CV. et Eagle Family Foods Group LLC. La rentabilité de ces installations est telle que les exploitants intègrent progressivement à leurs catalogues toutes sortes de confiseries en partenariat avec des géants du secteur.

L’avantage de se tourner presque exclusivement vers ces grandes marques ? Très souvent, les bas prix permettent d’optimiser les bénéfices de l’exploitant. Selon les calculs du Parisien, « un gobelet à 3,50 € chez UGC coûterait au maximum 24 centimes en matière première », le prix des matières premières étant parfois multiplié par 14,50, coefficient bien supérieur à la norme de 3,5.


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Mais ce n’est pas tout. Les industriels peuvent compter sur un lobbyisme de l’entre-soi qui sait se placer rapidement sur les contrats, des partenariats commerciaux tout en un entre publicité et produits dérivés et la reconnaissance populaire de produits déjà parfaitement installés dans le décorum culturel des spectateurs. 

Résultat de cette politique purement marchande proche du risque zéro : très peu de place pour des options originales, locales et saines. Ceci-dit, ce concept outre-Atlantique est-il si prégnant côté français ?

La France sous perfusion

Selon le rapport « Géographie du cinéma » du CNC, en 2019, près de 1 français sur 2 achetait des snacks lorsqu’il allait au cinéma. Quatre ans plus tôt, on estimait cette tendance à seulement 1 spectateur sur 4. Et parmi les 15 à 24 ans, ce taux pouvait grimper jusqu’à 65% des usagers.

Plus édifiant encore, ces vingt dernières années, le chiffre d’affaires des cinémas de l’Hexagone a vu sa part consacrée aux ventes de sucreries tripler. L’étude « Le cinéma à l’épreuve des phénomènes de concentration », publiée en 2016 par le professeur de sciences économiques Alexandre Kopp, soulignait ainsi qu’il y a dix ans déjà une grande partie de l’économie des cinémas avait fini par reposer sur cette aubaine parallèle : jusqu’à 20% pour les mastodontes du milieu.

En 2023, Kinépolis publiait par exemple ses résultats : sur un chiffre d’affaires de 605,5 millions €, 318,6 millions € étaient tirés de la vente de billets de cinéma et 193 millions € de la vente de nourriture…

En 2020, Télérama note : « ce poste surpassait même les recettes publicitaires dans le chiffre d’affaires des grands circuits (Pathé, UGC, CGR) »

Alors que, d’après le Monde (2019), les grands groupes concentrent plus de la moitié des entrées françaises, ce modèle économique mi-cinéma-mi-confiserie est en phase de définitivement régner sur le secteur français, comme mondial. 

Si ce n’est pas déjà le cas. En témoigne l’épisode de la crise Covid. Lorsque le 3 janvier 2022, Jean Castex déclarait l’interdiction passagère des aliments dans les cinémas et théâtres, les exploitations n’ont pas tardé à s’indigner. Le patron du cinéma indépendant L’Elysée au Parisien, confiait dans « Le pop-corn, la machine à cash des cinémas » :

« On ne gagne que 30 % sur le prix de vente des tickets de cinéma. Le pop-corn, c’est le lot de consolation des exploitants. S’il n’y avait pas la confiserie, un tiers des cinémas en France fermeraient sans doute leurs portes »

Des cinés rentables et des gourmandises agréables…Quel est le problème ? 

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En France, le pop-corn vendu en salles de cinéma est principalement fabriqué localement. En 2020, Benoit Ciné Distribution est leader dans le domaine, employant une quarantaine de salariés et fournissant son pop-corn et autres produits dans plus de 85% des salles nationales. L’usine est située dans le Rhône et la matière première, elle, est issue de différentes plantations du Gers qui produisent environ 50 000 tonnes de variété pop-corn par an sous la direction de Michael Ehmann (PDG de Nataïs). Une configuration idéale si on fait fi d’un détail. 

En effet, rien n’indique des cultures biologiques. Même si c’est un enjeu récent dont semble prendre note le groupe de 220 fournisseurs, chacun sait le désastre que représente l’agriculture conventionnelle sur la pérennité des sols et la biodiversité environnante. 

Par ailleurs, le maïs est une céréale à forte consommation d’eau ; France Info le confirme : sa culture représente environ 18% de l’eau consommée sur notre territoire. Le maïs pop-corn, toute proportion gardée, n’en est cependant pas le principal dérivé, plus d’un tiers des récoltes servant en priorité à nourrir les animaux d’élevage. Le pop-corn reste donc un moindre mal sur le plan environnemental, ce qui n’est en revanche pas le cas des différents produits ultra-transformés proposés en salles et qui proviennent d’une industrie éminemment polluante.  

En 2019, on estimait à 50 000 tonnes CO2eq le poids des émissions dues à la vente de confiseries dans les cinémas français.

Ainsi, sur The Shift project estimait en 2019 à 50 000 tonnes CO2eq le poids des émissions dues à la vente de confiseries dans les cinémas français. Soit l’équivalent des émissions durant un an de plus de 6000 français mais, surtout, 25 % du bilan carbone des établissements culturels du pays.

Et cela, c’est sans compter l’impact de ces multinationales sur le monde, parmi lesquelles : Coca-Cola (l’entreprise la plus polluante au monde en termes de plastiques,à l’origine d’un pillage de l’eau au Mexique,…), Danone (Evian assigné en justice et au coeur d’un scandale de contamination de l’eau,…), Mars (M&M’s, Mars,..) ou encore Nestlé (Kit-Kat, Crunch, Smarties,…). 

Photo de Caio : https://www.pexels.com/fr-fr/photo/chocolats-m-m-s-dans-un-bol-65547/

Symptomatique de cet état de faits, Benoît Ciné Distribution, aussi enclin soit-il à « innover » dans le domaine des emballages de ses autres produits dédiés aux cinémas, rejette malgré tout l’idée du verre consigné de peur de perdre son avantage sur la concurrence, explicite-t-il au CNC : « ça coûterait une fortune. Et puis ça ouvrirait le marché principalement aux locaux, car ils sont mieux placés pour reprendre les consignes, cela génère moins de transport pour eux ». Il y préfère le recyclage du plastique, un palliatif de court-terme, puisque le PET (polyethylene terephthalate) recyclé reste malheureusement un mythe polluant atteignant qui plus est ses limites après un ou deux cycles. 

Ce n’est donc pas un secret, de la fabrication aux déchets, les marques représentées dans les cinémas sont délétères sur le plan écologique. Mais qu’en est-il de notre santé ? 

Dans notre dossier Big Food & Cie : les industriels nous tuent à petit feu, la Dre Mélissa Mialon dresse un bilan sanitaire catastrophique des produits ultra-transformés. Leur danger, ce n’est pas seulement d’être trop sucrés, trop salés, trop gras, et de n’apporter aucune valeur nutritive à nos organismes, mais d’être omniprésents. Comme elle nous le notifiait : « Les MNT (maladies non transmissibles comme le diabète, le cancer, les maladies cardio-vasculaires) sont la principale cause de mortalité dans le monde : elles sont à l’origine de 71% des décès, dont la plupart sont prématurés ». Et ces dernières ont explosé avec nos modes de vie industriels, mélange de cigarettes, d’alcool mais également de malbouffe. 

Avéré, ce scandale n’est pourtant pas pris suffisamment au sérieux par nos institutions. L’emprise de ces grandes entreprises est en effet telle que les pouvoirs politiques y sont soumis et que les actions législatives et citoyennes peinent à restreindre leur expansion. 

Les lobbys sont puissants, et leur artillerie publicitaire et neuro-marketing plus encore. Ainsi, les cinémas, peu encadrés sur la question, comptent parmi les lieux stratégiques efficaces d’infiltration dans les habitudes alimentaires des individus, et surtout des plus jeunes. 

Cette population vulnérable, exposée à une malbouffe standardisée dans un moment culturel qui devrait en être préservé, voilà ce que déplore précisément Carole Scotta, distributrice (Haut et court) et propriétaire de salles (Le Louxor à Paris, le Sémaphore à Nîmes) auprès de Télérama : « manger dans les salles est devenu une habitude pour le public, le problème n’est donc plus là, mais dans ce qu’on y mange. Et plus encore quand des enfants qui vont pour la première fois au cinéma associent le plaisir de cette sortie avec celui du sucre et de la malbouffe ». 

Pour répondre à ce constat d’échec de la culture à protéger ses citoyens de l’intrusion des industriels dans leur expérience, Carole Scotta met en avant une initiative. 

Ne pas rester spectateur : de consommateur inactif à citoyen engagé

@pexels-tima-miroshnichenko

L’idée portée par la distributrice, c’est l’association Mieux manger au ciné, créée en 2021. La plateforme, réunissant des personnalités du cinéma, défend le bien manger dans les salles : « Alors qu’une enquête de 60 millions de consommateurs de décembre 2022 révèle que 20 à 30% des Français consomment plus de 100 grammes de sucre par jour – soit deux fois plus que la recommandation de l’OMS – il est urgent de s’attaquer à ce sujet et de changer l’offre alimentaire dans nos salles ». 

Leur plan d’action ? Sensibiliser le grand public et les salles à cet enjeu, et expérimenter des idées plus saines pour les cinémas, notamment grâce à des concours annuels de recettes plus équilibrées, adaptées à ce moment spécial. En 2022, le prix « Coup de cœur du Jury » avait par exemple mis en avant la biscuiterie Kignon : des gâteaux cuisinés à partir d’invendus alimentaires par des personnes en situation de handicap. 

La biscuiterie Kignon. Instagram

Les critères s’assurent en effet que la démarche soit la plus louable possible, exigeant des produits : originaux, adaptés pour le cinéma, mais également gourmands, bons pour la santé et bons pour la planète, sans ingrédients controversés, créatifs et anti-gaspi, avec des emballages recyclables. Au programme, ensuite, sont distribués le Prix Salé, le Prix sucré, le Prix boisson, le Prix Jeune Pousse et le Prix Coup de cœur, tous distribués dans les cinémas partenaires et valorisés lors de salons dédiés. 

Conclusion : le capitalisme, star de cinéma

Outre ces considérations sur l’alimentation au cinéma, privilégier au mieux les cinémas indépendants reste un bon moyen de soutenir l’appropriation citoyenne de la culture, à contre-sens de son industrialisation. Car comme le rappelait le projet de loi « Exploitation cinématographique indépendante », texte n° 44 présenté au Sénat en 2016-2017 sur la menace d’une concentration de l’exploitation : 

« L’hégémonie des multiplexes et la fragilisation des salles de cinéma indépendantes peut signifier la fin d’un cinéma de proximité, entendu au sens géographique du terme, mais aussi au sens d’un cinéma ouvert aux citoyens/spectateurs.

Généralement, les multiplexes sont implantés en périphérie des villes, quand les salles indépendantes sont situées en cœur de ville. Un seul multiplexe, par le gigantisme qui caractérise ce type de salles cinématographiques, menace l’existence de plusieurs salles indépendantes tant sa zone d’attractivité est grande. Une des conséquences est l’éloignement plus grand des lieux de diffusion, et une standardisation de l’offre pour le plus grand nombre des spectateurs.

Cela pose des questions d’aménagement du territoire, d’attractivité et de dynamisme des villes, mais aussi de démocratisation culturelle ». Un point de vue élargi sur le rôle du cinéma et de la culture dans la vie locale, à méditer.

– S.H


Sources :

Why Do We Eat Popcorn At The Movies?, Natasha Geilling 

Popped Culture: A Social History of Popcorn in America, de Andrew F. Smith (University of South Carolina Press, 1999 )

Cinéma : la star dans les salles, c’est le pop-corn, France Info, 2023

Que pèsent les ventes de popcorn dans l’industrie du cinéma, Louis Tanca, 2020, BFM

Les multiplex de cinéma ont transformé le spectateur en consommateur, INA

Peut-on amener sa propre nourriture au cinéma ? On vous répond, Ouest-France 

https://positivr.fr/mieux-manger-au-cine-et-si-on-trouvait-enfin-des-snacks-sains-dans-les-salles-obscures/

Photo de couverture : pexels-pavel-danilyuk-7234272

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