Au soir du 27 mai, le festival de Cannes se termine par la cérémonie de clôture et la remise des prix. Les autorités peuvent souffler : aucune contestation populaire n’est venue troubler sa tenue aux yeux du monde. Mais tout s’effondre lorsque la réalisatrice Justine Triet, dans son discours de remerciement pour la Palme d’Or qu’elle vient de recevoir, va rappeler le passage en force de la réforme des retraites. Immédiatement, dans les médias et sur internet, les macronistes et leurs soutiens vont se déchaîner contre elle durant plusieurs jours, sans lui donner la parole. Florilège révélateur.

Pour la tenue de l’édition 2023 du festival de Cannes, les autorités souhaitaient éviter des rassemblements type « casserolades ». La préfecture des Alpes-Maritimes avait donc émis un arrêté interdisant les manifestations sous prétexte « de garantir l’ordre public à l’occasion de cet événement d’ampleur exceptionnelle à caractère international ». Il est vrai que la contestation populaire devant des caméras venues du monde entier aurait encore plus écorné l’image du président et du gouvernement français à l’international. Mais il était difficilement possible d’imaginer que la contestation serait portée par le discours de la gagnante de la Palme d’Or, Justine Triet, pour son film Anatomie d’une chute.

Au micro, la réalisatrice Justine Triet va déclarer : « Ce soir, vous me donnez la parole, et je ne peux me contenter d’évoquer la joie que je ressens. Cette année, le pays a été traversé par une contestation historique, extrêmement puissante, unanime, de la réforme des retraites. Cette contestation a été niée et réprimée de façon choquante et ce schéma de pouvoir dominateur de plus en plus décomplexé éclate dans plusieurs domaines.  Évidemment, socialement, c’est là ou c’est le plus choquant, mais on peut aussi voir ça dans toutes les autres sphères de la société et le cinéma n’y échappe pas. La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle française. Cette même exception culturelle sans laquelle je ne serais pas là aujourd’hui devant vous. Ce prix, je le dédie à toutes les jeunes réalisatrices, à tous les jeunes réalisateurs et même à ceux qui aujourd’hui n’arrivent pas à tourner. On se doit de leur faire de la place, cette place que j’ai prise il y a 15 ans dans un monde un peu moins hostile et qui considérait encore possible de se tromper et de recommencer. »

Anatomie d’une moralisation paternaliste

Cette prise de parole pourtant moyennement subversive n’a pas manqué de faire réagir négativement du coté des politiques macronistes et de droite en général. En premier lieu, Rima Abdul-Malak, la ministre de la Culture, qui s’est rapidement fendue d’un tweet.

Pas un mot pour le fond du propos. Dans son empressement, la ministre oublie que Justine Triet a justement remercié le modèle français. Et ce modèle n’est pas le fait du gouvernement Macron, rappellerons-nous en passant. Le lendemain, la ministre réaffirme son opinion en dénonçant à BFMTV « un fond idéologique d’extrême-gauche ».

D’autres politiciens (et personnalités diverses) lui ont volontiers emboité le pas, comme un certain Baptiste s’est amusé à le répertorier dans un long fil twitter. On notera les réactions d’Eric Woerth (député Renaissance) et de Roland Lescure (ministre délégué chargé de l’Industrie) qui eux aussi se gardent bien de répondre sur la réforme des retraites pour se contenter d’une moralisation paternaliste en jouant sur le titre du film de Justine Triet. Roland Lescure pointe particulièrement « l’ingratitude » de la gagnante, en référence subtile aux aides dont elle a bénéficié pour produire son film.

Un point, par ailleurs, frontalement abordé par Valérie Pécresse, présidente de la Région Ile-de-France, qui rappelle la défense de Cyril Hanouna envers son patron Vincent Bolloré :

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De nombreuses autres personnalités politiques abondent dans ce sens, tel le maire de Cannes David Lisnard pour qui il s’agit d’un « discours d’enfant gâté » et la présidente des députés Renaissance Aurore Bergé , qui, elle, aurait préféré célébrer « le cinéma, rien que le cinéma » et de louer « la force de notre modèle de financement, la force de notre production indépendante ». Parmi les députés Renaissance on citera Charles Sitzenstuhl qui déplore « une fête gâchée » et un lieu inapproprié pour de « tels propos » sans oublier de glisser une phrase ironique sur les subventionsKarl Olive qui accuse Justine Triet de « cracher sur l’État » et de « scier la branche sur laquelle on est assis ! » ; son collègue Guillaume Kasbarian se charge de dénoncer un « microcosme, biberonné aux aides publiques » et d’appeler à « arrêter de distribuer autant d’aides à ceux qui n’ont aucune conscience de ce qu’ils coûtent aux contribuables. » et approuvé en cela par Maud Bregeon.

Le cinéma français avant tout financé par lui-même.

Pourtant, comme fréquemment rappelé sur les réseaux sociaux, les subventions du CNC ne viennent pas des contribuables ainsi que détaillé par France Inter dans cet article. Le CNC tire ses fonds de trois taxes : l’une sur les places de cinéma, l’autre sur les chaînes de télévision, et la dernière sur les services vidéo physique ou en ligne. Le cinéma français est donc avant tout financé par lui-même.

Si on poursuivait cette logique macroniste bassement comptable, il ne faudrait alors plus subventionner les réalisateurs dont les films font des bides, comme Bernard-Henri Lévy qui ne reçoit aucun commentaire public du manque de succès de ses projets mais continue de percevoir des aides. Mais on a compris que ce n’était pas là où les critiques voulaient en venir dans leur obsession à rappeler les soutiens financiers obtenus par Justine Triet.

Tout le monde n’est cependant – et heureusement – pas dupe de la (grossière) manœuvre pour monter les Français contre la réalisatrice en agitant le porte-monnaie :

Et quand bien même il s’agirait de l’argent des contribuables à travers la participation de villes ou de régions, il n’appartiendrait pas aux politiques d’en critiquer les bénéficiaires. La liberté de création et de parole des artistes passe aussi par la libre critique des institutions et de leurs représentants temporaires.

Exiger le silence en échange de subvention

À moins de ne vouloir subventionner, comme sous l’Ancien Régime, que les artistes acceptant de chanter les louanges du Roi dans leurs œuvres. Olivier Babeau, rédacteur au Figaro et aux Echos, s’en est d’ailleurs bien souvenu.

Car le message porté par ces nombreuses offensives se focalisant en particulier sur les financements du film et la prétendue « ingratitude » de Justine Triet est clair : à partir du moment où une personne reçoit de l’aide publique, elle ne doit surtout pas critiquer le gouvernement au pouvoir même s’il ne lui a pas directement octroyé et que l’argent n’est celui du gouvernement.

Allan Barte

Dans ce cas, on n’est dès lors plus guère étonné (si toutefois on l’était encore) des condamnations relayées dans les médias et sur les différents plateaux télé de chaînes publiques ou privées subventionnées.

Le Figaro se lamente que Justine Triet ait « cassé la magie ». Son directeur adjoint pointe même « les vieux démons du gauchisme » (!).

Pour l’Express, Justine Triet « a débité des âneries », rappelle les aides perçues et s’en prend aux artistes vomissant le système qui les nourrit (encore le refrain de l’ingratitude). Le 30 mai, l’émission Quotidien a complaisamment offert le micro à la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak qui a pu dérouler son narratif éculé. Au très réac’ Point, Justine Triet n’est rien de moins qu’une résistante de pacotille (quelle nécessité de s’insurger avec une telle véhémence alors ?) qui « gâche la fête » (avec ses considérations sur le futile sujet des retraites).

Le média en ligne Slate s’exclame qu’il n’y a rien de pire que les artistes engagés (à gauche seulement) et pense que des « sujets brûlants » méritaient plus d’attention comme la guerre en Ukraine, la répression en Iran, mais attention, sans donner de « leçons de sociologie politique » (française uniquement donc) ! En écho chez Sud Radio, Arlette Chabot aurait préféré que l’on parle de l’Iran ; les régimes autoritaires et dictatoriaux sont très pratiques en cela qu’ils sont le prétexte idéal au sophisme du « Y a pire ailleurs donc ne nous plaignons pas des petits problèmes d’ici. » 

Le chroniqueur Eric Naulleau, proche d’Eric Zemmour, également était soudainement très concerné par le sort des Iraniennes. De même que le journaliste Michel Mompontet qui aurait aussi voulu attirer l’attention sur les féminicides et les crimes de guerre en Ukraine.

Nombre de critiques de Justine Triet s’empressent de dire qu’ « elle a le droit de s’exprimer » avant de pourfendre son opinion. On repère toujours les mêmes arguments : aucune réponse à sa dénonciation de la réforme des retraites, mais des attaques personnelles et sexistes, de très nombreux rappels (biaisés) des aides perçues et de l’exception culturelle que Justine Triet a pourtant défendue, la dénonciation d’un discours politique nuisant à l’image de la France, discours malvenu, injuste ou alors qui aurait dû dénoncer pire (ailleurs)… Bref, on peut s’exprimer contre les politiques gouvernementales mais alors il faut s’attendre à susciter l’opprobre général de la part de ses représentants et de leurs complaisants relais médiatiques.

Enfin, plusieurs JT n’ont même pas daigné faire mention du discours de Justine Triet. Et au moment de la parution de cet article, Emmanuel Macron n’avait toujours pas adressé ces félicitations à Justine Triet comme il l’avait pourtant fait pour la Palme d’Or de Julia Ducournau en 2021.

Une minorité de soutiens

Dans ce raz-de-marée d’attaques auxquelles Justine Triet n’a pas eu droit de réponse, bien peu de soutiens se manifestent. On relèvera la prise de position de Pierre Lescure (frère de Roland Lescure) dans « C à vous » pour qui la réalisatrice « n’a pas craché dans la soupe » et d’expliquer le mode de financement du CNC. De même que l’édito de soutien de Cinématraque. Ainsi que le coup de gueule salutaire de l’écrivain Nicolas Matthieu qui résume tout :

Source : instagram

Pour finir, mentionnons la juste remarque du dessinateur de BD Allan Barte : « Des millions de citoyens dans la rue, ça ne les trouble pas. Mais une parole de gauche, venant troubler l’entre-soi et le tintement des coupes de champagne… c’est la panique. Et la violence est d’autant plus forte que, s’ajoute à cette réaction de classe, la vieille misogynie et le procès en légitimité qui est fait à chaque fois qu’une femme se lève et prend la parole. »

On pourrait citer des régimes politiques qui exigent le silence en échange d’argent et qui mettent le domaine de la Culture « au pas ». Et ce ne serait pas des régimes démocratiques.

– S. Barret


Photo de couverture : capture de la diffusion de la Cérémonie du Palmarès du 76e Festival de Cannes sur France TV 

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