“Barricades”. C’est certainement l’un des mots qui a été répété en boucle ces dernières semaines au fil des directs et des journaux télévisés sur les chaînes d’infos pour commenter les manifestations des “gilets jaunes”. Souvent teinté de mépris pour la révolte populaire, le commentaire oublie que les barricades ont été l’un des piliers de la construction de nos régimes contemporains nous rappelle Léa Tourret, auteure de Sur les Barricades (Le laboratoire existentiel).

Mr Mondialisation : Les barricades traversent les âges et les peuples. Trouve-t-on des points communs à toutes les barricades, quels que soient le temps et le lieu ?

Léa Tourret : Toutes les barricades apparaissent singulières, car leurs matériaux divergent. Quand on regarde leur forme, on doit bien admettre qu’elles semblent toutes uniques, soumises à l’aléatoire empilement de choses diverses.

Ce qui fait leur point commun, c’est donc plutôt un geste. Celui de réunir dans l’urgence des matériaux, objets, ou autres afin de bloquer ou de ralentir l’arrivée des forces de l’ordre. Puisqu’on fait des barricades avec ce que l’on a sous la main, en suivant les modalités de l’espace qui nous entoure, on peut donc considérer que ce qui rassemble toutes les barricades et fait leur point commun serait une forme de captation immédiate d’un présent, et d’un détournement de ce qui est là, au profit d’un réaménagement apparemment éphémère de l’espace.

Mais cette captation immédiate du présent, c’est également une critique. Lorsqu’on utilise ce qu’on a sous la main pour le détourner de sa fonction initiale et dresser une barricade, c’est aussi une manière de montrer que l’on n’est pas d’accord avec ce présent, cet espace ; on met en évidence dans quel contemporain les barricades émergent en même temps qu’on critique ce contemporain.

The War Between Four Walls

Mr Mondialisation : À l’occasion des manifestations de ces dernières semaines, les “gilets jaunes” ont multiplié les barricades à Paris, presque de manière spontanée. Au-delà de la critique, quelle est l’intention de ceux qui érigent ces obstacles ?

Comme dans tout mouvement social, les revendications sont diverses et ne sont pas unanimes. Il s’agit en outre d’un mouvement inédit, qui mobilise des forces qui n’avaient pas forcément l’habitude de manifester auparavant, qui se sentaient rejetées de la politique sous toutes ses formes. Une des intentions de ceux qui érigent des barricades peut donc être tout simplement de se ressaisir d’un pouvoir qu’on a trop longtemps méprisé. C’est d’ailleurs quelque chose qui revient assez souvent dans le discours des gilets jaunes, cette volonté de critiquer le mépris du gouvernement. Ce n’est pas seulement une question de style ou de manière qu’à Macron de s’adresser aux gens, c’est aussi une exclusion d’un système qui favorise les riches par rapport aux pauvres, les habitants du centre-ville par rapport à ceux qui vivent en banlieue, dans les zones périurbaines ou à la campagne, etc.

Le fait est que cela fonctionne effectivement. Ces derniers jours, on a entendu pour la première fois des gens dont la parole était auparavant inaudible dans les médias. La distinction bon manifestant / mauvais casseur est selon moi très éloignée de la réalité. La politique est un rapport de forces, les précédentes manifestations “pacifiques” n’ont jamais fait reculer les différents gouvernements, les gens ne sont pas dupes.

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Mr Mondialisation : Peut-on lire dans les barricades une volonté de se réapproprier l’espace public ?

Léa Tourret : L’espace depuis lequel émergent les barricades n’est jamais neutre, et c’est ce que permettent de montrer les barricades. D’ailleurs, les barricades ne s’érigent pas seulement dans l’espace public, ou en tout cas, elles permettent de montrer que l’espace public n’est pas si public que ça, ou alors déjà visé par les injonctions des rapports de force et de pouvoirs.

Quand on voit par exemple les piqueteros argentins (qui participent à des mouvements sociaux en Argentine, notamment en bloquant les grands axes routiers qui relient les grandes villes entre elles), ils bloquent justement ces routes parce qu’ils vivent aux abords des grandes villes, à la lisière des grands axes routiers qui constituent donc à la fois leur paysage, et ce dont ils sont exclus (ils symbolisent par exemple la violence des flux mondialisés). Mais il y a toujours un rapport local, une implantation concrète dans un endroit. Faire une barricade, c’est parfois une manière de dire “c’est notre espace, et regardez à quel point on tente de nous le spolier”.

En outre, les barricades nous imposent un devenir piéton, nous invitent à un arpentage différent du milieu urbain en disjonction avec l’injonction à la circulation ou à la soumission aux divers appareils ou dispositifs de contrôle (biometrie etc.). Les revendications des barricadiers peuvent être diverses, pour certains il s’agira de revendiquer un autre mode de production, de consommation, de vie, pour d’autres non… Mais même l’enjeu le plus “trivial” dévoile déjà un conflit sur l’espace qui est profondément politique.

Mobilisation des gilets jaune -ParisMr Mondialisation : Au-delà des évènements les plus récents, les ZAD sont également une manifestation moderne parlante de ce que vous dites…

Léa Tourret : Lorsque j’ai écrit Sur les barricades la forme de lutte la plus privilégiée dans les villes en France n’étaient plus les barricades, au détriment d’actions plus ponctuelles comme les manifestations, l’envoi de projectiles sur les forces de l’ordre où la casse des symboles du capitalisme. Cela s’expliquait peut-être par une implantation locale rendue toujours plus précaire et instable, des dispositifs de contrôle plus efficaces en ville, et un aménagement urbain qui tente toujours de prévenir l’édification des barricades (D’haussmann au bitumage en passant par les travaux les plus récents, etc)…

Mais attention, et les événements récents l’ont prouvé, cela ne signifiait pas que les barricades étaient tout à coup devenues “ringardes” ou inefficaces à Paris et dans les autres villes françaises, car on a vu que les manifestations récentes des gilets jaunes ont remis les barricades à l’honneur dans les villes.

Mais avant cela, effectivement, là où on retrouvait principalement cette forme d’action politique en France, c’était sur les ZAD. Je ne trouve pas que cela aurait un sens de faire une distinction barricades urbaines/ barricades rurales, car c’est encore sur les routes que se fixent les barricades des ZAD, et que la distinction urbain/rural est à mon sens un peu galvaudée. On voit bien avec les ZAD que les barricades supposent toujours une forme d’occupation des lieux. Les barricades sont efficaces si jamais ceux qui les édifient habitent le lieu. C’est ça qui fait que ça marche, pour faire des barricades, il faut en être.

Paris - 1871. - barricadeMr Mondialisation : Comme le montre l’histoire des mouvements révolutionnaires, les barricades peuvent être considérées comme illégitimes pendant un temps avant que l’opinion publique ne s’inverse. Comment l’expliquer ?

Léa Tourret : Le paradoxe de la démocratie républicaine, c’est qu’elle suppose toujours qu’on puisse la remettre en cause. Si ce sont les barricades qui ont permis de mettre en place ce régime, de nouvelles barricades pourraient donc entraîner sa chute. C’était flagrant pendant le 19e siècle en France, où des insurrections successives ont donné parfois lieu à des changements de régime, parfois non. Ce sont généralement les vainqueurs qui attribuent la légitimité ou non aux barricades, ce qui explique qu’elles puissent apparaître tour à tour comme légitimes ou illégitimes. Ici on parle de la légitimité accordée par le pouvoir institutionnel qui est en place donc. Mais parfois, l’opinion générale peut être favorable, alors même qu’une barricade est considérée comme illégitime.

En tout cas, si les barricades sont le signe d’un certain désordre, elles apparaissent aussi comme le symbole de la démocratie, étant par définition l’arme du “peuple”, et mettant en scène une sorte de dénuement démocratique puisqu’elles ne nécessitent aucune compétence ou matériel prérequis. Les barricades, avec d’autres pratiques insurrectionnelles comme l’usage de projectiles, sont par définition les moyens de ceux qui ne disposent pas d’armes plus “sophistiquées”, à qui on ne donne pas les paroles et qui sont rendus invisibles par ceux qui sont pourtant censés les représenter.

Cependant, toutes les barricades n’ont ni le même traitement ni le même statut. Et parfois, le statut va même changer à travers l’histoire. Paradoxalement, il y a par exemple des gens qui vont louer les barricades du passé (par exemple celles du XIXe), et ranger les mouvements actuels du côté de l’apolitisme ou de la violence aliénée. C’est même assez répandu dans un certain discours républicain institutionnel. De manière générale, il faut toujours garder en tête que faire de l’histoire, c’est opérer à une reconstruction du passé. Il faut aussi comprendre que les choses ne sont jamais si manichéennes que ça, parce que les individus vivent dans le présent, et que le présent n’est pas encore modelé par l’Histoire.

Aujourd’hui, avec le mouvement des gilets jaunes, on voit à quel point cette question de la légitimité est cruciale. D’où le fait que la « La République en marche » en appelle aux autres partis et institutions, comme les syndicats, pour leur demander de faire un “front républicain” en se désolidarisant de toute “violence” (dont l’érection de barricades fait partie dans leur discours). À l’inverse, les manifestants vont exprimer le fait que ce sont eux, le vrai peuple légitime et que les barricades sont donc l’expression de la démocratie, quand du côté du gouvernement on cherche à les faire passer pour antidémocratiques.

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Mr Mondialisation : Les barricades sont éphémères par définition. En est-il de même des mouvements sociaux ?

Léa Tourret : Les barricades apparaissent en effet éphémère par définition. Le retour à l’ordre exige même qu’on efface leurs traces, on va nettoyer la rue, faire comme si rien ne s’était passé. Mais ce que j’essaye de faire dans mon livre, c’est justement de dépasser cette perception des barricades simplement comme un événement impromptu et temporaire.

Tout d’abord, les barricades ne naissent pas de manière inopinée. On a vu qu’il fallait, en quelque sorte, y habiter. Les quartiers où étaient érigées des barricades au XIXe siècle à Paris, étaient les quartiers ouvriers, les quartiers où il y avait un réseau de sociabilité politique important, des clubs politiques, des bistrots, etc. Aujourd’hui, si les ZAD sont très difficiles à évacuer, c’est que beaucoup de zadistes y habitent. De plus, les liens créés pendant les insurrections ne s’évanouissent pas une fois les barricades démontées.

Ainsi, pour bien cerner les barricades, il faut comprendre qu’elles prennent racine dans le long terme, dans un terrain social déjà constitué ; et qu’elles ont des effets qui dépassent leur simple présence matérielle. En d’autres termes, ce qui se passe avant, pendant, et après les barricades, n’a certes pas la même intensité, mais ne constitue pas des temps séparés. C’est la même chose pour les mouvements sociaux. Bien sûr que chaque mouvement social renvoie à une sensation de hors-temps où l’on retrouve parfois des gens que l’on ne côtoie pas en dehors de ce mouvement, où l’on recrée des pratiques, des ambiances, qui semblent profondément circonscrites à un temps qui apparaît propre au mouvement social. Pourtant, celui-ci ne s’évanouit jamais définitivement et ne nait pas de manière si accidentelle que cela, car les moments où il n’y a pas de mouvements sociaux sont toujours constamment traversés par des fibres insurrectionnelles sous-jacentes.

Après des études en Philosophie, Léa Tourret publie Sur les barricades, fruit d’un travail de recherche en Master 2. Dans cet essai, elle propose une approche philosophique et historique de la barricade en essayant de saisir dans l’espace et dans le temps cet objet à la fois protéiforme et commun. L’ouvrage est illustré par Eärendil Nubigena.

Léo Tourret, Sur les Barricades, Le laboratoire existentiel, 2017, 192 pp. ISBN : 978-2-9558799-2-4 Prix : 20 euros.


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