La lettre mensuelle de Sarah Roubato : chaque mois, une lettre écrite à un destinataire qui ne peut pas répondre, qui interroge un sujet de société. En ce mois de novembre, Sarah adresse un message à l’Autorité à travers le prisme du sens pris par ce mot quasi divin dans nos sociétés modernes comme passées.
Madame,
À l’heure où je vous écris, vous êtes presque devenue un gros mot. Celui qui sonne l’appel des régimes de la peur et l’écrasement des libertés. Policiers, enseignants, parents vous cherchent, et si quelques uns osent dire que vous leur manquez, votre seul nom dérange. Car nos esprits pensent comme nos écrans : en binaire. On est réac ou progressiste, du côté de l’autorité ou de la liberté, de la fermeture ou de l’ouverture, du passé ou de l’avenir. Entre ces deux bottes qui battent le pavé médiatique, des siècles de libération de la pensée humaine sont écrasés, et vous n’êtes pas épargnée.
Si je vous écris aujourd’hui, c’est pour vous supplier de vous relever, et de montrer votre vrai visage. Révélez l’imposture. Montrez-leur que vous n’êtes ni le professeur brandissant avec la règle la menace de la punition, ni le parent hurlant sur son enfant et compte jusqu’à trois. Montrez-leur que vous n’avez rien à voir avec la répression aveugle d’un uniforme ni avec le ton glacé d’un médecin s’adressant au patient en regardant ses papiers.
Vous êtes bien autre chose que ce qui opprime. Vous êtes ce qui s’impose sans imposer. Ce je ne sais quoi chez quelqu’un qui fait qu’on l’écoute, qu’on s’en remet à lui. L’autorité du médecin de famille en qui on a confiance, qui en une phrase arrive à nous faire décider de changer nos mauvaises habitudes et vous rassure. L’autorité des mains du praticien – ostéopathe, kiné, massothérapeute – qui nous disent laissez-vous faire. L’autorité du parent qui n’a pas besoin de lever le ton pour faire respecter la limite nécessaire.
Le silence qui se fait dans la classe parce qu’on sait qu’avec ce professeur, même le sujet le plus éloigné de nos intérêts devient passionnant. Il n’a besoin d’aucune menace, d’aucune règle, d’aucune estrade pour faire autorité. Comme le conteur, il se met en danger devant un public jamais acquis, et le pouvoir qu’il prend nous fait du bien. Ce qu’on appelle la présence, l’incarnation, c’est vous. Ce silence que vous faites naître dès que certaines bêtes de scène apparaissent. Je ne parle pas du silence convenu du début de spectacle, mais de celui qui retient les respirations, qui tend tout le monde, qui « arrête le mouvement de la main pleine de popcorn » comme disait Brando. Celui qui détient cette autorité-là pourrait bien nous tenir une heure entière comme ça, à arpenter la scène sans rien dire. S’il se mettait à chuchoter, le dernier rang du troisième balcon aurait l’impression qu’il est assis près d’eux. Les trois coups frappés derrière le rideau, la baguette du chef d’orchestre, la main du mime qui fait exister ce qui n’est pas là, c’est encore vous.
Pourtant vous voilà caricaturée par tous. Portée en effigie par les uns, piétinée par les autres. Les libertés acquises sur la promesse de votre bannissement n’ont fait qu’écraser d’autres libertés qui deviennent presque des insultes. Je me demande ce que pourrait être l’autorité du gardien de la paix, celui qui tutoie la violence du monde et tente de la contenir. Celle qui ne serait pas une violence ni un abus de pouvoir, mais quelque chose qui nous permette de nous sentir protégés, parce qu’un contrat social a été établi. Alors on ne pourrait plus mettre dans le même panier ceux qui vous utilisent pour asseoir un petit pouvoir personnel avec ceux qui ne font que réclamer le juste respect de ce qui leur permet d’assurer notre sécurité.
Bien sûr, l’Histoire est pleine de vos dérives, et nous devons toujours rester toujours vigilants. Mais à force de vous bannir de tout corps social, nous en perdons la possibilité même de faire société. À force de ne vivre que sous le seul credo des libertés individuelles, nous imposons les écrans dans les cafés, les musiques assourdissantes, le droit de parler fort au téléphone dans le métro. L’enfant roi dans le supermarché crie tant qu’il n’obtient pas ce qu’il veut, les élèves ne laissent plus de chance au professeur de nourrir leurs esprits, les vedettes du clash médiatique coupent la parole et se déversent. La peur d’écraser la liberté individuelle vous empêche de vous mettre au service de l’harmonie collective.
N’est-ce pas encore la peur que vous inspirez qui empêche les mouvements sociaux actuels de se structurer ? Le système de représentation a failli, et nos dirigeants au pouvoir sans autorité nous laissent orphelins d’une autre forme de gouvernance. Que quelqu’un dans un mouvement social propose un représentant, quelqu’un qui assumerait des responsabilités, et vous êtes aussitôt flairée : dérive d’autorité ! Il veut s’imposer ! Nous sommes ho-ri-zon-taux. À quoi pourrait ressembler quelqu’un qui ferait autorité dans un mouvement social ? Ce serait quelqu’un dont la compétence et l’expérience sont reconnues et qui, assumant un rôle, se soumet alors au jugement des autres. Toutes les grandes figures dont les mouvements sociaux actuels se réclament – les Gandhi, les Martin Luther King – avaient de l’autorité. Et avec vous ils traçaient de nouveaux chemins à la liberté.
Je ne sais que vous dire, Madame, pour que vous puissiez à nouveau prendre place à la table de nos sociétés. Je sais seulement que, sans vous, le monde est aussi effrayant qu’aux instants les plus obscures de vos dérives. Qu’en refusant de vous réintégrer à nos vies, nous laissons le pouvoir à des gérants, l’art de parler aux communicants, les prises de décisions à l’administration, l’expression du monde à des amuseurs et des polémistes. Et je me demande si à force de ne laisser votre nom qu’à ceux qui cultivent la nostalgie de votre règne absolu, nous ne préparons pas le retour des temps les plus sombres de notre histoire.
Lettre à l’Autorité par Sarah Roubato.