Lettre à l’École Républicaine : « Préserver l’IEF, c’est rendre service à la République »

Dans cette nouvelle lettre ouverte, nous avons choisi de donner la parole à un enfant IEF imaginaire (Instruit en Famille) que le récent projet de loi sur la fin de l’instruction à domicile va pousser à rejoindre de force les rangs des bâtiments scolaires. Car préserver la diversité de l’enseignement, c’est rendre service à la République.

On ne se connaît pas. Mais on me dit que je vais bientôt devoir rejoindre tes rangs. Parce que certains te désertent pour aller suivre une idéologie de mort. Pourtant c’est étrange, je n’ai jamais entendu dire que des personnes radicalisées sortaient d’une école parentale.

J’entends souvent parler de toi dans les discours des ministres et autour de tables de « débat » des médias. De cette école républicaine qui nous a donné les Camus, les Romain Gary, et tous ceux qui sans elle auraient été les oubliés de la République et qui en sont devenus les héros, de celle qui garantit la laïcité et qui forge la liberté d’opinion. Mais c’est drôle, cet idéal qu’on décrit, les grands principes qu’on t’applique, ce n’est pas ça que j’ai vu à l’œuvre quand je te fréquentais. Car oui je suis un enfant de l’école parentale. L’IEF comme on dit (Instruction en Famille). Alors si tu veux bien, sors un moment de tes grands principes, et regarde…

Regarde ces élèves qui manquent de sommeil et qui passent huit heures par jour cinq jours sur sept sur une chaise à bien préparer leurs scolioses et leurs hernies, à ne prendre en note que ce qui sera susceptible d’être à l’examen parce que tout ce qui compte c’est la note finale, à être des machines passives qu’on gave de savoir sans qu’ils comprennent toujours à quoi ça peut leur servir dans la vie. Moi on m’a appris comment une pièce de Molière peut me nourrir, ou à quoi peut bien servir cette fichue règle de trois quand on achète un gros sac de noix en commun et qu’il faut se le partager et savoir combien chacun doit payer.

Regarde-les, apprendre des langues vivantes comme si elles étaient des langues mortes par listes de mots à retenir par cœur. Moi j’ai appris d’autres langues en préparant les repas et en faisant du sport, parce que tous les jours il fallait qu’une activité au moins soit dans une autre langue. Tu vois, on m’a appris que le corps apprend autant que l’esprit et qu’il n’y a pas d’heure fixe pour ça.

Photo : UNICEF

Regarde tes professeurs arriver en classe déjà épuisés, surmenés et sous-payés, courir après le programme à suivre sans avoir de marge de manœuvre pour explorer toute la richesse de l’enseignement. As-tu déjà écouté pendant une matinée ce qui se dit en salle des profs ? J’ai rarement vu un lieu si plein de frustrations et de désespoir, d’agressivité et d’épuisement.

À l’école à la maison, on accepte l’idée que nos besoins et nos capacités peuvent varier. Je crois bien qu’on est le seul être vivant à qui on demande de fonctionner de la même manière chaque jour et chaque semaine de l’année. Tout dans le vivant fonctionne par saison et par variation de rythmes. Je t’entends déjà me dire que je suis le produit d’une classe aisée, d’un privilège égoïste et individualiste, et que sans doute je ne saurais jamais m’adapter au monde adulte très conformé ni accepter de ne pas avoir ce que je veux tout de suite. Rassure-toi : j’ai bien souvent eu à faire de choses que je ne voulais pas faire, comme tous les enfants. Parce qu’on avait décidé d’un programme et qu’il fallait équilibrer les activités pour le remplir. Mais quand je bloquais, quand je n’en pouvais plus, on essayait par un autre chemin. Et au final, on y arrivait toujours.

Je te rassure aussi : je n’ai pas eu que mes parents comme professeurs. Mes parents se sont associés avec d’autres parents et ils tournaient selon leurs capacités et libertés. Je savais lire à 5 ans. À 9 ans je parlais anglais sans penser en français. J’ai appris la céramique, des bases de menuiserie, je sais faire du pain, j’ai essayé plusieurs sports et puis j’ai investi ceux que je préférais. Quand un sujet d’histoire m’intéressait, on consacrait toute une semaine à l’explorer : on comparait des films sur cette période, on reproduisait des cartes de l’époque, on chantait des chansons de l’époque et on inventait une mini pièce de théâtre avec des personnages historiques. Quel plaisir d’apprendre dans ces conditions.

C’est arrivé qu’on se mette en groupes d’élèves d’IEF et alors chacun présentait un sujet dans une matière qu’il aimait : l’un nous montrait un jeu de rôle, l’autre qui adorait la mode nous fabriquait une tenue d’époque. Tout était possible.

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Tu crois que je vis hors du monde dans ma petite bulle ? C’est une image qu’on aime souvent donner. Il est vrai que je connais peut-être moins de gens de mon âge, en quantité, que ceux qui fréquentent tes murs. Mais moi j’ai des amis de toutes les générations. Des grands frères de cœur qui m’ont appris comment on construit une maison quand on allait sur les chantiers participatifs. J’ai même un grand ami de 65 ans qui est paysan et qui m’apprend plein de choses sur les plantes, et une grande amie de 70 ans, c’est elle qui m’a appris à coudre. En réalité, on participe un peu à tout, bien en dehors de la bulle voiture-école-dodo. On amène des courses à la voisine âgée, si les parents ont un meuble à monter on les aide et c’est l’occasion de réviser la géométrie. Je sais pas comment te dire, mais l’école parentale, c’est tout sauf un repli sur soi. Ça fait partie d’un mode de vie unique, différent donc méconnu. Pour nous, l’apprentissage est constant. Apprendre n’est pas une compétition mais une mise en commun entre générations. Et puis, il faut dire qu’il existe beaucoup d’IEF différentes. Ceux qui le font parce qu’ils ont des handicaps, ceux qui sont en ville et ceux qui sont à la campagne dans des petites communautés, ceux dont les parents travaillent sur les routes, et ceux qui ne peuvent plus moralement subir les risques du harcèlement scolaire.

Source

Bien sûr, c’est une chance inouïe que j’ai eue. Pas que mes parents soient mes professeurs, mais qu’ils aient choisi de construire pour moi un environnement où apprendre est un geste de chaque instant qui se pratique aussi bien dehors qu’assis à une table. En fin de compte, tu vois, si certains te désertent, ce n’est pas par élitisme ou par individualisme. C’est juste pour rétablir les équilibres que tu n’as plus voulu nous donner.

L’équilibre entre les matières – les sciences et les arts, les lettres et les pratiques physiques, parce que finalement la musique c’est aussi importante que les maths – est-ce que tu sais que c’est la seule activité connue qui mobilise toutes les parties du cerveau ? Et puis ça apprend l’expression, l’écoute des autres et le respect, trouver sa place dans le groupe, c’est rationnel et c’est émotif. Que reste-t-il des émotions dans votre école ?

L’équilibre entre les apprentissages du corps et ceux de l’esprit – tu sais, ce que les Grecs que tu enseignes tellement, et les civilisations chinoises, japonaises, indiennes que tu n’enseignes pas tellement – avaient compris depuis longtemps.

L’équilibre entre le cadre et la liberté. J’ai toujours eu un cadre, un programme. Et dedans on me laissait la liberté de trouver le meilleur chemin pour moi. Une fois par mois je choisissais un sujet qui m’avait plu et j’avais carte blanche pour l’approfondir comme je voulais et faire un exposé dessus. Mes parents étaient dans la même situation, car une fois par an ils étaient inspectés par l’académie et par la mairie tous les deux ans. Et si tes inspecteurs estimaient qu’on te trahissait, alors je devais retourner chez toi sous 15 jours ! (loi L 131-10). Autant dire que notre liberté restait strictement encadrée et que les rares extrémistes dogmatiques peuvent très bien être détectés lors des inspections.

Attention je ne te dis pas que tu es l’enfer et que l’école à la maison est le paradis. Loin de là. Chaque modèle a ses limites. Je ne dis pas non plus que tous les enfants devraient être en école parentale. Je te demande juste de ne pas faire de moi un mauvais sujet de la société. Je te demande de ne pas utiliser nos vies pour remplir des objectifs politiques. J’ai bien compris que tu cherches à ramener les brebis que tu juges égarées. Mais c’est peut-être en te regardant toi-même que tu trouveras pourquoi on te déserte.

On m’a toujours donné le choix de revenir vers toi à tout moment. Et je n’ai jamais voulu. J’ai eu la chance d’avoir un autre cadre qui m’était proposé. Mais tous les parents ne le peuvent pas ! N’en ont pas la force, le temps et les moyens. Et beaucoup d’élèves qui te lâchent se retrouvent paumés et risquent de s’accrocher à des idéologies de mort. Tu n’éviteras pas ça en retirant la diversité des enseignements que la République mérite. Au contraire, enlever cette option, c’est laisser le choix entre « ça » et le néant. Entre la nuit et l’enfer pour ceux qui souffrent de leur scolarité. Préserver la diversité de l’instruction, c’est ainsi rendre service à la République.

Si l’école doit préparer les citoyens de demain, il me semble qu’elle devrait aider à fabriquer des êtres assez créatifs pour inventer d’autres manières de faire dans tous les domaines, assez solides pour s’adapter aux crises à venir ; des citoyens qui auraient la capacité de rebondir parce qu’ils auraient exploré plusieurs manières de faire et non une seule méthode, qui sauraient puiser dans les savoirs ancestraux ce qui peut nous aider pour l’avenir, qui sauraient renouer le lien entre générations ; conscients d’appartenir à une communauté humaine mais aussi au vivant dans son ensemble et en même temps assez indépendants pour ne pas se laisser écraser par une norme aveugle. Si c’est ça ta vraie mission, alors laisse-moi y participer.

Sarah Roubato & Mr Mondialisation

LIENS

Les grands principes du système éducatif : https://www.education.gouv.fr/les-grands-principes-du-systeme-educatif-9842

Études scientifiques sur l’instruction en famille : https://lecoindesdocumentalistesiefeurs.wordpress.com/category/instruction-en-famille-ief/

Pétition pour le maintien de l’instruction à domicile : https://www.mesopinions.com/petition/enfants/maintien-droits-instruction-famille/107871

Pétition en faveur de l’IEF : https://www.mesopinions.com/petition/enfants/maintien-droits-instruction-famille/107871

Image d’entête « Pink Floyd » – Another Brick In The Wall


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