Le festival de Cannes a cette année été le théâtre d’une nouvelle polémique. Le film Okja du réalisateur Bong Joon-Ho, qui a d’ailleurs gagné le prix de la polémique, a véritablement jeté un pavé dans la mare, et même plusieurs. Si beaucoup d’encre a été versée concernant son mode de diffusion peu habituel, il serait dommage que cela occulte le fond de ce film qui brille véritablement par son engagement et qui a le grand mérite de soulever plusieurs questions de société encore occultées. Nous avons voulu nous faire notre propre avis sur ce film phénomène, qui, sous couvert d’histoire fantastique, nous ramène à nos propres limites.

Un succès cinématographique

Ne nous méprenons pas, si le film réunit toutes les conditions d’une très bonne épopée fantastique, son déroulé dénonce toutes les aberrations et les dérives de l’industrie agro-alimentaire. Il s’avère en fait qu’Okja se trouve à la frontière entre le loufoque, le fantastique, et le film de dénonciation, le tout sur un fond dramatique capable de faire plier les plus durs d’entre nous. Une triste (très triste) réalité présentée cette fois dans un film à gros budget qui prend clairement le parti d’explorer un thème très largement oublier du monde du cinéma: celui de l’antispecisme et de la condition animale dans l’industrie.

L’histoire ? Tout commence il y a 10 ans lorsqu’une multinationale, Mirando Corporation, qui n’a rien à envier à notre Monsanto, décide de lancer un concept novateur : la création de « supers cochons » OGM confiés pendant 10 ans à des éleveurs locaux de dix pays qui devront les élevés selon leurs traditions. Objectif : la création d’un concours télévisés « éco-friendly » de ces cochons superstars pour redorer l’image de l’entreprise sur fond de greenwashing. Dès les première secondes, la critique est vive.

Au bout de 10 ans de vie commune, Okja est récupérée par la multinationale pour promouvoir le lancement d’un nouveau saucisson au super cochon. Mais voilà, Mija, une jeune coréenne vivant dans la simplicité, s’est liée d’amitié avec l’animal. Découvrant la supercherie, l’enfant part à sa recherche. S’en suit une formidable épopée dans les rues de Séoul, une rencontre décisive avec des activistes de la cause animale et une plongée dans le monde impitoyable de l’agro-industrie.

Un scénario plutôt particulier, entrecoupé de longues scènes de calme, sans commentaire, qui nous change des blockbusters habituels et prouve que le cinéma peut véritablement se saisir de toutes les thématiques. Pourtant, le réalisateur Bong Joon Ho raconte que porter ce projet de film n’a pas été une sinécure. Et si l’on peut se réjouir (dans tous les cas s’étonner) que de telles thématiques commencent à émerger là où elles restaient habituellement confinées au domaine du documentaire engagé, le réalisateur nous offre un élément d’explication à ces difficultés rencontrées.

« Les financiers du cinéma indépendant américain ont beaucoup aimé le scénario d’Okja, mais le film, budgété à 55 millions de dollars, était trop cher pour eux. Au contraire, les grands studios – et on les a tous vus – m’ont répondu : ‘le budget n’est pas énorme, en revanche, le scénario est beaucoup trop radical et audacieux‘. Ils ont employé ce terme : idiosyncratique. Par exemple, ils ne voulaient pas que je filme à l’intérieur de l’abattoir. Pour Netflix, le scénario allait tel qu’il était – ils me poussaient même à aller plus loin, le budget était parfait et, en plus, ils m’ont donné le final cut ».

C’est donc ainsi que le réalisateur se détourne du monde du cinéma traditionnel pour Netflix, visiblement plus progressiste. Une plus grande liberté qui permettra ainsi au réalisateur de passer son message de façon nette et sans détours en dénonçant librement le monde agro-industriel. Mais pas que. Le réalisateur n’en rate pas une. L’indifférence des masses, l’écoblanchiment, l’intervention grégaire de milices pour protéger la multinationale, la superficialité de la figure médiatique, l’inhumanité du système productiviste, la violence sexuelle et la promotion d’une forme de simplicité volontaire en rédemption,… tout y passe, faisant écho à une convergence des luttes !

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Dénoncer avec intelligence

Il faut le dire, le réalisateur d’Okja a eu l’intelligence de parler autrement des dérives de la filière agro-alimentaire et des conditions d’abattage épouvantables que nous connaissons. En utilisant un style cinématographique qui parlera au plus grand nombre, il amène le spectateur a progressivement prendre la mesure de ce qu’il dénonce, jusqu’à la fin du film qui en fait une véritable satyre écologique, humaniste et antispéciste.

En faisant le choix de « l’humanisation » de la créature à abattre, « Okja » semble vouloir nous pousser à réagir autrement à la vue des conditions d’abattage et plus globalement de notre rapport économico-centré au monde animal. Paradoxalement, ce jeu d’identification nous amène à rejeter encore plus fortement la souffrance animale que lorsque nous en sommes témoins par la circulation de vidéos pirates de l’intérieur des abattoirs. En nous montrant ce que la petite Mija est prête à faire pour sauver Okja, le film dénonce notre conception froide et distante de la souffrance animale dans notre approche de l’alimentation carnée.

OKJA

Car, semble-t-il, voilà le message principal de ce film engagé : la souffrance animale n’est pas un concept vague, et mérite au contraire que nous la combattions au même titre que la souffrance humaine. D’ailleurs, le film réserve quelques scènes poignantes et se risque à des techniques de parallélisme avec le monde réel. Nous avons en tête la scène de l’abattoir qui semble être un rappel direct à l’horreur des camps de concentration, où encore le viol organisé de Okja par un mâle alpha.

Autre fait remarquable, le film traite l’activisme du Front de Libération Animal (ALF) de manière assez inédite. Si dans l’imaginaire collectif, ils sont souvent dépeints comme des terroristes ou des individus violents (un lien douteux que ne manquera pas de faire la directrice de la multinationale), Okja se risque à les décrire assez positivement, mais non sans défaut. Une manière de casser les stéréotypes colportés par certaines figures politiques et des médias et qui collent à la peau de ces militants.

Attention, donc, à ne pas laisser la polémique autour de ce film l’éloigner du succès qu’il mérite. Okja est une œuvre cinématographique qui ne manque pas de faire réfléchir le spectateur en plus de le divertir. Une chose devenue malheureusement bien rare dans le paysage cinématographique. Et si nous devions décerner notre propre prix à ce film engagé, ce serait sans aucun doute le prix du film le plus à propos dans une époque où le bien être individuel semble pouvoir justifier toutes les horreurs. Les dernières secondes du film nous ramènent d’ailleurs à notre propre réalité froide : tout reste à faire. Et ce n’est qu’une question de choix collectif…


Le Nouvel Obs / Le Figaro / France 24

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