Les campagnes publicitaires monnayées généreusement par les multinationales ne servent pas seulement à vendre toujours plus de produits. La publicité sert également à influencer l’opinion publique et les décideurs pour protéger leur modèle économique sur le long terme. C’est à dire, asseoir leur hégémonie à travers les générations. Le 9 juin 2020, Les Amis de la Terre France, Résistance à l’agression publicitaire et Communication sans frontières, en partenariat avec l’Observatoire des multinationales [1], ont publié un rapport intitulé « BIG CORPO. Encadrer la pub et l’influence des multinationales : un impératif écologique et démocratique » après plus de deux ans de travail sur le sujet. Décortiquant le rôle central de la publicité et la communication des multinationales dans la surconsommation, et notamment par le greenwashing, ce rapport formule des propositions concrètes pour réguler les activités d’influence des entreprises et donner, dans le monde d’après, plus de place aux discours citoyens et aux médias indépendants. Le point.
La publicité ne sert pas qu’à vendre. Elle constitue aujourd’hui, pour les firmes, dans le contexte actuel d’urgence climatique, un moyen de soigner leur image et de maintenir leur position de domination au moment même où nous devrions les rejeter : discours vantant des engagements sociaux et écologiques (sur le papier), usage abusif du vert dans les logos et chartes graphiques, communication ultra-positive axée sur un avenir radieux,… les multinationales ne manquent pas d’imagination pour pousser à la consommation. En surcouche à cette supercherie perpétuelle, leurs stratégies de communication servent aussi à des fins politiques. À quoi bon mettre en place des règles et objectifs contraignants si on a de beaux panneaux publicitaires écolos ? La publicité est une manière d’influencer l’opinion du consommateur comme du politique. Elle est partout, que ce soit dans notre vie privée comme publique : dans les médias non-indépendants, dans nos boîtes aux lettres, sur les réseaux sociaux, sur les panneaux publicitaires, ou tout simplement sur le web. Si chacun est persuadé de pouvoir l’éviter à titre personnel, elle nous englobe constamment, elle forme un cadre de société auquel il n’est pas possible à notre cerveau de s’échapper.
Une résistance à l’agression publicitaire permanente
Vendredi dernier, le groupe de travail « consommer » de la Convention Citoyenne pour le Climat (CCC) accordait une partie de ses propositions au sujet de la publicité. Entre autres : interdire de manière efficace et opérante la publicité des produits les plus émetteurs de GES sur tous les supports publicitaires, ou encore réguler la publicité pour limiter fortement les incitations quotidiennes et non choisies à la consommation. Dans ce contexte de politisation des enjeux, dix jours avant le rendu des conclusions de la CCC, le 9 juin 2020, le rapport « BIG CORPO. Encadrer la pub et l’influence des multinationales : un impératif écologique et démocratique » a été publié. Décortiquant le rôle central de la publicité et la communication des multinationales dans la surconsommation, et notamment par le greenwashing, ce rapport formule des propositions concrètes pour réguler les activités d’influence des entreprises et donner, dans le « monde d’après », plus de place aux discours citoyens et aux médias indépendants.
Les multinationales : un oligopole publicitaire
Dès les premières pages, le rapport pose le décor : moins de 1% des entreprises ont accès au marché publicitaire.
« En 2014, à peine plus de 600 (soit 0,02 % d’entre elles) représentent 80 % des dépenses publicitaires, et 25 annonceurs contrôlent à eux seuls un quart du marché, avec des budgets moyens pour les campagnes dépassant les 200 millions d’euros. »
Dans ce contexte, on comprend alors que la publicité n’est un marché accessible qu’à un nombre infime d’entreprises, et surtout à celles qui ont le plus d’argent. A titre d’exemple, les dépenses de communication des grandes entreprises sont de 46.2 milliards d’euros par an en France. Parmi ces dépenses, 31 milliards sont consacrés à la publicité et au marketing, dont plus de 10 milliards pour les seules dépenses de prospectus et de promotion.
Ce sont les multinationales, autrement dit les entreprises aux activités (très) polluantes et peu respectueuses des droits sociaux, qui ont les moyens de payer de telles dépenses en matière de communication de masse. Plusieurs poids lourds du CAC 40, comme L’Oréal ou LVMH, dépensent même plus pour communiquer que pour fabriquer les produits qu’ils vendent. Pour elles, la pub est un objet en soi. Le marché de la publicité est donc socialement excluant en ce qu’il n’est avantageux que pour les entreprises qui ont les moyens financiers, mais aussi humains (réseau de connaissances) et symboliques, de contrôler ce marché. À l’opposé, les jeunes entreprises souhaitant rompre avec la logique consumériste, en proposant des produits plus respectueux de l’environnement et des droits humains, n’ont pas de tels moyens pour promouvoir un modèle de vie et de consommation alternatif.
Pire, ce sont les multinationales, bien loin des objectifs de justice climatique et sociale, qui font le plus de publicité à ce sujet-là. Chevron, Shell et Total dépensent près de 200 millions de dollars par an en publicité pour se doter d’une image positive quant aux enjeux climatiques. En 2018-2019, en France, les quatre entreprises ayant le plus communiqué sur le développement durable sont McDonald’s, EDF, Nestlé et Engie. Plus de 30 campagnes chacune, en un an. Si l’on se focalise sur l’exemple de McDonalds, on comprend que cette « publicité verte » ne peut être que intéressée. En effet, McDonald’s génère 115 tonnes d’emballages par jour en France. Soit 2.8 millions d’emballages jetables utilisés par minute dans le monde … Sans évoquer les critiques qui lui sont adressées pour ses pratiques fiscales, sociales, voire anticoncurrentielles.
Un « greenwashing » qui alimente le mythe de la croissance verte …
Une publicité portant sur l’écologie à des fins intéressées n’est pas bienveillante. Cela s’appelle même du « greenwashing ». Autrement dit, utiliser l’argument écologique dans le seul but d’améliorer son image. Cet intérêt a d’abord une dimension consumériste.
Le rapport explique en ce sens que la publicité est au service des industriels, et non des citoyens :
« Si la publicité se borne à informer, sur la qualité des produits, les consommateurs rationnels qui projettent un achat, alors les individus restent souverains dans leurs choix. Dans ce cas, les entreprises n’ont d’autres possibilités que d’adapter leur offre à la demande des consommateurs qui, in fine, sont ceux qui orientent l’économie. […] En revanche si, au-delà d’informer, la communication commerciale influence les individus en dehors de leurs choix conscients, qu’elle travaille notamment sur le désir même de l’acte d’achat, elle peut mener à des phénomènes de consommation de masse qui n’auraient pas eu lieu sans stimulation publicitaire. Dès lors, ceux qui orientent réellement l’économie, ce sont les industriels : des marques capables de produire ce qu’elles désirent et de faire massivement désirer ce qu’elles produisent, avec potentiellement de lourdes conséquences écologiques. »
Une multinationale qui a une communication commerciale très axée sur les enjeux écologiques et sociaux, sans respecter elle-même véritablement ces engagements, a tout à gagner à tenir cette posture publique et ce pour deux principales raisons. Premièrement, elle embrouille l’esprit du citoyen qui va avoir du mal à démêler le vrai du faux, et éventuellement acheter davantage de produits de cette firme pour vérification ou effet de séduction. Deuxièmement, cette surconsommation de produits controversés va se faire au détriment des petites entreprises qui ont de réelles convictions et engagements socioécologiques mais n’ont pas les moyens d’entrer sur le marché publicitaire. Les multinationales affichent donc cette posture pour éviter d’abandonner cette part de marché à une concurrence vraiment engagée.
Or le « greenwashing », sous couvert de Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE), revêt aussi une dimension profondément politique. La RSE se définit comme la mise en pratique du développement durable par les entreprises. Dans les faits, elle est davantage un argument marketing qu’un engagement concret de la part de l’entreprise pour les enjeux socioécologiques. Les campagnes de communication de certaines industries sur leur RSE contribuent à façonner une image trompeuse dans l’opinion, dans le but de protéger une valeur financière et d’influencer les décideurs politiques. Le rapport Big Corpo nous alerte en ce sens :
« En mettant en scène les prétendus « bienfaits » apportés spontanément par les multinationales, il participe à disqualifier les interventions des pouvoirs publics et la mise en place de mécanismes juridiques permettant de sanctionner les dérives, ou réparer les dommages, et in fine de réguler leur modèle économique. La diffusion de ces discours RSE dans les médias (y compris par la publicité) ou par d’autres moyens comme le sponsoring se déroule sans aucun contrôle effectif des pouvoirs publics sur la conformité des allégations avec les pratiques réelles de l’entreprise. Ces pratiques de blanchiment d’image sont devenues aujourd’hui centrales dans la lutte contre l’impunité des multinationales. »
Juliette Renaud, responsable de campagne sur la Régulation des multinationales aux Amis de la Terre France explique :
« En plus d’alimenter la surconsommation, la publicité des multinationales sert aussi de façon sournoise à des fins de lobbying. En blanchissant leur image, elles trompent les citoyens et les décideurs politiques, et font croire à ces derniers qu’il n’y a pas besoin de les réguler puisqu’elles sont soi-disant déjà « vertes » et « responsables ». Les laisser dire ce qu’elles veulent participe donc à leur impunité, il faut mettre fin à ce mythe de l’autorégulation ! ».
Cette dimension politique s’explique finalement par l’objectif même de la RSE : le développement durable. Lorsque qu’une multinationale se vante d’avoir une bonne politique en matière de RSE, elle prétend s’engager pour le développement durable et participe donc à ancrer le mythe de la croissance verte. La même réflexion s’impose pour le socialwashing, quant aux conditions des travailleurs. Le but principal n’est donc pas de réduire l’activité humaine et ses effets dévastateurs mais bien de maintenir ces activités dans le temps en prétendant les assainir.
Or, au-delà des dimensions consumériste et politique du marché de la publicité, il est nécessaire de prendre conscience de la pollution directe qu’engendre ce même marché. Selon le rapport Big Corpo, la publicité en ligne (à l’échelle mondiale) a été source de l’émission de 60 mégatonnes de CO2 dans l’atmosphère en 2016, soit l’équivalent de 60 milliers d’aller-retour Paris-New York en avion, en croissance constante. Mais également de l’aspect intrusif des publicités dans la vie privée de chacun d’entre nous : la publicité influence la ligne éditoriale des médias non indépendants, et la publicité ciblée sur Internet organise une surveillance de masse, au détriment des libertés individuelles.
… et s’illustre parfaitement à travers la crise sanitaire actuelle
La pandémie mondiale du Covid-19 démontre à quel point la communication des grandes entreprises, à première vue bienveillante et engagée, est intéressée. Et notamment de la part des lobbies du plastique, pour lesquels la crise sanitaire représente une opportunité en or, alors même que les décisions politiques visant à limiter les plastiques semblaient (enfin) être sur la bonne voie en France. Pour Brune Poirson, secrétaire d’État auprès du ministre de la Transition écologique et solidaire, la hausse de l’utilisation des plastiques est poussée par les lobbies. Ces derniers l’ont contactée dans l’objectif de repousser l’interdiction du suremballage plastique, prévue pour 2022 : « Le Medef et l’Association française des entreprises privées ont en effet plaidé en faveur d’un moratoire sur l’ensemble de la loi (…) Bruno Retailleau nous a également adressé un courrier pour suggérer un moratoire sur certains articles de la loi, en particulier sur le décret fixant des objectifs d’interdiction des emballages en plastique jetables pour la période 2021-2025 ». Nous avons consacré plusieurs articles à la thématique du plastique pendant le Covid-19. Alors qu’il est prouvé scientifiquement que le coronavirus reste actif bien plus longtemps sur du plastique, les publicités et arguments marketing vantant les avantages du plastique ne cessent pas en grande surface.
Plus largement, les grandes entreprises empêchent de penser un modèle alternatif, d’abord en adaptant leur discours aux rêves de transition puis en encourageant à la consommation de masse. Dans le cadre du coronavirus, il faut observer début mars 2020 des messages publicitaires de prudence et de solidarité pour ne pas se faire oublier des « consommateurs », avant de bifurquer fin mai vers l’injonction à consommer. C’est notamment le cas de Orange qui a lancé sa propre opération #Onresteensemble pour permettre l’envoi de messages vidéo. L’opération a été promue et diffusée pendant les créneaux de publicité d’émissions à grande audience, comme N’oubliez pas les paroles, Questions pour un champion ou C dans l’air. Le groupe Orange a également profité de la chute du prix des espaces publicitaires pour acheter les pages de plusieurs quotidiens fin mai : entre autres, six pages dans le Figaro ! Des pubs qui vantent le « monde d’après » … tout en usant d’énormes quantités de papier et d’encre. Un monde d’après paradoxal et contradictoire car la consommation de masse ne s’inscrit pas en lui.
C’est pourquoi, dans la deuxième partie du rapport, les associations ont formulé plus de 20 propositions concrètes afin « d’agir pour une véritable régulation de la société de communication ». Elles sont structurées en quatre grands axes : lutter contre la pollution directe des activités publicitaires, instaurer des mécanismes de régulation indépendants des discours des entreprises, engager des réformes économiques pour réduire la pression commerciale et enfin, soutenir l’indépendance des médias (c’est déjà le cas pour Mr Mondialisation grâce aux dons!) et les discours des associations citoyennes.
[1] Le rapport a été coordonné par les Amis de la Terre France, RAP et CSF, écrit en partenariat avec l’Observatoire des multinationales, avec des apports des associations suivantes : Action Aid France, ACRIMED, AlterEU, CCFD – Terre Solidaire, Collectif Ethique sur l’étiquette, foodwatch Framasoft, Halte à l’ Obsolescence Programmée, Institut Veblen, Lève les yeux, La Quadrature Du Net, Paysages de France, Réseau Anti-arnaques, Résistance à l’Agression Publicitaire, RITIMO, Sciences citoyennes, Sherpa, Sites et Monuments, ZeroWasteFrance. Une synthèse du rapport est disponible ici.
– Camille Bouko-levy