Les foyers d’enfants sont souvent pointés du doigt, mais on connaît beaucoup moins le problème des placements abusifs qui révèlent quelques lacunes de l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Une entité de l’État qui manque cruellement de moyens et ne parvient plus à protéger les enfants à hauteur de l’exigence malgré l’investissement des travailleurs sociaux. L’avocate Christine Cerrada nous a accordé un entretien pour détailler son action au sein de l’association « L’enfance au cœur » et jeter la lumière sur les problématiques de l’ASE. Entrevue.
Chaque année, il arrive que des enfants soient enlevés à leur famille sans que les parents ne puissent être entendus pleinement par les juges en raison de plusieurs facteurs qui les mettent en porte à faux : divorce, pauvreté, addiction… Certains parents sont parfois discrédités à cause de témoignages précipités exercés à leur encontre de la part de l’ASE. Inversement, certains enfants en grande difficulté ne sont, eux, pas placés alors même qu’ils sont victimes de maltraitances. Le manque de moyens, le manque de formations et la mauvaise transversalité au sein de l’ASE sont quelques unes des causes de cette dégradation structurelle qui empêche de privilégier des mesures plus adaptées aux enfants et à la famille.
En attendant une réelle réforme, nous avons interviewé Christine Cerrada, avocate de l’association L’enfance au cœur qui se bat contre la maltraitance des enfants et souhaite alerter sur ces placements abusifs en augmentation, selon elle.
Mr Mondialisation : Quelles sont vos missions au sein de l’association ?
Christine Cerrada : Je suis l’avocate référente de l’association L’Enfance au Cœur. A ce titre je suis responsable du contentieux et du Conseil aux familles. Je suis le chef d’orchestre de tout ce qui est juridique et judiciaire. Cela fait une dizaine d’années que j’interviens en assistance éducative. J’ai toujours fait en revanche du droit de la famille « général » c’est à dire des divorces et des affaires devant le juge des affaires familiales.
Mr M : En France, quel est l’état de la protection de l’enfance ?
C. Cerrada : Notre situation est marquée par le peu d’importance donnée à la parole de l’enfant : le mythe, tout à fait infondé, de l’enfant menteur sévit de façon inadmissible. Quand l’enfant se plaint d’atteintes ou d’agression sexuelles, ou bien de comportement incestueux de la part d’un parent, du compagnon d’un parent ou d’un membre de la famille, il n’est pas entendu, pas encore assez cru.
Généralement la justice pense que sa parole lui est dictée par un des deux parents qui a un conflit avec l’autre, le plus souvent la mère ! En effet l’image de la mère est constamment attaquée dans les contentieux JAF (Juge aux affaires familiales) et JE (Juge pour enfants). C’est un lien critiqué, auquel beaucoup de défauts sont trouvés (mère trop fusionnelle par exemple). Des défauts montés en épingle pour discréditer la parole de l’enfant – et par voie de conséquence, pour discréditer la mère, ses revendications, ses demandes…
La parole de l’enfant n’est pas non plus entendue au moment du placement de l’enfant, ni pendant sa durée qui peut être longue. Il est traité comme un objet qu’on place et déplace.
- Information -Soutenir Mr Japanization sur Tipeee« L’intérêt supérieur de l’enfant qui est soi-disant le seul critère d’intervention des juges, des services sociaux, est un alibi pour décider à sa place sans écouter ce qu’il a à dire, ce qu’il ressent. »
Mr M : Qu’est-ce qui motive votre lutte pour la cause des familles victimes de placements abusifs ?
C. Cerrada : En tant que femme et mère, tout ce qui touche à l’enfant et à la protection du lien mère/enfant m’intéresse et me motive. Les chiffres de la situation des mineurs (plus de 400 enfants violés par jour, le quart des enfants victimes d’inceste, un enfant qui meurt sous les coups de ses parents tous les deux jours, la pédocriminalité, les réseaux pédocriminels, la consommation de pédopornographie…) sont des fléaux effrayants qui donnent envie de combattre pour améliorer un monde qui massacre à ce point ses enfants – et donc leur avenir.
Mr M : Comment l’ASE a évolué depuis qu’elle n’est plus la DDAS ?
C. Cerrada : L’ASE a davantage d’objectifs de rentabilité (il faut remplir les foyers) et elle est davantage traversée par des idéologies successives très « familialistes » : c’est à dire qu’il faut maintenir le lien à tout prix entre l’enfant et une famille dysfonctionnelle. Et parallèlement, on observe qu’il y a une continuité avec l’idéologie de l’État du « parent idéal » avec l’augmentation des placements et des mesures d’assistance éducative pour un oui ou pour un non.
Les budgets consacrés à la protection de l’enfance sont colossaux et la logique de rentabilité existe ! En outre c’est un secteur qui embauche beaucoup, et qui n’est pas assez regardant sur la formation. C’est en réalité une entreprise avec une logique d’entreprise, ce qui pose un problème très important. Parallèlement, il y a une opacité des comptes de l’ASE, épinglée par la Cour des comptes, qui laisse supposer une disparité entre la gestion des départements – et une logique de profits et d’économies très inquiétante. Autre problème : la pénurie de familles d’accueil. L’agrément pour être famille d’accueil va donc être donné à n’importe qui ou presque ! Notre association a vu une annonce d’un Conseil départemental pour être famille d’accueil, sur LE BON COIN ! Les prérequis pour être famille d’accueil sont très basiques, alors même que les familles d’accueil sont bien payées. Le résultat est souvent désastreux, avec des enfants envoyés dans des familles maltraitantes.
« Il y a de très nombreux scandales, et l’ASE ne fait rien à cet égard car elle ne sait pas où envoyer l’enfant que le juge vient de placer, elle ferme les yeux et accepte l’envoi dans une famille d’accueil dysfonctionnelle. Des familles rurales, totalement analphabètes et alcooliques, ça existe ! C’est un paradoxe scandaleux. »
Mr M : Que pensez vous de la réforme actuelle de la protection de l’enfance ?
C. Cerrada : Je ne vois pas de réforme. Les « annonces » parlent simplement de mieux former et d’ajouter encore de l’argent. Je pense que davantage de formation n’est pas inutile, mais n’est pas l’essentiel, car on s’occupe aussi des enfants avec du bon sens et de l’humanité, et ce sont plutôt ces deux valeurs qui manquent ! Or elles ne s’enseignent pas. Qu’ils réforment, donc, et le fassent bien ! Tous les dysfonctionnements ont été repérés depuis longtemps, mais « personne » n’en veut rien savoir !
Mr M : Quels sont les cas de placements abusifs auxquels vous avez été confrontée ?
C. Cerrada : Des placements consécutifs à des lettres vengeresses envoyées par des pères pour blesser la mère et la priver des enfants, inventant tout un tas de manquements de la mère, le plus souvent inventés !
Le placement abusif vient souvent aussi d’informations préoccupantes (IP) souvent des « dénonciations » anonymes et non étayées, ou quelquefois faites par des écoles pour des raisons anecdotiques, qui, chez le juge des enfants et « grâce » aux rapports des services sociaux, vont prendre des proportions gigantesques et aboutir à un placement. Démonter toute la mécanique est alors un gros travail car la machine s’emballe vite et le juge, pris de peur, choisira de placer l’enfant « au cas où ». Un parent un peu casse-pied auprès d’une école : cela peut aboutir à une IP, voire à un placement ! Des parents qui choisissent l’école à la maison alors que l’école « traditionnelle » trouve cela vexant ou n’est pas d’accord avec cette démarche pourtant légale, cela peut donner une IP entraînant une investigation qui « forcément » trouvera tout un tas de défauts auxdits parents … et un placement ! Une mère qui élève seule ses enfants, qui a un tempérament un peu anxieux, ou qui traverse un moment moralement un peu difficile, peut donner lieu à une IP d’un psychologue quelconque … et une IP déclenche la machine !
« S’occuper ainsi de « pincer » des enfants qui vont tout à fait bien au lieu d’identifier rapidement la vraie maltraitance, qui pourtant laisse des traces. Voilà le problème ! »
Mr M : Y a t’il des efforts faits concernant la prise en compte de la parole de l’enfant ?
C. Cerrada : Non. Le protocole NICHD (Mireille CYR) qui a cours au Canada, n’est pas appliqué en France. Les juges des enfants ne sont pas formés au recueil de la parole des enfants, pas plus que les juges au pénal, et ne sont pas tenus de s’adjoindre un pédopsychiatre ou un pédopsychologue. Quand un juge prescrit une enquête psychiatrique « de la famille » il n’y a que très rarement un pédopsychiatre.
Mr M : Quelles sont les actions principales et les projets de l’association concernant la protection de l’enfance ?
C. Cerrada : la DREESS indique qu’en trois ans il y a 13 % de plus de placements. C’est simple, ils ne diminuent jamais ! Il faut informer sur le problème du placement abusif, le combattre. Fédérer sur le sujet, notamment sur le plan européen. Faire émerger un recueil de la parole de l’enfant compétent. Aider les mères à ne pas être désenfantées. Accompagner les familles dans le parcours judiciaire. Entre autres !
Mr M : Comment se passe un jugement ?
C. Cerrada : La question est vaste. Le huis clos n’est pas archaïque, il est normal et souhaitable. Mais la toute puissance du juge des enfants est critiquable. L’influence des services sociaux est dévastatrice. Tout ce qu’ils disent est parole d’Évangile. De peur de passer à côté d’un cas de maltraitance, et par confiance aveugle dans les services sociaux, le juge des enfants va placer l’enfant et très souvent faire son malheur. Évidemment, dans les cas de maltraitance avérée et prouvée, le placement va sauver l’enfant – même s’il doit s’accommoder de foyers où la vie n’est pas facile, ou d’une famille d’accueil peu reluisante. Mais sachant qu’il y a autant de placements utiles que de placements abusifs, les décisions de juge des enfants ont une chance sur deux d’être les bonnes !
Mr M : Y a-t-il des populations plus vulnérables face au placement abusif ?
C. Cerrada : Toutes les familles sont concernées. Mais les familles d’enfants autistes sont sans doute plus vulnérables encore, car les services sociaux ont tendance à nier l’autisme et à mettre toutes les difficultés ou particularités de l’enfant sur le dos des parents (et sur le dos de la mère, c’est encore plus classique).
Mr M : A part une meilleure adaptabilité aux situations spécifiques de chaque famille et une considération accrue de la parole de l’enfant, qu’elle soit dénonciatrice ou positive, quelles sont les solutions que vous préconisez ?
C. Cerrada : Ne jamais commencer par un placement en foyer ou en famille d’accueil à moins d’avoir l’assurance qu’il y a une véritable maltraitance dont l’enfant est victime. Je préconise de tout faire pour trouver une personne ressource qui puisse être « tiers digne de confiance » et se voir confier l’enfant. Je préconise, s’il y a placement, qu’il soit le plus court possible, que la famille ne soit pas mise à l’écart, que l’enfant puisse s’exprimer et être entendu sur ce qu’il ressent et vit pendant le placement. Je préconise le recours au placement quand toutes les autres solutions possibles ont été essayées.
Je pense que l’ASE (Aide sociale à l’enfance) doit être contrôlée strictement, fréquemment, et que toute faute commise par du personnel ASE doit être dûment sanctionnée. Bien entendu le personnel doit être sélectionné et les formations bien améliorées. A l’heure actuelle n’importe qui se fait embaucher à l’ASE et dans les foyers, des émissions de TV l’ont montré en caméra cachée ! Les enfants doivent être interrogés dans les foyers pour savoir ce qu’il s’y passe réellement. Il y a eu des cas de jeunes se prostituant alors que tous les soirs ils rentraient au foyer. Il ne faut pas oublier aussi qu’il y a eu beaucoup de personnel ASE et de foyers condamnés pénalement pour des agressions sur mineurs.
« Il faut savoir et répéter que les pédocriminels travaillent au contact des enfants. Il y en a forcément à l’ASE puisqu’il y en a eu des dizaines dans l’Éducation nationale ! »
Mr M : Y a t’il un lien entre placements abusifs et violences conjugales ?
C. Cerrada : Le lien entre les violences conjugales et les placements existe. Il y a des femmes qui ont peur de dénoncer les violences qu’elles subissent de peur des services sociaux ! En effet une fois que le service social « met le nez » dans une famille, s’il y a conflit, ils peuvent préconiser le retrait de l’enfant soi-disant pour le protéger. La violence faite aux femmes ne pourra jamais être endiguée, quelles que soient les réformes faites, les lois promulguées, tant que la justice ne punira pas très gravement le conjoint ou l’homme violent. Selon moi, c’est la peur de la sanction pénale qui empêchera un homme violent de passer à l’acte, mais le laxisme judiciaire qui règne en France est décourageant. Les délinquants ont de beaux jours devant eux et les victimes sont chaque jour davantage victimes, et encore plus nombreuses !
Evidemment, chaque jour, des travailleurs sociaux portent des valeurs et des convictions adaptées. Les associations de défense des enfants ou familles sont souvent confrontées au pire, aux cas problématiques ou aux revendications d’injustice. Elles soulignent donc d’autant plus les lacunes que les victoires. Mais leur point de vue, aussi bouleversant et radical soit-il, permet de verbaliser les failles structurelles et de mieux les résoudre. Des failles dont sont aussi victimes les membres de l’ASE, et qui sont plus ou moins visibles selon les départements et secteurs.
Merci à Christine Cerrada pour nous avoir accordé cet entretien. Image de couverture @jzoerb/unsplash
– Audrey Poussines
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