Dans son nouvel essai incisif Je crois donc je suis, Thierry Jobard détricote les ficelles de l’engouement autour de l’ésotérisme constaté en librairie ces dernières années. Dans un monde en profonde mutation, les oracles ou autres jeux de tarot, les principes de sorcellerie ou de chamanisme, et les rituels basés sur l’usage de plantes sauvages, de pierres ou de cristaux permettraient de trouver un sens à sa vie. Mais que ce cache-t-il derrière ces nouvelles croyances ? Que cela veut-il dire de notre rapport à la science, à la connaissance, à la vérité mais aussi à la collectivité ?
Depuis une dizaine d’année, un engouement massif pour l’ésotérisme se constate. En librairie, les rayons « spiritualité », « développement personnel » ou « bien être » recèlent d’ouvrages aux titres originaux et mystérieux invitant à découvrir le chaman ou la sorcière qui demeure en nous, à nous initier aux pouvoirs de plantes sauvages et des pierres précieuses, à décoder les signes de l’univers ou à enfin prendre conscience de notre mission de vie en suivant les messages de nos guides spirituels.
Esotérisme en essor
Pour Thierry Jobard, responsable du rayon Sciences humaines d’une grande librairie à Strasbourg, le constat est clair : « tous les libraires vous le dirons, le rayon ésotérisme a connu un essor sans précédent ».
Ainsi, parler d’ésotérisme au singulier « semble une gageure tellement les pratiques sont multiples » aujourd’hui. Auteur d’un précédent essai remarqué sur les inconsistances des théories actuelles de développement personnel, le libraire entend analyser de plus près ce regain pour l’irrationnel avec son nouvel ouvrage Je crois donc je suis publié aux Editions Rue de l’Échiquier en septembre dernier.
Au fil des 80 pages qui composent le bouquin, l’auteur nous embarque dans les méandres du grand bazar des croyances contemporaines et interroge la dimension politique et sociale de l’individualisation croissante de nos croyances. S’il reconnait la quête de spiritualité comme inhérente à la nature humaine, il ne manque pas de déplorer les facéties du secteur, sur un ton piquant et un brin impertinent.
Et pour cause, passant entre 2019 et 2021 d’un chiffre d’affaire de 40 millions à 66,8 millions d’euros selon les données de l’institut d’études GfK, l’ésotérisme se présente comme une locomotive du secteur du livre. « Après les progressions impressionnantes de 2020 et 2021, le segment de l’ésotérisme est en légère baisse mais il a toujours le vent en poupe et reste un créneau porteur pour les éditeurs », peut-on lire dans l’analyse 2023 des chiffres clés de l’édition française par le syndicat national de l’édition.
« Rendu accessible par les réseaux sociaux, la force des communautés, les formations en ligne, le domaine n’est plus réservé aux seuls initiés. Il touche désormais un public de plus en plus large et jeune au travers de thèmes comme l’astrologie, la numérologie, le chamanisme, mais aussi le pendule ou le féminin sacré » Syndicat national de l’édition
Au delà des maisons d’éditions spécialisées dans le domaine, même les éditeurs généralistes s’y mettent en créant des collections sur-mesure. On voit ainsi apparaitre Chez Albin Michel « Les clés de l’ésotérisme », le label « Leduc Éso » ou encore les collections « Poche Ésotérisme » de Marabout. Ce nouveau « marché », comme n’hésite pas à le qualifier Thierry Jobard dans son ouvrage, regroupe un public qui s’est beaucoup rajeuni. « Exit les adeptes du New Age aux cheveux longs et aux robes faites maisons », un nouveau cycle commence : « l’assomption de ce que j’appellerai l’ésotérisme par commodité, ou le « zozotérisme » par dérision ».
Réenchanter le monde
Au delà du phénomène libraire, c’est semble-t-il notre regard sur l’ésotérisme au sens large qui a évolué, se mouvant en véritable fait social. En aval du mouvement de sécularisation ayant cours depuis la moitié du XVIIIe siècle durant lequel la rationalité, la science et la connaissance auraient jeté un voile sur les superstitions religieuses autrefois ciment de la communauté, un réenchantement du monde s’est imposé.
« Les croyances, loin de disparaitre, se sont affirmées à nouveau, certaines se sont même renforcées en se radicalisant face à une modernisation qui nivelle » Thierry Jobard
Si on a pu constater lors de la crise sanitaire à quel point la médecine et la sciences ont été mises en doute, voire critiquée, c’est plus largement « le rapport à l’exactitude et à l’objectivité qui fléchit » selon l’auteur. Il précise : « Une autre façon d’appréhender le monde se développe, faisant la part belle à une certaine forme d’individualité, à l’intériorité et à l’émotion ».
Si certains pourront trouver dans ce mouvement des réponses rassurantes à l’instabilité grandissante de la société contemporaine, d’autres apparaitront malheureusement comme les victimes consentantes d’une supercherie de taille. À mesure que le marché s’étend et ne cesse de se réinventer, les adeptes de ce nouveau genre multiplient les centres d’intérêts, entrecroisent les pratiques et les croyances dans une avidité sans fin.
« Aller d’une chose à l’autre, du reiki à la lithothérapie, des anges gardiens aux constellations familiales, c’est se donner l’impressionne ne jamais être à l’arrêt dans sa quête spirituelle, de toujours progresser dans l’amélioration de soi, car si tout est signe, l’interprétation est infinie » explique Thierry Jobard. Mais la progression spirituelle n’est pas gratuite : ouvrages, objets de rituels, formations et thérapies sont inévitablement prescrits.
Quand croyance se mue en vérité
Au fur et à mesure de leur initiation, les adeptes seront de plus en plus convaincus du caractère véritable et indiscutable de ces propos. « Car derrière, il y a la conviction d’être dans le camp du bien, de ceux qui savent », estime l’auteur. On assiste alors à une démonopolisation institutionnelle de la vérité, telle que décrite par Danièle Hervieu-Léger, conduisant parfois à des dérives communautaires, sectaires ou complotistes, où les preuves scientifiques et factuelles ne trouvent plus de légitimité face aux croyances devenues vérités.
« Si au cours de son histoire, l’ésotérisme a entretenu des rapports de proximité avec la science et a pu apparaitre comme une sorte de troisième voie entre science et religion, c’est une forme de contre-discours qui se construit désormais » décrypte le libraire.
En fissurant le discours envoutant des ouvrages ésotériques, Thierry Jobard parvient ainsi à questionner le lecteur sur ses croyances et sur les raisons qui le pousse à consentir à un système de valeurs défini, tout en contextualiser l’avènement d’un nouvel ordre de pensées aux intentions parfois fallacieuses ou chimériques. Si l’on peut regretter le ton parfois moqueur qui dessert le propos, on reconnait toutefois la pertinence des analyses sociologiques mobilisées, particulièrement dans le dernier chapitre du livre, qui permet sans aucun doute de faire un tri bien nécessaire dans le grand bazar de nos croyances contemporaines.
– L. Aendekerk
Photo de couverture : Photo de Mikhail Nilov. Pexels.