Plus personne n’est dupe. Une part de l’économie collaborative est aujourd’hui gangrénée par des entreprises tentaculaires qui capitalisent sur la bonne volonté des citoyens. Des voix s’élèvent pour dénoncer cette spoliation et proposer une nécessaire réflexion à l’émergence d’alternatives vraiment collaboratives. Rencontre avec Matthieu Lietaert, auteur du livre ‘Homo Coopérans 2.0 – changeons de cap vers l’économie collaborative‘. Interview.

L’esprit de partage et le sentiment collectif constituent, en principe, les moteurs de l’économie collaborative. Mais ces éléments peuvent rapporter gros et certains acteurs économiques semblent l’avoir bien compris. Uber, AirBnB, Blablacar, Drivy, il n’a fallut que quelques mois pour que ces noms envahissent notre quotidien dans le but de faciliter la vie du consommateur. Mais l’esprit de l’économie collaborative résiste-t-il quand un concept simple et positif se transforme en multinationale multi-milliardaire, reproduisant indéfiniment les schémas qui constituent une « business as usual » ?

En pratiquant systématiquement des frais de service, ces outils collaboratifs, qui en pratique sont très efficaces et utiles (personne ne le contestera), cachent une spoliation de richesse en s’essuyant les pieds sur l’esprit de collaboration. Ainsi, une poignée de personnes, à travers un simple outil informatique, arrivent à concentrer d’énormes quantités de capitaux en un temps record, sans redistribution équitable. N’est-ce pas l’esprit même du capitalisme moderne dont tout le monde s’offusque habituellement ? Cela peut-il durer ? Peut-on aller plus loin en créant des outils similaires, libres et gratuits, dont l’esprit de collaboration serait le véritable moteur et non l’instrument ?

Pour en savoir plus, nous avons rencontré Matthieu Lietaert, politologue, auteur et producteur belge, qui s’est longuement penché sur l’économie collaborative. Dans son nouveau livre « Homo Coopérans 2.0 – changeons de cap vers l’économie collaborative » il aborde ces questions sous un œil critique. Si nous vivons certes une époque pleine d’opportunités face aux crises les plus diverses, l’auteur suggère de se réapproprier notre collaboration et de lui donner d’autres finalités.

Mr M. : Suite à votre film diffusé sur ARTE dévoilant le lobbying européen The Brussels Business, pourquoi s’être concentré sur l’économie collaborative dans ce livre ? Un tout autre univers !

M. L. : Oui, c’est vrai et pourtant les deux sont liés. Après 10 ans d’étude sur la mondialisation, j’ai voulu renverser la question et comprendre quels étaient les leviers que nous, citoyens, pouvions encore actionner au niveau local, dans nos rues, dans nos quartiers. Là où il n’y a pas d’élu et où nous avons encore une certaine marge de manœuvre. Je me suis rendu compte que l’économie collaborative y prenait racine. C’est un outil au potentiel incroyable pour créer les bases d’un modèle économique et politique qui nous appartiendrait.

Mr M. : Vous pensez vraiment que l’économie collaborative constitue une révolution ?

Tout dépend de ce qu’on en fera ! Mais oui, j’y vois les bases d’une potentielle révolution. Il est indéniable qu’après une phase d’alphabétisation d’internet – qui aura pris plus ou moins 15 ans – nous pouvons aujourd’hui nous connecter directement les uns aux autres comme jamais auparavant. Le résultat ? Nous pouvons nous partager toute une série de ressources de manière beaucoup plus optimale que ce que l’État ou le Marché ne peuvent le faire. C’est du jamais vu dans l’histoire de l’humanité.

Mr M. : Et précisément, vous pensez à quoi en particulier ?

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En 2 millions d’années d’existence, l’être humain a toujours collaboré. Il n’y a qu’au 20ème siècle que l’homo consumens a voulu tout faire tout seul et tout pouvoir acheter… On en subit aujourd’hui les conséquences et les crises diverses ! Grâce à Internet, les ressources peuvent être allouées de manière optimale: plus besoin d’une voiture par personne alors que celle-ci reste immobile 22h par jour, on peut se les partager quand on en a vraiment besoin ; plus besoin d’acheter une foreuse pour l’utiliser 1 heure par an ; plus besoin d’acheter des jouets pour notre enfants qui ne l’utilisera plus après 6 semaines ; et plus besoin d’aller dans un supermarché quand on peut acheter de la nourriture de qualité directement chez un agriculteur local. Cette connexion de ‘pair à pair’ marque un réel changement de paradigme. Pourrons-nous le transformer en révolution, ça dépend de ce qu’on en fera.

Mr M. : Comme nous, vous pensez que le peuple doit se « réapproprier l’économie collaborative » ! Expliquez nous pourquoi ?

Le ‘pair à pair’ ne signifie en aucun cas qu’on va tous vivre dans un monde de bisounours d’ici quelques années. Je suis radicalement contre cette vision naïve du tout-ira-bien-si-on-laisse-faire-les-choses. De nombreux requins ont compris qu’ils peuvent tirer profit de la collaboration, ou plus précisément de notre collaboration. Prenons Blablacar., le leader incontesté du co-voiturage. Sans nos voitures et sans nos trajets, cette entreprise qui investit des centaines de millions d’euros dans un website et surtout dans du marketing, n’existerait tout simplement pas. Actuellement, elle est en train de se créer un véritable monopole au niveau Européen. Et c’est d’ailleurs la même chose avec AirBnB, KissKissBankBank et toute une série de start-ups qui sont devenues des géants de l’économie collaborative. Le tout en seulement quelques années. Il faut agir maintenant !

Mr M. : Agir ? Oui, mais comment en pratique ?

C’est là où mon livre va enfin sauver l’humanité (rires). Sérieusement, je pense que dans les 10 à 20 ans à venir, les acteurs que je viens de mentionner vont probablement continuer de dominer le marché. Il faut rester réalistes de ce côté-là. Par contre, là où nous pouvons vraiment faire la différence c’est qu’ils ont plus besoin de notre collaboration que nous n’avons besoin de leur site internet. Voilà leur talon d’Achille ! Nous avons donc une opportunité en or, non pas pour mettre fin à leur modèle du jour au lendemain, mais pour développer ce que j’appelle un « système parallèle ».

Mr M. : Pouvez-vous nous en dire plus sur ce système parallèle ?

Nous devons créer nos propres plateformes d’échange et de collaboration sans but lucratif (ce qui n’interdit pas aux travailleurs d’être rémunérés). Je pense ici à des coopératives qui appartiendraient à tous ceux qui les utilisent et non pas à quelques investisseurs de la Silicon Valley. Imaginons un monde de CoopBnB, de BlaBlaCoop, de CoopCoopBankBank etc. A la fin de l’année, nous pourrions décider de ce que nous voulons faire avec les fruits de notre collaboration. Voilà la base d’un système parallèle indépendant au niveau économique, capable de faire face au modèle actuel.

Mr M. : Aujourd’hui, avons-nous déjà des exemples concrets ?

C’est ça qui est fascinant. En une décennie , ce système parallèle s’est développé à côté de l’apparition même de ces géants. Dans le monde de la finance, alors que fondamentalement rien n’a changé depuis la crise de 2008, nous pouvons aujourd’hui soutenir des banques coopératives comme la NEF en France et NewB en Belgique. Il y a aussi des supermarchés coopératifs comme La Louve à Paris et BEES coop à Bruxelles qui viennent complémenter le riche tissu des AMAPs et des GASAPs. Dans le secteur de la mobilité, Taxistop et Cambio offrent des services sans but lucratif très performants. Et la société mutualiste pour artistes et freelances SMart est en train de devenir une coopérative européenne de plus de 60.000 membres. Voilà seulement quelques bases solides parmi un vaste réseau que nous pouvons soutenir dès aujourd’hui pour nous réapproprier cette économie collaborative. « Un autre monde est possible » n’est plus un slogan, c’est aujourd’hui une séries d’alternatives de plus en plus concrètes. Soutenons les !


 

Le livre de Matthieu est disponible sur www.homo-cooperans.net

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Source : homo-cooperans.net / Interview réalisée par mr.mondialisation.org, le 9 novembre 2015.

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