En Ukraine, le bilan humain et économique de la guerre apparaît déjà comme dramatique. Pourtant, d’autres victimes, bien plus silencieuses, sont à décompter. Parmi elles, des dauphins échoués sur les plages de la Mer Noire, des oiseaux morts de faim, des forêts ravagées par des flammes et des eaux à jamais polluées par les armes de la guerre.
À chaque printemps depuis plus de 30 ans, les conservateur·ices du parc naturel de Tuzly, en Ukraine, se rendaient aux abords de ces nombreuses lagunes, le long de la mer Noire. Équipé·es de quelques outils, ces amoureux·ses de l’environnement creusaient de petits canaux reliant les deux plans d’eau ensemble, des lagunes côtières aux rivages de la mer, créant ainsi un passage nécessaire à la migration de millards de poissons. Autrefois naturellement présentes avant qu’elles ne soient obstruées par les dégâts de l’agriculture industrielle, ces rivières constituaient également un garde-manger de choix pour de nombreux oiseaux du parc naturel ukrainien.
Cette année, il n’en sera rien
Les plages sont aujourd’hui jonchées de mines et gagnées par les bombardements russes. Il est désormais impossible pour les chercheur·euses de pénétrer sur ces terres longtemps protégées. Aucun poisson ne pourra donc rejoindre le lagon où ils avaient pour habitude de se reproduire. Des milliers d’espèces rares de volatiles n’auront plus la possibilité de s’y ravitailler. Au total, c’est tout un écosystème fragile qui est sur le point de disparaitre.
« C’est vraiment une tragédie », déplore Ivan Rusev, responsable de la recherche du parc au Guardian début juin 2022. « Normalement, nous avons entre 1 000 et 1 500 pélicans blancs, qui migrent d’Afrique », poursuit-il, « Maintenant, nous n’en avons plus que 300. Ils sont très perturbés par les bombardements ». Selon l’environnementaliste, plus de 200 bombes auraient déjà été lâchées sur les lagons, perturbant irrémédiablement des milliers d’oiseaux aquatiques tels que les avocettes et les pélicans dalmates pendant leurs périodes critiques de migration et de nidification.
Des victimes silencieuses
Trop souvent négligés au milieu de la souffrance humaine, des enjeux politiques et des déclins économiques, les espaces naturels – la faune et la flore les constituants – sont pourtant des victimes directes des conflits et notamment de la guerre en Ukraine. Certaines parties du pays sont déjà durement touchées et mettront des années, voire des décennies à s’en remettre. Oleksandr Krasnolutskyi, vice-ministre ukrainien de la protection de l’environnement et des ressources naturelles, a récemment déclaré que « près de 400 000 hectares et 14 sites Ramsar [zones humides désignées comme étant d’importance internationale par l’Unesco] le long du littoral et du cours inférieur du Dnipro sont menacés », ajoutant que les dégâts étaient déjà estimés en milliards de dollars.
Plusieurs médias rapportent par exemple la mort de milliers de dauphins, échoués sur les plages qui bordent la mer Noire, en Ukraine mais aussi en Turquie et en Bulgarie. Les spécialistes affirment que la pollution sonore et les interférences causées par les navires de guerre expliquent en grande partie ces décès prématurés. Ivan Rusev, qui tente coûte que coûte d’évaluer les dommages causés à la nature de son pays, estime que près de 2 000 dauphins ont été touchés. « C’est une tragédie parce que nous avons une très petite population de trois espèces de dauphins, donc tout individu est un individu rare », déclare le spécialiste au Guardian.
Plus insidieux encore que le bruit au fond des mers, les polluants chimiques provenant des armes de guerre se déversent dans les écosystèmes, modifiant la composition des sols et s’infiltrant dans les nappes souterraines. De nombreux métaux lourds, extrêmement persistants dans l’environnement, ainsi que plusieurs produits chimiques utilisés dans la production des explosifs se retrouvent ainsi dans la nature avant de polluer les chaines alimentaires locales.
Des incendies visibles de l’espace ravagent des zones protégées
D’autres évènements, tout autant dramatiques mais davantage perceptibles, ont frappé le sol ukrainien. Début mai, des tirs de roquettes ont incendié plus de 4 000 hectares d’une zone classée par l’Unesco pour leur grande valeur écologique : le littoral Kinburn Spit. Ces incendies, visibles depuis l’espace, ont ravagé les côtes pendant plus d’une semaine, alors qu’il était particulièrement difficile pour les équipes de pompier·es d’intervenir dans une zone de guerre.
Cette réserve était autrefois un paradis pour plus de 120 000 oiseaux qui passaient l’hiver à virevolter sur ses rives. Elle abritait également le rat-taupe aveugle des sables, une espèce en voie de disparition, ainsi que le grand dauphin de la mer Noire, des fleurs rares, d’innombrables mollusques et des dizaines d’espèces de poissons. À l’heure actuelle, il est encore impossible de chiffrer les dégâts environnementaux.
Ce qui est certain, c’est que les troupes russes sont déjà entrées ou ont mené des opérations militaires dans plus d’un tiers des zones naturelles protégées du pays, selon M. Krasnolutskyi. D’autres images d’incendie ont également circulé, montrant de nombreuses terres brûlées, des arbres ravagés par les tirs, des forêts déracinées dans les régions d’Irpin, de Bucha, de Borodyanka ou encore de Hostomel, où le matériel militaire abandonné jonche aujourd’hui le sol.
Partout dans le monde, des biotopes sont détruits par des conflits armés
Les écosystèmes naturels sont ainsi victimes de guerre, et trop peu de chercheur·euses s’emparent du sujet pour recenser et analyser les conséquences néfastes des conflits armés sur l’environnement. L’équipe de Thor Handson, un biologiste américain, a cependant démontré en 2009 que 90 % des conflits armés majeurs entre 1950 et 2000 se sont produits dans des pays contenant des « hotspot » de biodiversité, et plus de 80 % d’entre eux ont eu lieu directement dans des zones à haute valeur biologique. L’équipe de recherche souligne également que ce modèle était remarquablement constant au cours de ces cinq décennies.
Le New York Times, dans un article dédié au sujet, rapporte également une étude datant de 2018 qui parvient à corréler le déclin de la faune dans les zones protégées africaines et la présences de conflits armés sur le territoire. Leur observation est claire : les populations d’animaux sauvages ont tendance à être stables en temps de paix et à décliner pendant la guerre. Plus les conflits sont fréquents, plus les déclins sont prononcés.
Si la destruction de l’environnement est souvent une conséquence indirecte et non-souhaité des combats, elle s’apparente parfois à une véritable tactique militaire. C’était notamment le cas lors de la guerre du Vietnam, durant laquelle les Etats-Unis ont pulvérisé sans relâche le fameux agent orange sur les étendues de jungle pour priver les forces ennemies de couverture végétale. Dans d’autres conflits, l’accaparement des ressources naturelles d’un territoire, comme le bois ou le pétrole, apparaît également comme un moyen de financement des efforts de guerre.
Délibérée ou non, la guerre est irrémédiablement liée à la destruction d’un territoire : « les soldat·es creusent des tranchées, les chars aplatissent la végétation, les bombes détruisent les paysages, les explosifs allument des incendies, les armes crachent des gaz toxiques et des particules dans l’air et libèrent des métaux lourds dans le sol et l’eau », décompte ainsi le New York Times.
Après le conflit, la vie ?
Pourtant, la recherche suggère que la guerre cause moins directement une grande partie de ses ravages écologiques. « Les impacts environnementaux à long terme de la guerre sont davantage motivés par les bouleversements sociétaux associés », a déclaré Kaitlyn Gaynor, écologiste à l’Université de Californie à Santa Barbara, dans les colonnes du quotidien new-yorkais. En effet, l’insécurité alimentaire et économique provoquée par le conflit pousse souvent la population et les pouvoirs politiques a dépendre davantage des ressources naturelles du territoire, telles que les énergies fossiles, le bois, les minerais, les productions agricoles ou encore le gibier sauvage, si bien que la période post-conflit s’accompagne souvent d’un affaiblissement des règlementation de protection de l’environnement.
Ces diverses conclusions amènent indéniablement à penser à la nécessité de mesures de conservation de l’environnement pendant et après un conflit, notamment en Ukraine. « Toute cette construction globale qui commencera après la fin de la guerre sera notre sable, notre roche, notre bois », a déclaré Oleksii Vasyliuk, biologiste ukrainien et co-fondateur du Groupe ukrainien pour la conservation de la nature, au New York Times. Il affirme que leur rôle principal « sera de faire en sorte, autant que possible, que la restauration de l’Ukraine ne signifie pas la destruction de sa nature ».
L. Aendekerk
D’autres sources sur ce sujet :
https://www.aa.com.tr/en/environment/heavy-conflict-scars-nature-in-ukraine/2566637
https://www.yournec.org/nature-and-war-how-russian-invasion-destroys-ukrainian-wildlife/