Le néolibéralisme peut-il conduire de manière systémique les sociétés démocratiques vers plus d’autoritarisme sur le temps long ? C’est la thèse défendue par Romaric Godin, journaliste à Médiapart, dans son dernier livre La Guerre sociale en France. L’opposition entre Capital et Travail semble n’avoir jamais été aussi forte, et la société française, ayant pourtant largement sauvegardé son modèle sociale en dépit du développement mondial fulgurant du néolibéralisme, cède aux sirènes de ce nouvel ordre économique. Mais quelles en seront les conséquences ? Mr Mondialisation est allé interroger l’auteur. Entretien.
Mr Mondialisation : Dans le débat public, on entend souvent le terme néolibéralisme sans que celui-ci ne soit clairement défini. Pourriez-vous nous en dessiner ses contours les plus seyants ?
Romaric Godin : Effectivement, le terme de néolibéralisme est souvent utilisé pour décrire des pensées ou des politiques très différentes. On pourrait dès lors renoncer à l’employer ou tenter de le définir. Dans mon livre, j’ai fait le choix dans ma première partie d’en proposer une définition afin d’utiliser ensuite le concept comme une grille de compréhension de l’évolution politico-économique de la France contemporaine. La définition que je propose, et qui est inspirée de plusieurs réflexions d’autres auteurs, repose sur l’idée que le néolibéralisme n’est pas un simple cadre théorique (qui par exemple s’identifierait à l’école autrichienne), mais un « mode de fonctionnement du capitalisme contemporain », un paradigme général dans lequel se développent des politiques nationales.
Le néolibéralisme remet le marché au centre du fonctionnement de la société comme l’institution la plus juste, mais il garantit le fonctionnement de ce marché par la puissance publique. Il prend donc en compte les échecs du libéralisme classique en intégrant un rôle notable à l’État, qui est en quelque sorte celui à la fois de porter ou d’éduquer à la discipline du marché, mais aussi de garantir le bon fonctionnement du marché qui, dans l’idée néolibérale, ne va pas de soi. Cette marchandisation se fait par une intégration des notions de concurrence à tous les niveaux de la société, mais aussi entre les différentes sociétés, notamment par la financiarisation et la mondialisation.
Donc contrairement au libéralisme classique, l’État joue un rôle considérable dans notre néolibéralisme contemporain ?
C’est le point de départ des théories qui ont fondé le néolibéralisme, et c’est ce qui justifie son préfixe de « néo » : l’ordre spontané des marchés n’existe que si la puissance publique le garantit. L’État est donc un agent économique essentiel que je viens de décrire. C’est un point qui est souvent difficile à percevoir, mais que je pense essentiel parce qu’il permet de comprendre les stratégies politiques mises en place et le succès qu’a pu avoir le néolibéralisme à gauche. On conçoit souvent notre époque comme celle d’un mouvement de recul de l’État devant le marché. Et c’est vrai parce que le néolibéralisme a marqué une rupture avec une époque où l’État jouait un rôle direct important. Mais ce mouvement ne se produit que lorsque l’action de la puissance publique gêne le bon fonctionnement des marchés : lorsque l’État-providence est généreux, lorsque les régulations favorisent certaines priorités politiques ou encore lorsque l’État agit en monopole.
Mais notre époque est aussi celle d’un État qui soutient (cette idéologie) par ses politiques fiscales, par ses régulations de concurrence, par ses actions de libéralisation des marchés. La différence entre l’action de l’État dans la période fordiste-keynésienne et celle de l’État dans la période néolibérale est surtout une différence qualitative. Là où l’État s’efforçait de combler les insuffisances du marché par une action directe et fixait des priorités politiques, il est devenu l’agent du développement de la marchandisation du monde, en tant que garant de cette dernière et souvent en tant qu’acteur quelconque du jeu concurrentiel. Mais le « Néolibéral » n’est pas opposé à un État fort, ni à des régulations, c’est seulement que ces deux notions n’ont pas la même signification que dans les années 1950 et 1960. C’est pour moi un point important parce qu’en critiquant le néolibéralisme comme un « ultra-libéralisme », on lui donne des arguments pour prouver le contraire : il est pour la régulation et l’État. C’est une stratégie dont use et abuse le gouvernement actuel.
Mr M : Votre livre est titré la Guerre sociale en France. De quelle guerre s’agit-il ?
Cette guerre est précisément la conséquence logique du développement néolibéral. Ce développement concurrentiel produit un changement dans le conflit inhérent au capitalisme entre capital et travail. Jusque dans les années 1960, pour des raisons politiques, mais aussi économiques (le développement de la société de consommation), la balance des politiques publiques penchait nettement en faveur du travail. La crise des années 1970 et l’effondrement de l’alternative du socialisme « réel » ont changé la donne. Désormais, l’État se place dans le camp du capital et mène des politiques qui favorisent l’accumulation de capital et le profit des entreprises. C’est, au reste, bien pour cette raison que les néolibéraux ont besoin de l’État.
Ce que j’appelle ici guerre sociale est donc cette lutte menée par le néolibéralisme pour favoriser le capital sur le travail. Dans certains pays, notamment dans le monde anglophone, cette lutte a été gagnée aisément, dans d’autres, comme en Europe du nord, plus tardivement et de façon plus limitée. Chaque société a mené sa propre guerre sociale. Ce qu’il me semble important de dire, c’est que cette guerre n’est pas une guerre ouverte. Il peut y avoir évidemment des moments de conflits violents, comme on en a vu en France cet hiver, mais la plupart du temps, c’est une guerre qui se joue au quotidien dans les entreprises et qui induit une violence de basse intensité qui n’en est pas moins vive, surtout lorsque les lois viennent soutenir cette violence. C’est aussi une guerre intellectuelle qui tente de faire accepter cette violence comme « naturelle » et dans l’ordre des choses. Enfin, l’histoire de cette guerre est aussi celle de la résistance et des refus. Ce sont les modalités françaises de ce combat latent depuis plus de 40 ans que j’ai essayé d’examiner en partant de l’idée que l’élection d’Emmanuel Macron était le dernier assaut d’un néolibéralisme français radicalisé.
« Les néolibéraux sont pour une démocratie encadrée »
Dans votre essai, vous expliquez que la plus grande crainte des néolibéraux, c’est la démocratie. Vous qualifiez même la France de démocratie autoritaire. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Je ne sais pas si la démocratie est la « plus grande crainte » des néolibéraux, mais c’est pour eux, assurément un problème dans la mesure où les populations ne sont jamais naturellement favorables à l’idée de perdre des droits et des protections. Dans les années 1980, certains ont prétendu cependant que ce mouvement de marchandisation était un fondement des démocraties occidentales parce qu’il garantissait l’expression des « libertés individuelles ». En réalité, les néolibéraux, parce qu’ils sont préoccupés par la prise de contrôle de l’État, s’efforcent d’exclure certaines politiques du champ démocratique, autrement dit du choix. Ceci se fait par des mesures institutionnelles comme « l’indépendance » des banques centrales, la constitutionnalisation de règles de concurrence ou de règles budgétaires ou encore par certains traités de commerce.
Mais l’insertion du marché dans les sociétés tend à faire croire que l’on ne peut toucher à leur fonctionnement, qu’ils « s’imposent à tous » et que donc aucun choix démocratique ne peut remettre en cause leur loi qui prend une valeur quasi métaphysique, celui du « monde tel qu’il est et qu’on ne peut pas changer », qui est une figure rhétorique récurrente de la pensée d’Emmanuel Macron. Les crises sont là pour rappeler aux peuples cette loi d’airain et on peut se souvenir à cet égard de la crise de la dette européenne de 2010 à 2015 où la démocratie a été particulièrement malmenée. Ceci conduit à une forme de démocratie où règne un consensus, à droite comme à gauche, en faveur des politiques néolibérales de peur de déclencher une crise.
Autrement dit, les néolibéraux sont pour une « démocratie encadrée » où le vote est possible, mais où la remise en cause des politiques en faveur du capital ne le sont pas. Certains appellent cela du « pragmatisme » et de la « modération », mais on peut aussi y voir une forme d’extrémisme. Mais lorsque la société n’accepte pas ce consensus, lorsque les politiques en faveur du capital sont remis en cause, le néolibéralisme – dont le laboratoire a été le Chili du général Pinochet – n’hésite pas à avoir recours à des pratiques autoritaires et violentes. La tendance d’extrême-droite du néolibéralisme incarnée par Donald Trump, Recep Tayyip Erdogan ou Jair Bolsonaro intervient sans surprise dans un contexte de crise du néolibéralisme.
Dans le cas français, la démocratie n’est pas formellement remise en cause, ce qui fait que je n’utilise pas les termes de « dictature » ou de « régime autoritaire ». Mais la force publique est utilisée sans retenue et où la violence politique (envers les journalistes ou les manifestations, par exemple) est inédite depuis longtemps. La réaction au mouvement des Gilets jaunes traduit, pour moi, ce que j’appelle le « durcissement » de la démocratie française. Mais ce durcissement a une fonction : celui de garantir la poursuite et l’approfondissement d’une politique favorable au capital.
Mr M : Comment expliquez-vous que la France, jusqu’à l’arrivée d’Emmanuel Macron à Bercy puis à l’Élysée, ait autant sauvegardé son modèle social face au développement mondial du néolibéralisme ?
La France présente effectivement une particularité dans le paradigme néolibéral. Alors qu’elle est un berceau de la pensée néolibérale, elle a effectivement su conserver et parfois même renforcer son État-providence depuis les années 1980. Il convient de ne pas caricaturer : les politiques néolibérales sont appliquées en France depuis la fin des années 1970, comme partout en Occident, mais à partir des années 1990, ces politiques ont dû s’insérer dans un rythme plus modéré et s’accompagner de compensations comme les 35 heures, un droit du travail encore protecteur ou le maintien d’une assurance-chômage généreuse. Globalement, ces politiques ont permis de tracer un chemin particulier en France avec des inégalités qui ont fini par se stabiliser et qui, désormais, sont au niveau suédois (où elles ont beaucoup augmenté sous l’effet des politiques néolibérales) et une pauvreté qui n’est pas inexistante, bien sûr, mais qui est contenue en comparaison à d’autres pays.
Pourquoi une telle évolution ? J’émets plusieurs hypothèses. D’abord, le jeu politique. Les partis qui ont appliqué et assumé les politiques néolibérales ont tous été défaits et soumis à de vifs conflits sociaux. Pour tenter de garder le pouvoir, il a donc fallu réduire l’intensité de ces politiques. C’est d’ailleurs la principale critique qui fonde le néolibéralisme radicale d’un Emmanuel Macron. Ensuite, économiquement, la désindustrialisation rapide du pays a conduit à rendre moins efficace les politiques de compétitivité. Pour sauvegarder la croissance, il a fallu donc maintenir un État redistributeur fort. Enfin, le rejet du néolibéralisme s’inscrit, à mon sens, dans le temps long. La France a été jusque dans les années 1930 un pays où l’État a défendu les intérêts du capital les armes à la main et plus qu’aucun autre de ses voisins. La guerre sociale du 19e siècle en France est une des plus violentes d’Occident. Après la seconde guerre mondiale, un équilibre a été trouvé par la mise en place d’un système de redistribution très généreux (et contesté depuis le début par les élites économiques). Dans ce système, l’État avait pour vocation de « civiliser » cette lutte entre le capital et le travail. Toute politique où l’État prend ouvertement le camp du capital renvoie donc, souvent inconsciemment mais néanmoins réellement, à la violence du passé. C’est pourquoi ce néolibéralisme fondé sur cette adhésion de l’État au capital est, à mon sens, largement rejeté dans le pays.
Mr M : Des années 70 à nos jours, le bilan économique du néolibéralisme n’est pas probant. Vous expliquez par ailleurs que des pays comme l’Allemagne s’interroge sur la pertinence de leur orientation libérale passée. Finalement, n’est-ce pas Emmanuel Macron qui aujourd’hui, nage à contre-courant ?
C’est mon sentiment. Selon moi, cette vision trahit le décalage entre la France et le reste du monde occidental. Là où, de l’Allemagne aux États-Unis en passant même par le Royaume-Uni, la contestation du néolibéralisme devient centrale politiquement, la France est encore soumise à des élites qui cherchent à imposer le modèle des années 1980 remis en cause partout ailleurs. Alors qu’en Allemagne, on constate les effets nocifs de la modération salariale et du manque d’investissement public, on prétend encore à l’urgence, en France, de la consolidation budgétaire et de la réduction du coût du travail. C’est évidemment une impasse et il est piquant de constater que le gouvernement se réjouit que la France fasse actuellement mieux que l’Allemagne en matière de croissance alors même que c’est bien le modèle français reposant sur la demande intérieure et la redistribution qui soutient l’économie.
En réalité, Emmanuel Macron sait parfaitement que son modèle est à bout de souffle. C’est bien pour cela qu’il tente de l’aménager dans les discours en verdissant sa communication et en parlant d’un « nouveau capitalisme » qui serait plus humain. Mais dans les faits, sa politique reste strictement néolibérale : réductions d’impôts pour les plus fortunés et les entreprises, réduction de la solidarité nationale, diète budgétaire pour les services publics et privatisations massives et injustifiées.
Mr M : À la fin de votre essai, vous appelez de vos vœux à la naissance d’un nouveau paradigme économique. Certains intellectuels, de plus en plus nombreux, appellent à la décroissance. Comment vous positionnez vous sur cette question ?
Ce qui semble évident, c’est que le modèle économique fondé sur la croissance infinie n’est plus tenable. C’est pourquoi la réponse ne peut pas être le retour au modèle fordiste-keynésien des années 1930-70 qui est un modèle extractiviste fondé sur la surconsommation. Mais le nouveau paradigme ne peut, pour autant, pas se construire contre le monde du travail et les plus fragiles. Il doit au contraire s’accompagner d’une amélioration de leur condition, mais aussi d’une redéfinition de cette condition. Ceci doit s’accompagner inévitablement sur une plus forte redistribution des richesses. Je vois donc deux impasses : l’idée que l’on ne doit pas changer la politique actuelle et que le capital grâce à son génie propre saura nous sortir de cette ornière, mais aussi l’idée d’un passage à une décroissance immédiate qui, en l’état de la situation sociale, frapperait les plus fragiles. La réinvention de l’économie doit passer par des investissements publics et une redistribution des richesses permettant d’assurer une vie sobre mais où chacun verrait ses besoins satisfaits. Pour moi, ceci passe par une réflexion démocratique autour des communs, des besoins et de la place de l’économie marchande dans la société. C’est par le débat ouvert et éclairé que chacun prendra conscience de l’urgence et trouvera les moyens d’y répondre. C’est ce débat que le néolibéralisme nous refuse aujourd’hui.
– Propos recueillis par T.B.
ISBN : 9782348045790
Nb de pages : 250
Dimensions : 140 * 205 mm
ISBN numérique : 9782348046520
Format : EPUB