Une étude publiée dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences révèle une nouvelle fois les menaces du réchauffement climatique sur la biodiversité. À mesure que la planète se réchauffe, il apparait que les mâles de certaines espèces de libellules perdent les motifs et ornements noirs présents sur leurs ailes. Les chercheurs craignent que ce changement de caractéristiques physiques ne permette plus aux espèces femelles concernées de les identifier, limitant ainsi leurs chances de reproduction. Essentielles à la bonne santé des écosystèmes d’eau douce, leur extinction pourrait entrainer par ricochet de nombreuses autres conséquences environnementales. Dès lors, afin de lutter contre l’effondrement de la biodiversité, ce rapport interpelle sur l’urgence de limiter nos activités humaines responsables du réchauffement climatique …
Afin d’étudier les effets du réchauffement climatique sur les libellules, Michael Moore et son équipe de chercheurs, auteurs de la récente publication, ont observé plus de 300 espèces de libellules présentes aux États-Unis, au Canada et dans le nord de Mexique, et ont comparé les couleurs de leurs ailes à environs 2700 autres espèces de libellules originaires de différentes régions du monde, aux climats variés.
À la suite de ces observations, une première étude publiée en 2019[1] indique que les libellules mâles aux ornements alaires plus sombres évoluent de manière prospère généralement dans des régions plus froides, alors que des conditions climatiques plus chaudes réduisent considérablement leurs performances, notamment en ce qui concerne les vols et l’accouplement. La dernière étude[2] menée par Moore confirme cette observation, et révèle que pour s’adapter aux températures plus chaudes, les libellules mâles ont tendance à perdre les motifs et ornements noirs en développant moins de mélanine sur leurs ailes.
En revanche, il apparait que ces adaptations physiques ne concernent que les mâles. Moore souligne que les raisons de cette différence sont actuellement inconnues, mais indique cependant que ces changements évolutifs dans la pigmentation et coloration des ailes des libellules, en réponse au réchauffement climatique, devraient varier en fonction du sexe de l’individu. Dès lors, les chercheurs s’inquiètent des conséquences que cette évolution disparate entre les individus d’une même espèce de sexe opposé puissent avoir sur l’accouplement et la reproduction des libellules.
Plus alarmant, ces deux études semblent indiquer que la manière dont les libellules s’adapteront au réchauffement des températures pourrait continuer à s’accélérer si aucunes mesures climatiques ambitieuses ne sont adoptées par nos décideurs politiques.
À cet égard, Scott Black, directeur de l’ONG Xerces Society dont l’objectif est d’assurer la protection des habitats des insectes, craint une perte considérable des populations de libellules dans les cinquante prochaines années. « La crise climatique se produit à une vitesse sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Toutes ces espèces vont devoir évoluer pour survire ou se déplacer vers des habitats dont le climat est adapté pour garantir leur survie. Les libellules seront-elles capables de s’adapter assez rapidement ? »[3], s’interroge Black dans une interview accordée à CNN.
Menace pour la survie des libellules
Alors que certaines caractéristiques physiques jouent habituellement un rôle dans le succès de l’accouplement et la reproduction des espèces, les données observées dans les deux études suggèrent que l’évolution de ces caractéristiques pourraient désormais permettre aux libellules de s’adapter face à l’urgence climatique. Selon Moore, « le rétrécissement des motifs noirs présents sur les ailes des libellules pourraient se poursuivre à mesure que la planète se réchauffe. Nos recherches suggèrent que ce phénomène pourrait être une façon pour elles de s’adapter, et tout porte à croire qu’elles continueront à évoluer dans cette direction »[4].
Toutefois, ces adaptations et évolutions prématurées n’ont pas que des effets positifs pour la survie des libellules. En effet, les chercheurs craignent que les femelles ne reconnaissent plus les individus mâles en raison de la perte de leurs caractéristiques physiques qui contribuent généralement à assurer leur accouplement. Ainsi, la disparation de ces attraits sexuels, en réponse à l’augmentation des températures, pourrait limiter leur reproduction et accélérer la disparition des différentes espèces de libellules.
Par ailleurs, tout comme les vêtements noirs ou les revêtements de sol sombres absorbent la chaleur qui émane des rayons du soleil, les pigmentations sombres des motifs présents sur les ailes des libellules augmentent leur température corporelle. Ayant le sang-froid, elles ne peuvent réguler leur température corporelle contrairement aux mammifères et aux oiseaux. Dès lors, si les libellules ne parviennent pas à s’adapter suffisamment rapidement, cette augmentation des températures pourrait endommager leurs tissus alaires, réduire ainsi leurs capacités de vol et de protection territoriale, ou entrainer la mort par surchauffe.
Enfin, l’adaptation des caractéristiques physiques des libellules ne sera pas suffisante pour protéger ces différentes espèces. Le développement des nymphes jusqu’à l’âge adulte ne pourra être garanti si les écosystèmes d’eau douce continuent d’être affectés par les épisodes de forte chaleur et de sécheresse. L’extinction des espèces de libellules pourrait alors contribuer davantage à la déstabilisation de ces écosystèmes. En effet, en tant que prédateurs, elles participent à la régulation des populations de moustiques et mouches, et servent également de proies aux oiseaux, grenouilles et autres insectivores présent dans les cours d’eau[5].
Pour protéger et diminuer la pression exercée sur les libellules et leurs habitats, il est à la fois essentiel de limiter drastiquement nos activités responsables de l’augmentation des températures, et développer des solutions climatiques basées sur la nature, telles que la protection et la restauration des zones humides, afin de garantir l’intégrité de ces écosystèmes riches en biodiversité.
– W.D.
Photo de couverture @MaqPhi/Flickr
[1] Moore, M. P., et al., Temperature shapes the costs, benefit and geographic diversification of sexual coloration in a dragonfly, Ecology Letters, 7 janvier 2019, disponible sur: https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/ele.13200
[2] Moore, M. P., et al., Sex-specific ornament evolution is a consistent feature of climatic adaptation across space and time in dragonflies, Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, Vol. 118, 13 juillet 2021, disponible sur: https://www.pnas.org/content/118/28/e2101458118
[3] Ramirez, R., “Dragonflies are losing their wing color because of climate change, study shows” in CNN, 6 juillet 2021, disponible sur: https://edition.cnn.com/2021/07/06/us/dragonfly-wings-climate-change/index.html
[4] Quaglia, S., “Climate crisis causing male dragonflies to lose wing “bling”, study finds” in The Guardian, 5 juillet 2021, disponible sur: https://www.theguardian.com/environment/2021/jul/06/climate-crisis-causing-male-dragonflies-to-lose-wing-bling-study-finds
[5] Demey, J., « Biodiversité : Les libellules sont de bonnes lanceuses d’alerte » in Le Journal du Dimanche, 29 avril 2019, disponible sur : https://www.lejdd.fr/Societe/biodiversite-les-libellules-sont-de-bonnes-lanceuses-dalerte-3895566