Si David s’est imposé contre Goliath, pourquoi les citoyen·nes ne le feraient-ils pas contre les Grands Projets Inutiles Imposés (GPII) ? C’est la question que s’est posée le sociologue Kevin Vacher du Groupe de Diffusion, de Recherche et de Veille citoyenne (GDRV) dans le rapport « Les David s’organisent contre Goliath » présenté au public le 17 novembre 2021. 

L’enquête a été commandée par les associations Terres de Luttes, Notre Affaire à Tous et ZEA, dans un double objectif de contribuer à la recherche en sociologie politique et d’accompagner d’un point de vue stratégique les mobilisations sociales résistantes. Analyse d’un mouvement social « qui s’ignore ».

Azco Caricature

Que sont les GPII ?

Les Grands Projets Inutiles et Imposés (GPII), mais aussi polluants pour la grande majorité, ont ainsi été regroupés sous un label commun, adopté dans la charte de Tunis à l’occasion d’un forum social en mars 2013.

Selon les citoyen·nes, associations et mouvements présents, « ces projets constituent pour les territoires concernés un désastre écologique, socio-économique et humain »

Bien qu’il en existe probablement des milliers sur le seul territoire français, Reporterre en a répertorié 370 sur sa carte interactive, en collaboration avec Le Mouvement et Partager C’est Sympa. Un recensement non exhaustif donc, mais qui respecte tout de même la pluralité des combats de par « leur situation géographique, leur statut actuel (défaite, victoire ou en cours de mobilisation) ou le type de projet contesté », selon le sociologue Kevin Vacher du laboratoire d’éducation populaire « Groupe de Diffusion, de Recherche et de Veille citoyenne (GDRV) ».

Malgré une certaine hétérogénéité énoncée ci-dessus, ces projets n’ont pas été regroupés sous un même label sans raison. K. Vacher a en effet observé certaines redondances de conséquences néfastes pour les populations locales, et avantageuses pour le secteur privé : artificialisation massive des sols, extension urbaine, logiques consuméristes exagérées et de métropolisation, concurrences des territoires ou encore mise au service des institutions publiques au profit de multinationales. 

Ce caractère « public-privé » favorise en réalité des entreprises éloignées des territoires au détriment du développement local, alors que le « localisme » est un argument régulièrement avancé pour justifier l’implantation des grands projets. Ces logiques de profits ont en réalité de graves conséquences sur les conditions de travail : emplois précaires, usants, dangereux et mal payés.

Le sociologue l’affirme, ces projets favorisent « un capitalisme destructeur, polluant et prédateur des espaces ». En somme, une triple violence :
– D’abord financière avec un creusement des inégalités, dû à l’enrichissement du secteur privé (la fameuse théorie du ruissellement qui cache en réalité un écrasement de la population précaire).
– Ensuite sanitaire et enfin environnementale (difficile de séparer les deux) avec des projets s’inscrivant dans une aggravation globale de la crise écologique, mais ici très concrètement et localement sous la forme de risques sanitaires qu’encourent les riverain·es.

L’absurde oxymore « éco-terrorisme »

Mais alors, qui sont ces citoyen·nes qui se mobilisent pour faire front contre ces projets destructeurs du social et de l’environnement ? « Encore des bobos écolos » fulmineront les détracteurs, qui n’ont d’autres passe-temps que de pester sur celleux qui risquent la répression policière et les attaques calomnieuses venues de politiques ou éditorialistes… 

« Eco-terroristes », cette agression verbale a même été prononcée par le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin pour nommer les militant·es des Soulèvements de la Terre. Des individu·es qui déploient pourtant de l’énergie physique et mentale afin de contrer ne serait-ce qu’une poignée de projets parmi ces milliers qui vont à l’encontre de l’intérêt général.

- Pour une information libre ! -Soutenir Mr Japanization sur Tipeee
« Marche des libertés contre les idées d’extrême droite », à Paris le 12/06/2021. Crédit : Jeanne Menjoulet (Flickr).

Qualifier les écologistes de terroristes (terme esquivé lorsqu’il s’agit d’attentats commis par l’extrême-droite), pourrait s’apparenter à de la simple provocation si cela n’était pas prononcé par un personnage détenteur d’une autorité directrice de la police nationale. Derrière cette attaque verbale violente, se cache en réalité une volonté de nuire à l’ensemble des militant·es écologistes, notamment celles et ceux mobilisés contre les GPII. 

Faut-il rappeler à Gérald Darmanin à quel point les décisions ou inactions politiques sont criminelles à l’encontre de très concrètes vies humaines. C’est un effort intellectuel à fournir que de s’indigner de réalités systémiques issues de l’analyse froide, mais leurs conséquences peuvent mobiliser davantage nos émotions ; dès lors qu’elles affectent notre santé, notre patrimoine et même notre survie.

La lutte écologiste est-elle « bobo » ou populaire ?

Selon Kevin Vacher, les collectifs en lutte disent subir des discours de disqualification, que ce soit de la part de proches, médias, mairies ou agriculteur·ices qui soutiennent le projet. Le stigmate du « bobo écolo », comme nous l’avons vu plus haut, revient souvent, auquel s’ajoutent les accusations « d’empêcheurs de tourner en rond » et de personnes toujours « opposées ». Comme pour les grévistes ou les Gilets jaunes, certaines personnes ont peut-être peur de voir leurs privilèges et leur confort mis en danger par la contestation de l’ordre établi et des inégalités sociales.

Cela dit l’un des enjeux des écologistes, notamment avec l’essor de la désobéissance civile ces dernières années, était celui des alliances pouvant être faites entre le mouvement climat et les quartiers populaires. C’est dans cette dynamique que le 18 juillet 2020, le Comité Adama et Alternatiba se sont unis lors d’une marche pour dénoncer la pollution de l’air des quartiers populaires et les violences policières qui ont causé la mort par asphyxie de Cédric Chouviat, Lamine Dieng, Adama Traoré et de nombreux autres hommes ciblés par des discriminations raciales. Élodie y a clamé que « la Génération Adama et la Génération Climat portent en elles le même message : “On veut respirer” ». 

Selon une enquête sur le mouvement climat (PACTE, page 13), le profil sociologique de leurs sympathisants est davantage féminin, jeune (majorité de 18-34 ans), diplômé ou exerçant une profession de cadre ou intellectuelle, que le reste de la population française. Surtout, les classes moyennes et populaires (classification sur la base des revenus et composition du foyer) représentent la quasi-totalité d’un mouvement qui ne comporte que 13% d’individus des classes aisées, contre 43% des classes populaires.

La considération des personnes précaires 

Pouvons-nous conclure que les classes populaires représentent une part importante du militantisme écologiste ? Pas si vite… Cette donnée objective écarte d’autres facteurs liés à l’héritage familial, le niveau d’études, l’épargne, le capital culturel. En effet, une certaine prudence nous invite à distinguer des individus pouvant parfois flirter avec la pauvreté (principalement par choix d’un mode de vie sobre), de ceux qui ont grandi et souffert dans la précarité

Cette distinction est importante pour l’activiste écologiste Nicole Vosper qui témoigne de son épuisement face à l’attitude de ses camarades de la classe moyenne dans le journal anglais The Guardian. Elle qui vient d’un milieu pauvre, regrette que la pauvreté puisse-être perçue comme un jeu ou une aventure, voire une expérience romantisée par les écologistes. En réalité la pauvreté n’est faite que d’insécurités, d’angoisses et d’une charge de travail plus lourde (il faut régulièrement se muer en soignants, parents, compagnons de prison ou supporter des traumatismes plus graves liés à des traumatismes, à l’excès de consommation d’alcool ou de drogues, ou des violences domestiques, plus fréquents dans l’entourage des classes populaires).

N. Vosper déplore également que les activistes de la classe moyenne ont tendance à participer à des actions de protestation à l’international, alors qu’il y a un réel manque de participation à des campagnes menées à l’échelle locale par les classes populaires, alors abandonnées à leur sort.

Cérémonie d’Ouverture de la Rébellion Internationale d’Octobre, 06/10/2019. Crédit : Bastian Greshake Tzovaras (Flickr)

Evolution notable de la lutte écologiste

L’indignation de Nicole Vosper, qui date de 2016, semble avoir été entendue ces dernières années par les écologistes en lutte contre les GPII. En effet, ces mobilisations sont menées à l’échelle locale et s’attaquent concrètement aux injustices environnementales vécues par les riverain·es, entre pollution directe, bouleversement du patrimoine et écrasement de l’activité paysanne. 

La plupart des enquêté·es dans le rapport de Kevin Vacher évoquent des effets indésirables comme des pollutions et nuisances, pour les habitant·es et les écoles aux alentours du projet. Cette proximité directe incite les catégories populaires, riverains directs mais aussi collectifs et associations locaux à s’insérer dans la lutte. Le sociologue constate également une présence significative d’agriculteur·ices ou de leur famille (souvent directement concernés par un risque d’expropriation). 

Il semblerait alors que la lutte écologiste, à travers ces mobilisations, a su évoluer vers des luttes intégrant les enjeux sociaux. Ici, les personnes engagé·es contre les GPII ne s’arrêtent pas aux études scientifiques sur le climat, la biodiversité et les écosystèmes mais s’attaquent aux enjeux locaux et les conséquences directes des projets. 

Pourtant, Kevin Vacher a observé de nombreuses trajectoires militantes issues d’autres luttes écologistes (soulignons par ailleurs l’importance de la cumulativité des combats et expériences de lutte dans la construction des mouvements sociaux). Camp climat Alternatiba, Marche pour le climat, Ligue de Protection des oiseaux ; autant d’occasions de rencontres qui ont précédé certains engagements contre les GPII. Les militant·es écologistes ont donc pris un tournant décisif en s’engageant dans une lutte locale, plus rurale et plus proche des paysan·es et des premières victimes des injustices climatiques en France.

Passage en force des aménageurs

Si les activistes sont régulièrement accusé·es de violence ou de ne pas respecter la loi (bien que la désobéissance soit légitime quand la loi est injuste, comme le rappelle Camille Etienne dans la vidéo ci-dessous), les aménageurs des projets sont loin d’être irréprochables au regard de la loi.

K. Vacher l’affirme, les aménageurs des projets agissent parfois dans l’illégalité ou contournent la loi. Plusieurs pratiques sont en effet employées comme les travaux initiés sans autorisation ou sans respect des procédures (passage en force), ou la dissimulation d’informations pouvant être compromettantes dans les évaluations de projets.

Ce « manque à informer » est permis par diverses techniques : des informations souvent noyées dans la complexité et la quantité massive des documents, des risques sanitaires et environnementaux non communiqués publiquement, et des calculs parfois biaisés ou non actualisés. Selon le sociologue, cette opacité de l’information est organisée : elle permet d’empêcher les contre-analyses et les travaux de contradiction de l’information par les collectifs et associations. Les aménageurs investissent par ailleurs un temps et des dépenses financières considérables dans les procédures judiciaires. Cela conduit les riverain·es mobilisé·es à un certain épuisement. Mais cette perte de temps peut également se retourner contre les aménageurs avec une difficulté à respecter certains délais primordiaux.

Crédit : Non à l’aéroport Notre-Dame-des-Landes (Flickr)

Ce qui choque le plus, c’est certainement le mépris du droit démocratique par l’installation de projets démesurés. Ni l’avis ni l’opposition – criante – de la population locale n’affecte la mise en place des projets. Les aménageurs adoptent donc une attitude conflictuelle au détriment de l’intérêt général, et usent de formes variables de répression. 

Nous avons déjà évoqué les discours – hypocrites – de dénigrement des opposant·es aux projets. On observe également l’usage de réseaux de pouvoir, avec une pression exercée sur le trésor public pour donner tort aux associations contestatrices. Cela engendre une certaine peur du côté des commerçants et autres associations d’être impliqués dans une polémique locale ou de perdre des subventions. D’ailleurs, nous n’avons pas encore évoqué le rôle de l’État. Si celui-ci reste en retrait dans le processus d’aménagement des projets, il joue un rôle d’accompagnement des territoires ruraux à s’insérer dans la compétition et la concurrence globale, selon l’enquête du GDRV.

Enfin, et sans surprise si l’on en croit le rapport d’Amnesty International sur les poursuites et arrestations arbitraires de milliers de manifestant·es depuis fin 2018 en France, la répression agressive et directe est aussi le propre des GPII. Sur le plan administratif et juridique d’abord, des interdictions de manifester et de circuler sur une voie publique sont proclamées, alors que des intimidations impliquant une procédure juridique ont été prononcées (violence morale). On observe également des répressions policières avant tout – mais pas exclusivement – orchestrées dans les ZAD.

Quelles méthodes de lutte ?

On l’a vu, face à la détermination, le dénigrement, le déni démocratique, la dissimulation des risques sanitaires et les répressions des GPII, les opposant·es ne peuvent pas se contenter de marches pacifiques et doivent développer certaines stratégies afin d’affaiblir les aménageurs des projets et leurs défenseurs. Par exemple, K. Vacher a remarqué que les discours de disqualification des opposant·es n’ont fait que renforcer la détermination de ces derniers, qui ont redoublé d’efforts pour informer sur les menaces encourues par les riverain.es et les classes populaires.

Ensuite, le sociologue note une cohabitation d’options stratégiques très différentes, avec plus ou moins de réussite. Les militant·es mobilisé·es s’appuient d’abord sur les cadres légaux et juridiques, et contournent avec inventivité les difficultés d’accès à l’information et à se faire entendre. Mais cela les conduit régulièrement à des impasses, donc à une certaine lassitude voire radicalisation de la lutte. Un large répertoire d’actions est utilisé, souvent par le biais de l’humour et de l’art. Kevin Vacher parle de « politique de la joie », permise par la valorisation des sociabilités internes en réponse aux tensions et à l’usure militante.

Manifestation anti Notre-Dame-des-Landes à Nantes le 22 février 2014. Crédit : Non à l’aéroport Notre-Dame-des-Landes (Flickr).

Sur le plan du fonctionnement interne des collectifs en lutte, la tendance est à l’horizontalité, ce qui permet de s’adresser à un public n’ayant jamais milité auparavant. Ce fonctionnement les différencie des associations, en accordant aux personnes mobilisées plus de libertés et moins de contraintes « d’assiduité ». L’enquête du GRDV a noté dans la majorité des projets la présence de noyaux durs et très actifs. Ceux-ci sont composés de militant·es aguerri·es, majoritairement issus de formations et métiers scientifiques, et possédant une certaine expertise.

Malgré ces bonnes intentions, K. Vacher a tout de même noté quelques limites à ce fonctionnement. Celui-ci aurait pour effet de privilégier les militant·es les plus aisé·es financièrement ou ceux qui ont le plus de temps pour se dédier totalement à la cause. Les activistes enquêtés se disent d’ailleurs conscients de ces tensions.

Le sociologue observe aussi une forme de « virilisation » des espaces militants, que traversaient déjà les mouvements sociaux ouvriers depuis toujours. Bien que les mouvements écologistes attirent d’ordinaire un public majoritairement féminin (le mouvement climat est composé à 67% de femmes), il semblerait que la forme d’action de l’occupation attire davantage un public masculin, selon le témoignage d’une enquêtée : « Depuis l’occupation [du lieu], ça devient de plus en plus masculin et c’est aussi un problème parce que le lieu qui était accueillant pour beaucoup de femmes, devient plus dur. On s’y retrouve moins en tant que nana maintenant. »

Malgré tout, les activistes interrogés par Kevin Vacher semblent satisfaits du fonctionnement actuel, et considèrent que cette composition restreinte d’activistes dans le noyau dur fait parfois office de nécessité stratégique, et aide à la construction progressive d’une expertise citoyenne et d’un apprentissage sur le tas.

« Un mouvement social qui s’ignore » et qui gagne

Entre les revers électoraux de la gauche, les syndicats qui ne remportent plus de victoires depuis des décennies et des mouvements sociaux constamment ignorés et réprimés ; difficile d’y voir une éclaircie. Pourtant l’évolution de la lutte écologiste est intéressante, sa montée en radicalité et sa constante remise en question semblent finalement donner quelques résultats encourageants.

Malgré la volonté de lutter localement et directement contre les projets dévastateurs, les militant·es semblent tout de même appartenir à un mouvement global sur fond de crise sociale et écologique sans précédent. C’est la victoire à Notre-Dames-des-Landes contre le projet d’aéroport qui semble avoir donné l’impulsion dans les imaginaires. C’est dans ce contexte que le travail collectif scientifique Des Plumes dans le Goudron a vu le jour (mélange de recherches qualitatives et de recueil d’expériences militantes, qui donne une cohérence, un récit, une vision du monde et un intérêt commun à ces collectifs.)

Derrière, le travail régulier d’analyse et de suivi des médias indépendants se révèle extrêmement utile pour cibler et faciliter l’engagement ; il permet aux luttes d’exister au-delà du terrain. Ces travaux scientifiques et journalistiques sont primordiaux pour l’identité, l’évolution et la prise de conscience de la force de ces mouvements.

Manifestation contre le projet d’aéroport de Notre-Dame-Des-Landes, 22/02/2014. Crédit : Philippe Leroyer (Flickr).

En somme, nous avons affaire à un mouvement social qui s’ignore de moins en moins, et surtout qui obtient des victoires ! Déjà 37 victoires (totales ou partielles) sont annoncées sur quelques centaines de conflits répertoriés. Un ratio de victoire d’environ 10%, sachant qu’une partie des mobilisations sont toujours en cours. Kevin Vacher conclut son rapport par plusieurs paroles pour nous inspirer et nous guider : « abnégation, inventivité, humour, joie. »

– Fsociété


Photo de couverture : Crédit : Collectif Alsace NDDL (Flickr)

Sources complémentaires : Rapport « Les David s’organisent contre Goliath » de Kevin Vacher et du GDRV et sa synthèse.

 

- Cet article gratuit et indépendant existe grâce à vous -
Donation