Guatemala City, Parque Central, 10h. La jolie place coloniale est baignée de soleil, mais les touristes l’ont désertée. Dans la « zona 1 de la Ciudad », l’insécurité est palpable. Les bancs, les espaces verts sont occupés par des dizaines de jeunes, souriants mais l’œil hagard, voilé par la fatigue et la drogue. « On a coutume de dire ici que chaque enfant latino est candidat à la rue », nous confie Gérard Lutte, le Belge qui nous accompagne à la rencontre de ces jeunes. « Et même quand on parvient à les aider à s’en sortir, ces jeunes gardent toujours un pied dans la rue ! ». Récit.

Guatemala City n’a pas beaucoup d’attraits : polluée, pauvre, violente. C’est, pourtant, ici que Gérard Lutte a décidé de vivre et de développer le projet de sa vie aux côtés de ces jeunes. Depuis plus de 25 ans, il dirige le mouvement MOJOCA. Le « Movimiento de Jóvenes de la Calle » est parvenu à offrir un avenir meilleur à des milliers de jeunes de quartiers : « Ces jeunes sont mes maîtres de vie. Ils m’ont appris que les biens matériels n’ont pas d’importance, ce qui compte c’est l’amitié. Quelle leçon alors qu’en Europe on vit dans l’opulence, saturé, englué dans le bien-être ! »  Si bien qu’aujourd’hui, malgré ses 90 printemps et une cécité récente, Gérard préfère rester vivre au Guatemala, porté par la famille Mojoca.


Les jeunes des rues sont des survivants ! Leur nombre est estimé entre 1500 et 5000 à Guatemala City, 65% d’entre eux ont entre 10 et 17 ans et 30% sont des jeunes filles. Ils sont pour la plupart condamnés à vivre de la mendicité, du vol et de la prostitution. Organisés en groupe, solidaires, la rue est pourtant un choix de l’impossible : ils ont décidé de vivre dans la rue pour échapper à la violence qui gangrène les nombreux bidonvilles, véritable ceinture de pauvreté autour de la capitale.

Photographies: Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Au Guatemala, la pauvreté touche plus de 50% de la population. Les chiffres de l’analphabétisme (40%), de la malnutrition (la moitié des enfants de moins de 5 ans souffrent de sous-alimentation chronique), de l’espérance de vie (70 ans) sont dramatiques. Le nombre de jeunes des rues a considérablement augmenté depuis la guerre civile. Une conflit sanglant, plus de 100 000 morts et dix fois plus de déplacés, des massacres aux relents génocidaires à l’égard des peuples autochtones dont on a si peu entendu parler en occident.

Malgré les accords de paix signés en 1996, le pays souffre toujours d’une pauvreté systémique, de l’insécurité et de la corruption. « J’ai vécu 8 mois dans la rue, j’ai choisi la rue après le décès soudain de ma mère », nous dit Allan, aujourd’hui responsable du groupe des jeunes de la rue pour Mojoca. « Avec Mojoca, nous allons dans la rue à la rencontre de ces jeunes. Nous évoquons avec eux différentes valeurs : la tolérance, l’égalité des sexes, la violence, la drogue, leur projet de vie. De mon expérience, je sais que plus on vient participer aux activités de Mojoca, au moins on passe du temps dans la rue avec la drogue. Petit à petit, on se focalise sur nos objectifs et on s’en sort ! »

Allan, un ancien jeune de la rue, est aujourd’hui responsable des jeunes de la rue – Photographies: Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Autour de nous, des dizaines de jeunes sniffent le paquet de colle caché dans leurs mains ou fument de la marijuana, les deux drogues les plus répandues dans la rue. En voyant Gérard arriver, Dulce, charmante jeune femme de 19 ans, court dans ses bras : « Abuelo (NDLR : grand-père en espagnol) est un homme très important pour moi depuis des années. Il m’aide beaucoup dans ma vie ! ». Son sourire est rayonnant, sincère, mais les étoiles dans ses yeux ne sont pas celles de l’espoir, ce sont les effets de la drogue qui l’aide à ne plus penser à la dure réalité quotidienne.

Dulce est une jeune de la rue en train de sniffer de la colle, la drogue des pauvres, comme on l’appelle ici. C’est le quotidien de ces jeunes de la rue de Guatemala City – Photographie: Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Aujourd’hui, 300 jeunes comme Dulce gravitent autour de Mojoca, ils participent aux séances de sensibilisation, à l’école, aux divers ateliers leur permettant d’apprendre de nouveaux métiers. Des jeunes qui viennent ici en pleine liberté, valeur chère à Gérard : « Notre philosophie est basée sur les valeurs de la rue. Chez Mojoca, on veut que ces jeunes dirigent le mouvement eux-mêmes dans un esprit d’amitié  et de solidarité, sans adulte. L’autre valeur, c’est la liberté : ils sortent de la rue s’ils le veulent, ils viennent à l’école s’ils le décident. Tout ce qu’on exige, c’est qu’ils acceptent les règles : pas de violence, pas drogue et participation aux activités. »

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Photographies: Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Gérard nous emmène découvrir les ateliers de formation professionnelle : la menuiserie, la cuisine, la pâtisserie, la couture, le Mojocafé. Des activités essentielles pour sortir les jeunes de la rue, leur donner des perspectives d’avenir et réparer leur santé : toutes ces activités stimulent leur équilibre, leur dextérité, leur système nerveux affaibli par la drogue. Derrière sa machine à coudre, Joao est concentré sur le raccommodage d’un pantalon. Dans la pièce voisine, Jackelin, sa copine de 19 ans, enceinte, est en train de suivre son cours de cuisine. Tous deux vont bientôt bénéficier d’une aide pour la réinsertion, de quoi s’entourer de quelques biens essentiels pour vivre une vie à deux et même à trois ! En attendant, ils apprennent avec ardeur: « Pour moi, c’était important de venir ici, de sortir de la rue avant d’avoir mon fils. Essayer d’avoir une vie meilleure ! », raconte timidement Jackelin. « La vie est bien mieux ici que dans la rue. Maintenant, mon rêve pour le futur est de finir mes études, de prendre soin de mon fils et d’avoir une maison ».

Joao est à la couture
Jackelin est à la cuisine – Photographies: Pascale Sury pour Mr Mondialisation

Plus loin, le comité de gestion s’est réuni pour discuter de l’attribution des bourses à certaines familles. Mojoca, malgré ses petits moyens, accorde du micro-crédit et des aides financières aux jeunes sélectionnés en fonction de leur dossier. D’autres bénéficient d’un toit, « la maison du 8 mars » ouvre ses portes aux filles, aux jeunes mamans et à leurs enfants qui sont les premières victimes de la rue, proies faciles pour les trafiquants. « Choisir de venir vivre dans la maison du 8 mars, c’est choisir de quitter la rue, c’est choisir d’amorcer un changement dans nos vies », nous explique Angelica tout en berçant son bébé. Devant la maison, 3 filles s’activent dans la petite pizzeria de rue du Mojoca, un petit commerce tenu par les jeunes pour rassembler quelques revenus pour financer le mouvement.

Mojoca a même ouvert une pizzeria – Photographie: Pascale Sury pour Mr Mondialisation

À 90 ans, Gérard Lutte est la figure emblématique et charismatique du mouvement. « Abuelo » ou « Gerardo », comme ils l’appellent, rêve d’acquérir d’autres maisons pour lancer un grand programme de logement pour les jeunes : « Si je reste trop longtemps en Europe, en Belgique, je m’ennuie ! Ici, je suis bien. Il y a tellement à faire… Mon plus grand bonheur, c’est de voir des jeunes qui s’en sortent. Des enfants qui quittent les institutions et la rue pour vivre une vie de famille ! »

– Pascale Sury & Mr Mondialisation

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