La demande croissante de cacao dans le monde alimente un commerce déséquilibré, aux effets néfastes pour l’environnement et les populations locales. Plus de la moitié d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté, et de nombreux enfants sont forcés de travailler dans les plantations de cacao. Le Ghana et la Côte d’Ivoire, qui représentent ensemble près des deux tiers de la production mondiale, ont décidé de réagir face à ces injustices. En déployant certains moyens de pression, ces deux pays d’Afrique de l’Ouest sont parvenus à imposer une prime spéciale en faveur des producteurs de cacao et des travailleurs. Une avancée historique qui ne devrait pourtant pas fondamentalement améliorer le sort de ces victimes de la mondialisation. Explications.
En France, le marché du chocolat est particulièrement dynamique, surtout à l’approche des fêtes de fin d’année, une période qui représente 11% des ventes. Au total en 2019, ce ne sont pas moins de 325 458 tonnes de chocolat qui se sont vendues dans l’Hexagone. Malgré la percée de quelques entreprises de commerce équitable, cette industrie demeure en grande partie aux mains de multinationales, qui perçoivent la grosse majorité des profits sans se soucier du sort des producteurs au début de la chaîne, ni des effets délétères de ce commerce sur l’environnement.
L’un des taux de déforestation les plus élevés d’Afrique
A eux seuls, la Côte d’Ivoire et le Ghana représentent 60% du marché mondial de cacao. Si elle fait vivre une grande partie de la population locale, cette production à grande échelle a des effets dévastateurs sur l’environnement. Face à la demande croissante en cacao, stimulée par la consommation de chocolat dans le monde, des forêts tropicales sont rasées pour implanter de nouvelles cultures. En Côte d’Ivoire, plus de 75% de la surface des forêts a ainsi été défrichée en l’espace de 60 ans, pour n’occuper aujourd’hui plus que 11% du territoire, d’après les chiffres du programme européen contre la déforestation Eu REDD+. Il s’agit de l’un des taux de déforestation les plus élevés d’Afrique.
Une tendance qui ne fait que s’accentuer, avec des effets désastreux pour le climat et la faune locale. Parmi les nombreuses espèces animales et végétales qui y vivent, comme les éléphants, les chimpanzés ou encore les léopards, certaines sont aujourd’hui menacées de disparition. La biodiversité subit en outre les effets des pesticides, auxquels les producteurs ont largement recours pour cultiver le cacao. Conscients du problème majeur causé par la déforestation, les autorités du pays ont récemment mis en place une brigade de 650 soldats pour lutter contre la criminalité forestière. Une ambitieuse opération de replantation a également été annoncée, qui viserait à planter 3 millions d’hectares de forêts d’ici 2030.
Une prime qui se fait attendre
En réponse aux critiques liées à son impact environnemental, les industriels du secteur du cacao mettent en avant les bénéfices pour l’emploi d’un commerce qui ferait vivre 5 à 6 millions de personnes en Côte d’Ivoire, d’après les chiffres de la Banque Mondiale. La moitié d’entre eux vivent pourtant sous le seuil de pauvreté. Les cultivateurs de cacao gagnent en effet moins d’un dollar par jour de travail dans des conditions pénibles et parfois dangereuses, et le travail des enfants est une réalité dans le pays, même dans certaines exploitations dites « équitables ». Au final, les planteurs ne perçoivent que 6% des 100 milliards de dollars par an que représente le marché mondial du cacao, tandis qu’à l’autre bout de la chaîne, les distributeurs et les marques empochent plus d’un tiers du prix d’une barre de chocolat.
Face à ce commerce déséquilibré qui profite d’abord aux industriels occidentaux, un différentiel de revenu décent, qui se traduit par une prime de 400 dollars par tonne de cacao (en plus du prix du marché) avait été négociée en 2019. Cette avancée avait été arrachée après que les producteurs aient suspendus les exportations de cacao pendant plusieurs jours. La prime en question devait arriver dès le 1er octobre, mais les semaines passant, aucune somme n’avait été versée par les multinationales du chocolat. La Côte d’Ivoire et le Ghana ont donc décidé de réagir en rendant publique la situation via des courriers à de nombreux médias. Les organismes publics qui régulent les filières cacao des deux pays, le Ghana Cocoa Board (Cocobod) et le Conseil Café Cacao (CCC), pointent plus particulièrement deux géants du secteur, Mars et Hershey.
Faire pression sur les multinationales
Le CCC et le Cocobod ont également annoncé la suspension immédiate de tous les programmes de certification de Hershey pour du cacao « durable ». Ces programmes vérifient certains critères éthiques, comme l’absence de travail des enfants ou de déforestation entraînée par la production de chocolat. « Ces certifications sont devenues un argument essentiel dans la communication des multinationales vis-à-vis des consommateurs occidentaux. Que la Côte d’Ivoire et le Ghana aient décidé d’agir ensemble pour dénoncer publiquement les acteurs moins disant est une excellente initiative, déclare Blaise Desbordes, directeur général de Max Havelaar France, au quotidien La Croix. Les autres pays producteurs, notamment en Amérique latine, vont suivre l’affaire attentivement. »
Il s’agit d’une mesure sans précédent, qui s’est accompagnée d’une mobilisation des producteurs de cacao. Ceux-ci ont organisé des marches simultanées en Côte d’Ivoire et au Ghana. De leur côté, Hershey et Mars ont dans un premier temps nié le bien-fondé de ces accusations, assurant payer la prime pour soutenir les producteurs. Mais devant les sanctions imposées par les deux pays africains, les deux géants du chocolat se sont finalement résolus à réaffirmer leur engagement à payer le différentiel de revenu décent, en plus du prix du marché. « Nous reconnaissons l’importance et la valeur du DRD pour améliorer la vie des planteurs et nous sommes heureux d’avoir pu clarifier la situation », indique ainsi le groupe Hershey dans un communiqué.
Une avancée mitigée
En réponse à cet engagement définitif, qui constitue une victoire pour les producteurs de cacao, les autorités de la filière au Ghana et en Côte d’Ivoire ont décidé de lever leurs sanctions. En intégrant la prime, la tonne de cacao s’élèvera donc à 2600 dollars, soit un peu plus de 2100 euros, ce qui revient à peu près au même prix que le cacao dit « équitable ». Une avancée qui permettra de mieux rémunérer les producteurs de cacao, sans pour autant faire évoluer en profondeur la répartition des profits de ce commerce. Cependant, même avec cette augmentation, une grande partie des producteurs pourrait en effet rester sous le seuil de pauvreté. Le chocolat consommé outrageusement par l’occident reste un met de luxe qui se paye par l’effort d’un grand nombre de travailleurs invisibilisés.
S’il s’agit donc d’un progrès en demi-teinte, cette affaire a le mérite de mettre en avant les leviers dont disposent les producteurs et les consommateurs pour faire évoluer les pratiques. Et ceci n’a été possible qu’à travers un front organisé de producteurs à une échelle nationale, voire internationale. Les critères éthiques et environnementaux devenant de plus en plus incontournables, les entreprises du chocolat sont contraintes de s’adapter pour éviter de se retrouver au centre d’une polémique qui leur ferait mauvaise presse. Car ce sont bien les grands groupes qui ont le pouvoir et la responsabilité de refuser des pratiques comme l’exploitation des cultivateurs, le travail des enfants et la déforestation galopante. Des problématiques qui sont malheureusement communes à de nombreux secteurs de l’économie mondialisée.
Raphaël D.