Impossible de passer à côté de leurs publicités : si vous avez un jour cherché à changer votre matelas sur internet, vos fils d’actu sont probablement régulièrement bombardés par les pubs Emma Matelas. Forte d’un marketing ultra-agressif, la marque de literie « Numéro 1 en France » s’est imposée comme une référence depuis sa création en 2013 par un jeune binôme ambitieux. Cependant, la réalité à laquelle ses clients se confrontent une fois l’achat réalisé semble moins radieuse… Cas d’école de ces start-up aux yeux plus gros que le ventre.

Si la marque Emma Matelas bombarde les consommateurs de publications sponsorisées faisant la réclame de leurs « Packs Prêt à Rêver », l’expérience de ces derniers nous est davantage décrite comme un cauchemar. Récit d’une course à la croissance ingérable.

Une « marque à succès » depuis 2013

Emma Matelas, propriété de DIB Mat Gmbh – maison-mère allemande détenue par Dennis Schmoltzi et Manuel Müller, les deux cofondateurs de la marque -, affiche en 2022 un chiffre d’affaires de près d’un milliard d’euros. Un succès qui vaut le titre de « petits génies de la vente » aux deux co-fondateurs, âgés d’une trentaine d’années.

En 2013, les deux compères rachètent Dunlopillo, marque de literie bien connue en déclin. Très vite, Emma Sleep étend ses marchés. Aujourd’hui, les clients de la marque se trouvent notamment en France, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique et en Suisse. Et lorsque l’on gratte un peu le vernis pour découvrir ce qui se cache sous les pubs bien conçues du leader du matelas, on peut facilement imaginer que toute l’Europe connaîtra bientôt les produits du roi de la nuit. 

Un marketing digital très agressif

Combien sont-ils, à s’être laissés tenter par les promos Emma ? Tout au long de l’année, en effet, la marque propose des offres plus qu’alléchantes. Soldes, « French Days », Black Friday, « Promos de Printemps », « Back to School » : quel que soit le moment de l’année, la marque casse les prix, proposant ses matelas, oreillers, sommiers et couettes à -45%, voire -50%.

D’ailleurs, ces pratiques ont déjà mené le géant du sommeil devant le tribunal de Commerce de Paris : en 2019, la concurrence porte plainte pour « pratiques commerciales trompeuses ». Le litige donnera raison aux plaignants, et Emma Sleep devra verser 500 000 € à son concurrent. Pointé du doigt ? Le « sentiment d’urgence » et le « faux coût d’opportunité » fabriqué dans l’esprit du consommateur par les comptes à rebours mis en avant sur le site du commerçant.

Sur les réseaux sociaux, Emma Sleep s’affiche partout : Instagram, TikTok, YouTube, Facebook. Une seule consultation de leur site — cookies acceptées — suffit à polluer pour les semaines à venir votre fil d’actu. Les influenceurs, également, sont de la partie et on ne compte plus les vidéos d’unpacking et de « test » émanant d’influenceurs divers et variés, payés par la marque pour vanter les mérites de matelas dont la qualité sera jugée en moins de dix minutes, le temps de déballer le produit et de faire une vidéo. Exemple avec les youtubeurs aux 7,35 millions d’abonnés Mcfly et Carlito :

Mais la stratégie marketing d’Emma Sleep ne se limite pas aux réseaux. Sur internet, une seule requête du style « avis emma matelas » vous mènera directement vers différents sites vantant la qualité des matelas Emma. Parmi les premiers résultats renvoyés par Google, on trouve notamment le site « Top5MeilleursMatelas.fr», censé tester les différents matelas du marché. On pourrait d’abord penser qu’il s’agit d’un acteur indépendant, mais il faut descendre en pied de page pour trouver l’information : le site du « comparateur » est géré par Emma Sleep et appartient à DIBMat Gmbh, la maison-mère.

En creusant un peu, on s’en serait rendu compte sans consulter les conditions générales du site : les seuls liens cliquables sont ceux renvoyant vers le site Emma. Le comparatif peut bien inclure les matelas de la concurrence (Tediber, Hypnia etc.), l’internaute qui clique sur « Découvrir » sera d’abord envoyé sur une page descriptive interne au site Top5MeilleursMatelas. S’il tente d’accéder au site du marchand concurrent, alors il tombera inlassablement sur la même page produit du site Top5meilleursmatelas. Les liens « Découvrez Emma » renvoient quant à eux bien sur la boutique en ligne. Même pas de fiche produit ou « test » interne au site. C’est dommage, on aurait bien aimé lire le paragraphe « Expérience d’achat » du comparatif pour la marque.

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Service client inexistant, mails standardisés, clients floués

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Mais le véritable cauchemar des clients Emma commence une fois que le numéro de carte bleue a bien été entré sur le site et le mail de confirmation de commande envoyé. D’ailleurs, dans de nombreux cas, le mail est tout ce que les clients recevront.

Pour Alexandre, qui avait commandé un pack complet (lit coffre, matelas, couette, oreillers, alèse) en juillet dernier, ce fut le cas. Comme le raconte ce jeune trentenaire, nouvellement installé avec sa compagne, la livraison, annoncée dans les 5 semaines suivant la commande, s’est rapidement faite attendre : « On a commandé à la mi-juillet 2023, le lit était censé nous arriver mi-août. Début septembre, on n’avait toujours aucune nouvelle, la commande apparaissait sur leur site comme “traitée”, mais nous n’avions aucune date de livraison précise. On a donc contacté une première fois le service client Emma. On ne savait pas encore qu’on devrait les recontacter une cinquantaine de fois avant d’obtenir gain de cause…» Au téléphone, les conseillers Emma assurent Alexandre que leur commande sera bientôt livrée. Pour l’instant celle-ci ne serait toujours pas arrivée « à l’entrepôt ».

Deux semaines plus tard, le couple rappelle : même schéma, sauf que cette fois on leur assure que leur commande fait partie des trois commandes les plus prioritaires — l’attente devrait bientôt prendre fin. Malheureusement, début octobre, le couple n’a toujours pas de nouvelles de sa commande, d’une valeur de plus de 1 400 €. « On a commencé à sentir qu’il y avait anguille sous roche, » nous dit Alexandre.

Après quelques recherches plus approfondies, le couple tombe donc sur un groupe Facebook regroupant plus d’un millier de consommateurs déçus et outragés, désespérés pour certains. Existant depuis 2021, le groupe « Emma Matelas : je dénonce » atteste des techniques de vente scandaleuses de la marque depuis de nombreuses années. Il réunit désormais près de 2 800 personnes. Un chiffre en croissance constante, avec une cinquantaine de nouveaux membres chaque semaine. « À la lecture des témoignages, on a complètement déchanté : non seulement la plupart des gens n’avaient pas reçu leur commande six mois après, mais en plus de ça, les gens qui ont reçu leur matelas ou leur lit dénoncent une qualité médiocre. »

Retards interminables, absence de remboursements, matelas non conformes, pièces manquantes…

Sur le groupe, les messages affluent tous les jours de la part de consommateurs lésés. Retards de livraisons, service client injoignable ou donnant toujours les mêmes réponses standardisées, sans information tangible, et pire : matelas de piètre qualité, avec, photos à l’appui, de graves problèmes d’affaissement, même pour la catégorie Premium. En effet, outre les retards de livraison et les remboursements qui n’arrivent jamais, la marque commence à être connue pour son « Matelas Hybride II » (haut de gamme) non conforme à la description faite sur le site.

Pour Jérémie, après moult péripéties de livraison (marquées par des colis manquants et des pièces endommagées) qui l’ont vu voir dormir sur son canapé puis sur un matelas posé par terre (le sommier avait pourtant été commandé), c’est la déception qui a primé : « Au sol, déjà, le matelas ne nous offrait pas le confort espéré. J’attends le sommier, qui arrive quelques semaines plus tard, me disant que cela changera peut-être les choses. Le sommier monté, malheureusement, nous sommes toujours insatisfaits du confort du matelas. Je me rends donc sur la page Facebook de la marque, et je découvre dans un commentaire le groupe “Emma je dénonce” où des tas d’utilisateurs disent avoir reçu le mauvais matelas. J’ouvre donc la housse du matelas et me rend compte que les couches annoncées dans les promotions Emma ne correspondent pas du tout à ce que j’ai reçu. Il manque une couche bleue au matelas et les couches sont bien plus fines qu’elles ne le devraient.»

Autre problème majeur : la marque, sur son site, offre « 100 nuits d’essai » et la possibilité de rendre les matelas en cas d’insatisfaction. Le retour est gratuit, mais là encore, il faut se lever tôt pour que la marque accepte de venir reprendre les matelas à domicile dans des délais raisonnables. Pour Danielle, présente sur le groupe, il a fallu attendre quatre mois avant que la marque ne daigne mandater un transporteur pour venir récupérer la marchandise. Viendra ensuite l’interminable attente du remboursement : « Nous avons annulé la commande — jamais arrivée — fin octobre, et demandé le remboursement complet dans la foulée. Nous n’avons été remboursés qu’à la mi-janvier. En attendant, on a continué de harceler le service client, sauf qu’à un moment ils n’étaient même plus joignable par téléphone, » continue de raconter Alexandre.

Un autre groupe Facebook, « Emma Matelas, j’évite », compte 4 400 membres. Le seul moyen que les clients délaissés aient trouvé pour échanger sur les meilleures façons d’obtenir gain de cause, là où tous, associations de consommateurs y compris, ont l’air d’avoir déserté. Aussi, après des mois de bataille avec un service client qu’ils dénoncent comme inexistant ou offrant à chaque fois les mêmes réponses sans aucune information concrète sur les commandes, beaucoup de clients finissent par recourir à la mise en demeure.

Certains confient voir alors leur situation se débloquer « comme par magie », quand d’autres poireautent encore plusieurs semaines avant de voir leur argent leur revenir. « À la mi-novembre, excédé, j’ai envoyé par la poste, avec copie par mail, une lettre de mise en demeure leur réclamant de nous rembourser la somme versée pour la commande annulée. Par mail, on m’avait déjà affirmé par deux fois que je serais remboursé d’ici quinze jours. Et puis sans prévenir, en janvier, j’ai enfin reçu un appel qui me disait que j’allais être remboursé. À ce stade, je n’y croyais plus. »

Des commentaires clients effacés, des réseaux sociaux verrouillés

Démoralisés, certains clients se tournent vers les réseaux sociaux : il suffit d’ailleurs de dérouler la section commentaires des publications Facebook et Instagram de la marque pour rapidement tomber sur des clients mécontents. Pour remédier à ce déferlement de mécontentements, la marque a donc pris pour habitude de restreindre les commentaires sous ses publications Instagram. Sur Facebook, des conseillers passent leurs journées à copier-coller des réponses toutes faites sous les dizaines de plaintes déposées en commentaires, souvent effacés ou « filtrés » par la suite. Seul recours pour ces personnes face à ces blocages systématiques : les réactions des internautes déposées sous les publications. Là encore, il suffit d’un peu d’observation pour constater l’évidence : la colère prime sur les likes.

Au téléphone, pourtant, lorsqu’on les appelle pour leur demander si les problèmes de livraison ont été réglés, les conseillers en clientèle sur qui nous finissons par tomber, nous assurent que les commandes partent désormais en temps et en heure. Une « forte demande imprévue » étant désormais avancée pour expliquer les commandes jamais livrées de l’année passée.

Cette « demande imprévue », s’explique pourtant assez facilement : les « décomptes promo » omniprésents sur la page du vendeur y sont certainement pour quelque chose, sans parler des affiches dans le métro, et des pubs incessantes sur les réseaux sociaux. Même dans la tourmente, la marque n’a jamais affiché sur son site une quelconque rupture de stock. Les délais de livraison estimés sont eux aussi restés les mêmes : de 10 jours à 5 semaines — bien loin de la réalité, donc.


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Alertée par un post appelant aux témoignages sur le groupe Emma Matelas, la responsable Relations Public et Gestion de Crise de la marque nous contactera personnellement dans les heures suivant le post. Au téléphone, celle-ci donnera à peu de choses près la même explication que celle émise par la conseillère clientèle. Elle y ajoutera un « changement complet des systèmes de gestion des commandes, de livraison, de logistique et financiers » expliquant les multiples retards depuis des mois.

Lorsqu’on évoquera la qualité médiocre, le fait que les problèmes remontent en amont du Black Friday — date à laquelle elle date au départ les premiers problèmes — on nous demandera l’envoi des questions par email. La responsable Gestion de Crise nous fournira les mêmes raisons et, pour régler ces problèmes, elle avisera les consommateurs mécontents de contacter le fameux service client.

De nombreuses questions subsistent : pourquoi, si ce « changement de système » était prévu, s’être entêté à offrir des rabais ? Pourquoi ne pas avoir averti les consommateurs des ruptures de stock ? Nous n’aurons pas de réponse.

Des instances françaises et européennes elles aussi impuissantes

La situation n’est pas circonscrite à la France, mais les consommateurs européens sont encore loin d’avoir les moyens de s’organiser contre le géant allemand. Aussi, il suffit de quelques recherches pour voir qu’en Suisse aussi, les clients Emma sont loin de dormir sur leurs deux oreilles, comme en atteste cet article de la SRF, publié le 18 mars 2024 : « Les plaintes adressées à « Espresso », le magazine des consommateurs de la SRF, s’accumulent à nouveau : les marchandises ne sont pas livrées, le service clientèle ne peut pas aider, les marchandises apparemment livrées n’arrivent pas, les matelas ne sont pas récupérés malgré la politique de retour, des pièces manquent.»

De même, en changeant la région de la page Facebook de la marque, on constate que d’autres consommateurs européens en sont au même stade. Au Royaume-Uni, au Danemark, en Belgique… Partout, des clients tentent de se faire entendre à coups de commentaires laissés à la pelle, et de petits émoticônes en colère. Partout, la réponse d’Emma est la même — un message automatique à peine personnalisé.

Certains clients l’ont essayé, sans effet : déposer plainte auprès de la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes (DGCCRF), ou auprès du Centre Européen des Consommateurs (CEC). La réponse faite par ce dernier aux plaignants est assez parlante : « Nous avons reçu de nombreuses réclamations contre ce professionnel. Mais nos homologues allemands ne parviennent plus à coopérer avec cette société, qui ne répond plus à aucune de leurs sollicitations. Sachez que nous avons déjà signalé Emma Matelas aux autorités compétentes. » De quoi faire perdre espoir, encore un peu plus, aux cibles d’une marque, semble-t-il, hors de contrôle.

De leur côté, les associations de consommateurs comme UFC Que Choisir ont mis plus de temps à réagir. Si, depuis mars 2023, un bandeau affiché sur leur site indique un « Service client défaillant chez Emma Matelas » les contraignant à retirer les dits-matelas de leurs tests, pendant longtemps, ceux-ci ont été mis en avant.

L’association avait pourtant menacé la marque dès 2021 de la retirer de ses recommandations si son SAV ne s’améliorait pas. En octobre 2023, un article intitulé : « Matelas Emma : N’achetez pas ! » tire enfin les choses au clair. 60 Millions de Consommateurs, quant à eux, n’ont toujours pas réagi. La plateforme Zorr.ooo nouvellement créée espère quant à elle aider les consommateurs lésés en leur permettant des actions de groupe.

Pour Alexandre, le remboursement arrivera donc enfin, six mois après son passage de commande en ligne. « Lorsqu’ils m’ont appelé pour m’annoncer que j’allais enfin être remboursé, ils ne se sont pas arrêtés là : ils m’ont demandé si je pouvais, en retour, effacer mon commentaire négatif sur TrustPilot. J’ai bien sûr refusé, d’autant que je n’étais sûr de rien tant que l’argent n’apparaissait pas sur mon compte… »

– E. Funortie. 


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Image d’entête @cottonbro studio/Pixabay

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