Si le principe de la méthanisation séduit sur le papier, il ne reste pas sans dangers. Entre accaparement des terres, pollution des sols et des eaux, incidents explosifs et promotion de l’agro-industrie, le portrait sans langue de bois de cette technique de production de biogaz semble bien éloigné de celui que dressent aujourd’hui les pouvoirs publics. Analyse d’une controverse où se mêlent transition énergétique, souveraineté alimentaire et luttes locales.

À première vue, qui ne se réjouirait pas d’une technique qui permet, en plus de produire de l’énergie renouvelable et circulaire, de réduire l’empreinte carbone des élevages et cultures en valorisant le lisier et en produisant un substrat organique extrêmement riche ? La méthanisation, qui promet ainsi de s’inscrire autant comme un acteur central de la transition énergétique que du développement d’une agriculture durable, semble pallier (presque) tous les maux des sociétés occidentales du XXIe siècle.

Une installation de méthanisation à Marchémoret dans le 77. Avril 2023. Wikicommons

Une expansion à grande échelle

Et pour cause, l’Europe se montre particulièrement séduite par le processus, puisqu’elle compte, d’après les statistiques 2019 de l’Europe Biogas Association (EBA), plus de 18 200 installations de méthanisation sur son territoire, représentant une puissance électrique d’environ 11 000 MW et une production de 63 000 GWh de biogaz. Elle se place ainsi en leader sur le marché mondial, loin devant les états-Unis et la Chine. En nombre absolu d’installations, l’Allemagne, qui comptait environ 11 000 installations en 2019, arrive largement en tête, suivie de loin par l’Italie (plus de 1600 unités), de la France (837 unités), du Royaume-Uni (715 unités) et de la Suisse (634 unités).

Répartition du biogasz produit par la méthanisation au niveau mondial en 2018. – Source et crédits : InfoMeth – https://www.infometha.org/effets-socio-economiques/etat-des-lieux-de-la-methanisation-en-europe

Utilisée depuis une cinquantaine d’années à une échelle industrielle, la méthanisation a d’abord servie à « dépolluer les effluents d’élevage, les boues de station d’épuration urbaines ou encore la fraction organique des effluents d’industries alimentaires », explique l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE).

« Plus récemment, la perspective de production d’énergie est devenue le moteur de son expansion, ce qui a conduit à développer les techniques pour méthaniser d’autres sources de biomasse, notamment des résidus de culture ou des cultures à vocation énergétique », concluent les experts.

Une accélération majeure ces vingt dernières années

Depuis environ vingt ans, le biogaz fourni par la méthanisation est une des voies largement plébiscitées par les pouvoirs publics. À coup de millions versés par le secteur de l’énergie désireux de verdir sa production et des subsides conséquents de l’État, le parc de méthaniseurs français a largement évolué, passant de 73 unités en 2010, à 532 en 2019 selon les chiffres de l’Agence de la transition écologique (Ademe). Fin 2021, il existait finalement 1175 unités de méthanisation en France, « dont environ 70% sont dites “agricoles” (les autres sont les unités traitant les déchets ménagers, les eaux usées des stations d’épuration et quelques unités dites “centralisées” traitant différentes matières telles que les biodéchets issus de la restauration ou encore des co-produits de l’industrie agroalimentaire) », détaille l’INRAE.

Selon plusieurs scénarios, l’expansion de la méthanisation devrait continuer en France, pour atteindre son apogée en 2050 selon l’Ademe, contribuant alors à 17 % du mix gazier (réseau de gaz naturel), 3 % du mix de production électrique et 3 % du mix de production de chaleur.

La méthanisation, l’antidote à tous nos problèmes ?

À la lecture de ces chiffres, on ne peut nier que la méthanisation semble avoir le vent en poupe. Plébiscité de toute part, il est alors légitime de se demander en quoi consiste exactement le mécanisme. Pour faire simple, la méthanisation est un processus de dégradation de la matière organique par une multitude de bactéries en milieu anaérobique (sans oxygène) entrainant d’une part, la production de gaz (dont le méthane (CH4) largement valorisé) et d’autre part, le digestat constitué des résidus, ou déchets « digérés », de la méthanisation.

Schéma de la méthanisation – Source et crédits : INRAE – https://www.inrae.fr/bioeconomie/place-methanisation

A priori, le processus offre pour l’agriculteur une véritable aubaine économique, en plus de consolider la résilience de son exploitation en diminuant ses intrants grâce au digestat qui fait aussi office d’engrais organique. À l’heure où les prix des denrées alimentaires sont instables et atteignent rarement des niveaux permettant une juste contribution des travailleurs du secteur, ce complément de revenus est assurément le bienvenu. Un éleveur de cochons verra ainsi le lisier de ses animaux valorisé grâce au méthaniseur installé sur son exploitation tout en disposant gratuitement d’un fertilisant de première qualité pour ses cultures. Mais est-ce vraiment aussi simple ?

Les déchets agricoles ne sont pas suffisants pour nourrir ces « digesteurs » affamés

D’abord, il est important de noter que « plus la matière organique est riche en carbone, plus le processus de transformation en méthane sera efficace », précise la Confédération paysanne, syndicat agricole, dans un avis dédié au sujet.

À l’heure où la rentabilité domine le secteur de l’agro-industrie, le lisier et le fumier des élevages ne seraient donc pas suffisants pour garantir le bon fonctionnement du parc de méthaniseurs français, au grand dam des éleveurs ? En effet, pour produire du gaz, des ingrédients méthanogènes, c’est-à-dire qui dégagent beaucoup de méthane, sont nécessaires. « Dans le top 10, on trouve les tourteaux de colza, les déchets et pailles de céréales, le maïs et les déchets animaux. En bas du podium, les lisiers et fumiers de porcs et de bovins. La Bretagne, terre d’élevages intensifs, possède de larges volumes de déjections animales à sa disposition. En revanche, les déchets très méthanogènes sont plus rares. Au point qu’un marché du déchet agricole a vu le jour avec le déploiement de la méthanisation », explique Reporterre dans une trilogie d’articles déblayant le sujet.

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Les tourteaux de colza sont dans le top 10 des ingrédients méthanogènes. Wikicommons

Ainsi commencent à se dresser les premières dérives du secteur… Afin de garantir un volume toujours plus important de ressources méthanogènes, les agriculteurs ne se contentent pas de récolter les déchets végétaux ou animaux de leur région. Ils cultivent également des cives pour « cultures intermédiaires à vocation énergétique », comme le sorgho, le maïs ou le colza, récoltés avant maturation afin d’optimiser la méthanistion par leur composition riche en sucre.

Assurer la transition énergétique au détriment de la souveraineté alimentaire ?

« La compétition entre usage énergétique et usage alimentaire ne peut donc pas être éludée », estime la Confédération paysanne, qui note que si la réglementation française limite à 15% l’apport en cultures dites « principales », ni les cives ni les prairies permanentes ne sont comprises dans ce chiffre.

De quoi rapidement faire monter la pression : « cette situation provoque des accaparements de terres et un renchérissement du prix du foncier du fait de la concurrence sur la biomasse engendrée entre agriculteurs. Cela crée aussi une situation de concurrence avec et entre les éleveurs qui ont de plus en plus de difficultés à s’approvisionner en fourrage du fait des sécheresses à répétition ».

Pour la Confédération paysanne, trop de végétaux qui ne sont pas des déchets alimentent les méthaniseurs, au détriment de la souveraineté alimentaire et de la solidarité entre paysans.

Au menu : incendies, explosions et contaminations bactériologiques

Au-delà des impacts sur le secteur agricole, le développement massif des méthaniseurs touche plus globalement l’entièreté d’une région. Présentant un risque inflammable important, les centrales de méthanisation et leurs alentours sont régulièrement victimes d’incendies, d’explosions ou encore de dégagements imprévus de gaz toxiques (hydrogène sulfuré, ammoniac, dioxyde de carbone). D’après les chiffres récoltés par le Collectif scientifique Méthanisation raisonnable, plus de 364 accidents auraient eu lieu en France depuis les années 1990.

En outre, si le digestat ainsi produit est usuellement présenté comme un excellent fertilisant offrant un substitut organique aux engrais de synthèse, son contenu est largement questionné par bon nombre d’agriculteurs, en particulier biologiques, qui craignent la présence de résidus de pesticides et d’antibiotiques mortifères pour la faune locale.

Digestat anaérobie. Source : Wikicommons.

Pire encore, le digestat, véritable nid à bactéries, présenterait également un risque important de contamination des eaux souterraines et des nappes phréatiques, notamment dans les régions aux sols karstiques. En s’infiltrant dans la terre depuis les champs de cultures où elles sont épandues, les nombreuses bactéries contenues dans le digestat, souvent insuffisamment chauffé pour pallier les risques de contamination faute de moyens, rejoignent rapidement le cycle de l’eau et risquent ainsi d’arriver jusqu’à nos robinets. Bien qu’un traitement des eaux est réalisé partout en France, il n’est parfois pas suffisant pour lutter contre ces nouveaux micro-polluants. « Un traitement au chlore, comme c’est le cas dans le Lot, ne suffit pas à débarrasser l’eau de ces pathogènes », assure Liliane Reveillac, radiologue et membre du CSNM, à Reporterre. 

En multipliant les bactéries au contact des humains, on multiplie également probablement la prise d’antibiotiques. S’en suit alors un cycle sans fin, dans lequel les bactéries deviennent de plus en plus résilientes face aux solutions médicamenteuses utilisées pour les combattre. À grande échelle, la prolifération de bactéries liée à la méthanisation pourrait, selon les scientifiques du CSNM, participer au phénomène d’antibiorésistance décrié par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), qui craint quelques 10 millions de décès par an d’ici 2050 à cause de la résistance des bactéries aux antibiotiques.

Quand la lutte s’organise

Au-delà des effluves nauséabondes et des passages incessants des camions dans les alentours des centrales de production, la population de citoyens et de scientifiques qui lutte contre l’agrandissement du parc de méthaniseurs français a donc bien d’autres raisons de s’opposer à ce projet. Selon les estimations du CSNM, il existerait 319 associations et collectifs aujourd’hui en lutte, répartis dans toute la France.

Nombre de collectifs de lutte contre des projets de méthanisation en France rescencés par le CSNMR (consulté le 10/07/23) – Source : https://www.google.com/maps/d/u/0/viewer?usp=sharing&fbclid=IwAR3CB–gds_xLxhPP6MkXpxCtJAJNnyVk8D1Ac-AVXmPo02HmjtrafyPR-4&mid=1PtVRLb8cqaijStrw55KCcVqf_38QoZLS

Pour la Confédération paysanne aussi, le constat est clair : « le besoin de s’affranchir des énergies fossiles ne doit pas se réaliser en poursuivant, voire en développant un modèle d’agriculture industrielle », même si elle reconnait que la méthanisation reste « pertinente »dans certains cas, « à condition que le projet de méthanisation soit adapté et dimensionné à la ferme et aux ressources disponibles dans un territoire géographique proche, sans intégrer de cultures énergétiques dédiées ».

Comme toujours, s’il existe certes certains avantages à la méthanisation notamment sur le plan de la transition énergétique, cette dernière ne peut qu’avoir lieu dans une optique de sobriété et de résilience.

Diminuer notre consommation d’énergie, quelqu’en soit sa source, et repenser les modèles agro-alimentaire pour revaloriser la profession et reconstituer des maillages alimentaires locaux semblent être alors davantage la priorité dans ce monde en transition que de bâtir d’innombrables « digesteurs » dans tout le pays.

– L.A.


Photo de couverture : Usine de méthanisation au nord de Londres. Wikicommons. 

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