Extrait de « Le meilleur des mondes » (1932) d’Aldous Huxley : « – Observez, dit triomphalement le directeur, observez. Les livres et les bruits intenses, les fleurs et les secousses électriques, déjà, dans l’esprit de l’enfant, ces couples étaient liés de façon compromettante ; et, au bout de deux cents répétitions de la même leçon ou d’une autre semblable, ils seraient mariés indissolublement. Ce que l’homme a uni, la nature est impuissante à le séparer.

– Ils grandiront avec ce que les psychologues appelaient une haine instinctive des livres et des fleurs. Des réflexes inaltérablement conditionnés. Ils seront à l’abri des livres et de la botanique pendant toute leur vie.

– Le directeur se tourna vers les infirmières. – Remportez-les. Toujours hurlant, les bébés en kaki furent chargés sur leurs serveuses et roulés hors de la pièce, laissant derrière eux une odeur de lait aigre et un silence fort bien venu. L’un des étudiants leva la main ; et, bien qu’il comprît fort bien pourquoi l’on ne pouvait pas tolérer que des gens de caste inférieure gaspillant le temps de la communauté avec des livres, et qu’il y avait toujours le danger qu’ils lussent quelque chose qui fît indésirablement déconditionner un de leurs réflexes, cependant… en somme, il ne concevait pas ce qui avait trait aux fleurs. Pourquoi se donner la peine de rendre psychologiquement impossible aux Deltas l’amour des fleurs ?

Patiemment, le directeur donna des explications. Si l’on faisait en sorte que les enfants se missent à hurler à la vue d’une rose, c’était pour des raisons de haute politique économique. Il n’y a pas si longtemps (voilà un siècle environ), on avait conditionné les Gammas, des Deltas, voire les Epsilons, à aimer les fleurs. Les fleurs en particulier et la nature sauvage en général. Le but visé, c’était de faire naître en eux le désir d’aller à la campagne chaque fois que l’occasion s’en présentait, et de les obliger ainsi à consommer du transport.

– Et ne consommaient-ils pas de transport ? demanda l’étudiant.

– Si, et même en assez grande quantité, répondit le directeur, mais rien de plus. Les primevères et les paysages, fit-il observer, ont un défaut grave : ils sont gratuits. L’amour de la nature ne fournit de travail à nulle usine. On décida d’abolir l’amour de la nature, du moins parmi les basses classes, mais non point la tendance à consommer du transport. Car il était essentiel, bien entendu, qu’on continuât à aller à la campagne, même si l’on avait cela en horreur. Le problème consistait à trouver à la consommation du transport une raison économiquement mieux fondée qu’une simple affection pour les primevères et les paysages. Elle fut dûment découverte. Nous conditionnons les masses à détester la campagne, dit le directeur pour conclure, mais simultanément nous les conditionnons à raffoler de tous les sports en plein air. En même temps, nous faisons le nécessaire pour que tous les sports de plein air entraînent l’emploi d’appareils compliqués. De sorte qu’on consomme des articles manufacturés, aussi bien que du transport. D’où ces secousses électriques.

– Je comprends dit l’étudiant ; et il resta silencieux, éperdu d’admiration. »

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