Il aura fallu deux gouvernements et 3 ans de travail pour que l’Enquête sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées au Canada rende enfin ses conclusions. Depuis la colonisation, les Premières Nations, les Inuits et les Métis ont été victimes de discriminations qui font perdurer de fortes inégalités encore aujourd’hui. Une réconciliation entre personnes autochtones et allochtones est-elle toujours possible au Canada ? (crédit photo : Chris Wattie)

Un « génocide canadien »

Après deux ans et demi de travaux, le verdict est tombé. L’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées conclut que sur les 60 dernières années étudiées, les femmes autochtones du Canada ont été victimes d’un véritable génocide. Le mot désigné par l’enquête est fort de signification et nous invite à changer de regard sur cette réalité méconnue.

Sur le territoire canadien, l’appellation « autochtone » désigne les Premières Nations (50 nations ou groupes linguistiques répartis en 617 communautés), les Inuits et les Métis. Ces expressions ont été choisies par ces peuples en remplacement du terme « Indien », qui est jugé inexact et péjoratif, même si c’est encore le terme légal. Les 1 200 pages du rapport détaillent les atrocités que les filles, les femmes et les personnes de la diversité sexuelle et de genre autochtones ont vécue : disparitions de bébés et d’enfants hospitalisés, assassinats, viols, enquêtes bâclées ou laissées de côté, disparition de preuves, déportations, disparitions, etc. Il conclut par 231 recommandations, dont un certain nombre sont spécifiques pour chaque province.

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Le parcours pour parvenir à ce résultat a été semé d’embûches. Au-delà des controverses, l’enquête a vu 14 de ses membres démissionner, ce qui a entraîné un retard et l’équipe a dû demander un délai et une extension des fonds octroyés. Au final, ce sont 2 380 membres de famille, survivantes, experts et représentants de communautés qui ont été entendus. Cependant, il a été difficile de quantifier le nombre exact de victimes, et ainsi de faire apparaître leur nom dans le rapport. En effet, la Gendarmerie royale du Canada a recensé 1 017 homicides et 164 disparitions de femmes et de filles autochtones entre 1980 et 2012, mais il semblerait que ce soit une sous-estimation ; selon les listes des organisations autochtones, il pourrait y avoir jusqu’à 3 000 victimes. Depuis le début de l’enquête, plus de 130 femmes et filles autochtones ont été assassinées ou sont mortes dans des circonstances suspectes, preuve que le chemin vers la fin des violences est encore long. Il ne s’agit donc pas d’une histoire qui appartiendrait au passé.

À l’origine, cette enquête nationale fut lancée en septembre 2016 par le gouvernement de Justin Trudeau, l’actuel premier ministre du Canada. C’était une de ses promesses lors de sa campagne électorale. Il avait voulu se démarquer de son prédécesseur, le conservateur Stephen Harper, qui s’y était toujours opposé. Justin Trudeau a accepté, après une première déclaration ayant fait planer le doute, d’assumer la conclusion du rapport. C’est un acte hautement symbolique, car c’est bien là que se concentrent les principales critiques ; le terme de génocide renvoie à l’idée que les disparitions et les assassinats ont été intentionnels de la part du gouvernement du Canada. Le rapport pointe le colonialisme systémique et l’idéologie colonialiste comme principal facteur de ces violences, qui ont été rendues possibles à la fois par les agissements et par la passivité de l’État à l’époque. Et le nombre grandissant de personnes s’apparentant comme autochtone n’y change rien. L’enquête a été financée par le gouvernement fédéral du Canada, mais qu’elle a été dirigée par 4 commissaires indépendants.

Crédit : Euronews

La construction historique des discriminations envers les personnes autochtones…

Pour l’ONU, tous les peuples autochtones de la planète ont les mêmes caractéristiques fondamentales : la continuité historique avec les sociétés précoloniales ou antérieures aux invasions sur leur territoire, un fort lien avec le territoire et les ressources naturelles, et enfin des systèmes sociaux, économiques et politiques, ainsi qu’une langue, une culture et des croyances qui leur sont propres. De nos jours, les populations autochtones vivent en général dans de moins bonnes conditions que les personnes allochtones. Par exemple, elles ont une espérance de vie de 6 ans plus faible que les autres habitants du Canada, et cela peut montrer jusqu’à 20 ans de différence au Népal ou en Australie.

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Dans toutes les communautés à travers le monde, les conclusions sont les mêmes : de plus haut taux de mortalité infantile et maternelle, de maladies infectieuses, de malnutrition et de retard de développement, de décès et de maladies associés à la cigarette, ainsi que de problèmes sociaux, de maladies et de décès associés à l’alcool. Mais aussi, ils sont plus à risque d’être victimes d’accidents, d’empoisonnement, de violences, d’homicides, de suicide, d’obésité, de diabète, d’hypertension, de maladies cardiovasculaires, et enfin de maladies causées par la contamination environnementale et la contamination fécale.

Toutes les études s’accordent à dire que ces problématiques ne viennent pas de prédispositions génétiques, mais des effets de la colonisation ou d’influences externes. Malgré que ce processus paraisse lointain pour le reste du monde, il est pourtant la racine du mal qui ronge les populations à travers le monde, et le Canada n’est pas une exception. En effet, les lois coloniales ont forgé les infrastructures des communautés, qui influent la façon de vivre ainsi que ces conditions, et cela impact directement la santé de ces populations.

Crédit Photo : Michoff de Pixabay

Les ancêtres des Premières nations, les Paléoasiatiques, sont les premiers et les seuls habitants de l’Amérique avant la colonisation. Ils sont arrivés depuis la Sibérie, il y a entre 60 000 et 11 000 ans. Plusieurs millénaires après, ce sont les ancêtres des Inuites qui viennent s’installer dans le Nord. Lorsque les Français et les Anglais arrivent sur le continent américain, les autochtones sont considérés comme des alliés dans le commerce et la guerre. Mais à partir du milieu du 19e siècle, le déclin du commerce et des populations confrontées à la volonté de s’étendre du tout nouveau gouvernement canadien aboutit en 1876 à la création de la Loi des Indiens.

Son but est d’assimiler ces premiers habitants pour conquérir plus facilement le territoire. Cette loi régit, encore aujourd’hui, les droits des personnes autochtones du Canada. Pour accélérer l’absorption culturelle par les colons, des « pensionnats indiens » ont fonctionné entre 1892 et 1969. Leur but était d’évangéliser et d’assimiler les peuples autochtones, en forçant leurs enfants à y participer. Les mauvais traitements et les abus y étaient courants, et les impacts du traumatisme se ressentent encore aujourd’hui ; difficultés identitaires, souffrances psychologiques, troubles de l’attachement et troubles du développement.

Crédit Image : Natasha G de Pixabay

… qui influence encore leurs conditions de vie et leur santé ?

Face aux grandes différences de niveaux de vie, le gouvernement du Canada tente d’abord de compenser par des mesures maladroites. Ainsi, il a été supprimé en 1965 et en 1985 de la Loi des Indiens (cf le début de l’article) plusieurs mesures discriminatoires, surtout envers les femmes. Les personnes autochtones peuvent désormais voter, obtenir un diplôme universitaire, être pleinement un citoyen canadien sans devoir renoncer à se revendiquer comme appartenant aux Premières Nations. Cependant, elle stipule toujours que les personnes apparentées aux Premières Nations qui vivent dans les réserves n’ont pas de droit du sol. Leurs terres et leur maison ne leur appartiennent pas. Dans ces conditions, ils ne peuvent pas être propriétaires ou lancer une entreprise, puisque comme leurs biens sont insaisissables, les banques leur refusent l’accès aux crédits. C’est un frein au développement économique dans les réserves, et à l’amélioration de leurs conditions de vie. De plus, les maisons qui leur ont été données n’ont pas fait l’objet d’une concertation avec les communautés. Les habitations n’ont pas de lien ni avec les modèles de maison traditionnelle ni avec les besoins réels. Cela a engendré, dans certains cas, une insalubrité et un surpeuplement localisé.

Cette « Loi des Indiens » a forcé les communautés à s’organiser d’une façon très éloignée de leurs traditions. Le système des Conseils de Bande et calqué sur le modèle de fonctionnement des sociétés européennes, mais ne correspond pas à l’identité des peuples premiers du Canada. Cette situation est devenue la source d’inégalités et de nombreux conflits, qui rend parfois difficile la prise en considération de leurs revendications ou leur accès à des postes de pouvoir. De plus, les parents d’aujourd’hui ont été élevés par les victimes de ces pensionnats, qui transmettent une dévalorisation du système scolaire et participe au taux très faible d’étudiants du supérieur ayant des racines autochtones. Cela entraîne leur sous-représentation dans les instances gouvernementales, et ils ont donc peu de pouvoir décisionnel.

Ces traumatismes multigénérationnels et intergénérationnels ont engendré une crise de confiance ainsi qu’un climat de préjugés et de racisme qui s’insinue dans toutes les sphères du pouvoir fédéral, provincial et local et qui désavantage les femmes et les filles autochtones. Certains avantages qui se voulaient compensatoires ont créé un fossé avec le reste de la population. Des Canadiens allochtones ont associé ces politiques à des « privilèges » et s’en servent de levier pour alimenter une animosité envers les personnes autochtones, technique courante chez les mouvements réactionnaires.

La sortie du rapport a inévitablement ravivé des rancœurs et a enclenché la multiplication de propos dénigrants, négationnistes voire xénophobes. Bernard Valcourt, ancien ministre des Affaires autochtones et du Développement du Nord canadien (région majoritairement habitée par des personnes s’apparentant aux Premières Nations, aux Inuits et aux Métis) a déclaré que le rapport réécrivait l’histoire. Il a argué que c’était une « fourberie » qui a coûté bien trop cher aux citoyens…

Crédit Photo : Pixel1 de Pixabay

De nos jours au Canada, les personnes autochtones représentent 4.3% de la population, mais leur nombre augmente 4 fois plus vite que les autres groupes ethniques. Ils sont inégalement répartis sur le territoire, allant de moins de 2% de la population au Québec jusqu’à 86,3% de la population du Nunavut. Les femmes autochtones ont trois fois plus de risques d’être victimes d’agressions sexuelles et de violences conjugales comparées au reste de la population féminine, selon des études.

Le long chemin vers l’apaisement

C’est donc l’histoire et ses répercussions dramatiques qui ont poussé les peuples autochtones à demander la tenue de l’enquête sur leurs femmes et leurs filles disparues et assassinées, débutée en septembre 2016.Elle conclut par 231 appels à la justice, qui devraient permettre d’améliorer le quotidien des victimes, ainsi que de faire en sorte que les auteurs des crimes ne restent plus impunis. L’objectif est de travailler à partir des 4 grands axes dégagés lors de l’enquête :

  • Le traumatisme historique, intergénérationnel et multigénérationnel;
  • La marginalisation sociale et économique;
  • Le maintien du statu quo et le manque de volonté des institutions;
  • Le déni de la capacité d’agir et de l’expertise des femmes, des filles et des personnes 2ELGBTQQIA autochtones.
Crédit Photo : Annie Jenkins de Freeimages

Ce ne sont pas tant des recommandations que des impératifs. Pour respecter les droits de la personne ainsi que les droits des Autochtones, le Canada doit être capable d’enclencher de profonds changements dans ses institutions, ses administrations et tout les membres de la société.

La conclusion de l’enquête rappelle que les axes d’améliorations des rapports précédents ont souvent souffert d’avoir été misent en place en réaction à un drame, et rarement de façon préventive. Pour cela, il est nécessaire que les institutions canadiennes reconnaissent la capacité d’autodétermination des personnes autochtones, et que toutes les mesures prises doivent être faites pour et surtout par elles. Les changements attendus sont notamment la mise en relief de l’égalité véritable, des droits de la personne et des droits des Autochtones, ainsi qu’une approche de décolonisation. Mais aussi, il est nécessaire de faire participer les familles et les survivantes de la violence, que les solutions soient autodéterminées et qu’il soit mis en place des services dirigés par les Autochtones.

Une démarche qui doit être appliquée en reconnaissant les distinctions qui existent entre chaque communauté, en garantissant la sécurité culturelle et surtout, en tenant compte des traumatismes qui perdurent. Les appels à la justice relatifs aux droits de la personne et aux droits des Autochtones qui entrent dans les champs des responsabilités gouvernementales touchent le domaine de la culture, de la santé et du bien-être, de la sécurité humaine et de la justice. D’autres acteurs clés font l’objet de recommandations, comme les médias et les influenceurs sociaux, les fournisseurs de services de santé et de bien-être, les services de transport et de l’industrie hôtelière, les services de police, les avocats et les ordres professionnels de juristes, les éducateurs, les travailleurs sociaux et les intervenants en protection de l’enfance, les industries extractives et d’exploitation des ressources et le service correctionnel du Canada. C’est aussi l’ensemble de la population canadienne qui est appelée à réfléchir et à agir pour garantir un environnement bienveillant aux femmes et aux filles autochtones.

Les mesures les plus marquantes du rapport et qui ont fait réagir dans la société canadienne sont la création d’un poste d’ombudsman (médiateur lors de différents administratifs) aux affaires autochtones, ainsi que la meilleure formation à donner aux policiers et l’amélioration de la coordination entre les différents corps de police. Cette dernière fait référence aux dénonciations de femmes autochtones qui se sont déclarées victimes de sévices sexuels, d’abus et d’intimidation de la part des policiers de la Sûreté du Québec à Val-d’Or. De plus, il apparaît nécessaire d’instaurer une commission d’enquête sur les enfants autochtones enlevés à leurs parents lors d’hospitalisations entre 1960 et 1970. Une autre demande phare est le renforcement des refuges pour les femmes autochtones, qui ne sont actuellement pas assez nombreux et bien répartis sur le territoire pour répondre aux besoins des victimes. D’une façon générale, toutes les strates de la société canadienne devraient pouvoir garantir la sécurité culturelle aux personnes s’identifiant comme Autochtones.

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Les appels à la justice concernent les domaines de compétences du gouvernement du Canada, mais aussi de chacune de ses 10 provinces et de ses 3 territoires. Un rapport complémentaire a cependant spécialement été émis pour le Québec, à cause des spécificités propres à cette province qui se démarche des autres. Les personnes autochtones du Québec sont confrontées à la barrière de la langue, à des services de santé et des services sociaux dispensés par des congrégations religieuses et à la dégradation de la qualité des interactions entre les Autochtones et les services de police provinciaux. Sylvie D’Amours, la ministre responsable des Affaires autochtones, a promis de prioriser les recommandations spécifiques au Québec, et de le faire en partenariat étroit avec les nations autochtones.

D’ici là, le port d’un vêtement rouge est devenu le symbole des femmes autochtones assassinées et disparues. Il est aussi devenu le signe des acteurs de la société qui veulent du changement. Désormais, le 4 octobre de chaque année est la Journée de commémoration pour les victimes de ces drames. En septembre 2019, un autre rapport très attendu devrait être déposé. Celui de la commission Viens, sur les témoignages des personnes autochtones à propos des services publics reçus.

C. G.


Références :

National Collaborating Centre for Aboriginal Health (2016). Culture and Language as Social Determinants of First Nations, Inuit and Métis Health. Prince George, BC: National Collaborating Centre for Aboriginal Health.

Kirmayer, L. J., Gone, J. P., & Moses, J. (2014). Rethinking Historical Trauma. Transcultural Psychiatry, 51(3), 299–319. https://doi.org/10.1177/1363461514536358

Bellamy, S. et Hardy, C. (2015). Le syndrome de stress posttraumatique chez les Peuple autochtones du Canada : Examen des facteurs de risque, l’état actuel des connaissances et orientations pour de plus amples recherches. Prince George,  C.-B. : Centre de collaboration nationale de la santé autochtone.

Reading, J. et Halseth, R. (2013). Trajectoires menant à l’amélioration du bien-être des peuples autochtones : Les conditions de vie déterminent la santé. Prince George, (C.-B.) : Centre de collaboration nationale de la santé autochtone.

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