L’Irlande est devenue un lieu emblématique de l’installation des datacenters dans l’Union Européenne. Mais malgré les efforts du pays pour verdir sa consommation énergétique, ces infrastructures énergivores, toujours plus nombreuses, l’empêchent d’atteindre ses objectifs climatiques. Enquête sur le terrain.

Le 4×4 de Gabriel Cronnelly, conseiller municipal d’Athenry, s’engage dans un chemin de terre au milieu de nulle part pour s’arrêter devant une simple barrière et un panneau “propriété privée” : « Voilà c’est ici ». « Ici », c’est un terrain dont Apple est propriétaire et où la firme devait installer un centre de stockage de données, un “datacenter”. Suite aux objections d’activistes environnementaux pendant plusieurs années, le projet n’a jamais abouti. À Athenry, l’histoire du datacenter est le symbole d’un débat qui s’invite dans la société irlandaise : une opportunité économique manquée pour les habitants de la région, mais une victoire environnementale pour les autres.

Un datacenter sert à organiser, traiter et stocker de grandes quantités de données pour le compte d’entreprises ou d’organisations gouvernementales. Si on a longtemps fait le portrait de ces données comme étant immatérielles, flottant dans un « cloud », elles nécessitent en fait des serveurs physiques alimentés en électricité en permanence. Pour ce faire, les entreprises construisent des bâtiments partout à travers le monde, et l’Irlande est très plébiscitée. La fiscalité avantageuse du pays (12,5% d’impôt pour les entreprises), le climat tempéré permettant de limiter les coûts de refroidissement, la politique incitative du gouvernement qui considère le secteur « stratégique », les délais d’obtention de permis de construire raccourcis, sont autant de raisons qui rendent le pays attractif pour les investisseurs. Aujourd’hui, l’Irlande compte 54 datacenters en activité, 10 sont en construction et 31 nouveaux permis de construire ont été délivrés selon Host in Ireland.

Ces infrastructures stockent des données qui sont très sensibles et doivent être sécurisées, et elles s’installent généralement à l’abri des regards. C’est le cas de l’un des bâtiments de Google situé dans la banlieue de Dublin. Ce bloc de béton, haut comme un immeuble de 4 étages, a été recouvert de fresques aux couleurs pastels symbolisant le vent, que personne ne peut voir car il est isolé au fond d’une zone industrielle dont l’entrée est protégée d’un portail. Ce mastodonte grisâtre tranche avec la nature verdoyante, et à son approche, un léger ronronnement laisse deviner le travail incessant des machines. Dans la seule zone de Dublin, on compte plus de 20 datacenters comme celui-ci, certains parmi les plus imposants sites d’Europe.

Le terrain sur lequel devait être construit le datacenter de Google dans la banlieue de Dublin © Victoria Garmier

« Le sujet commence à infuser le débat public »

En septembre dernier, un documentaire* diffusé par la chaîne RTE, pointe du doigt l’impact environnemental de ces datacenters : selon les chiffres de l’Irish Academy of Engineering, ils devraient ajouter 1,5 million de tonnes d’émissions carbone aux émissions de l’Irlande d’ici 2030. Pour les membres du groupe citoyen NotHereNotAnywherePas ici, pas ailleurs »), qui lutte contre le développement des énergies fossiles, le reportage fait office d’électrochoc. Lors de leur réunion hebdomadaire dans le quartier de Temple Bar à Dublin, Tony, analyste financier, raconte : « Il y a quelques années, on nous a demandé de ne plus utiliser du papier, mais d’avoir une tablette en réunion, pour être plus écolo. Et maintenant, on réalise que toutes les données de cette tablette sont stockées aux quatre coins du monde, et que cela pollue énormément ». Pour Aideen, une doctorante à la tête du collectif, le documentaire marque un tournant : « Grâce à ça, le sujet commence à infuser le débat public, même si nous avons conscience d’être une petite minorité. »

Si les datacenters émettent autant si pas plus de CO2 que toute l’aviation mondiale, c’est à cause de leur consommation d’électricité. Les experts de l’Irish Academy of Engineering affirment que d’ici huit ans, ces bâtiments représenteront à eux seuls 31% de la consommation d’énergie du pays. À l’échelle du monde, ils engloutissent au moins 10% de la production électrique totale. Et ce n’est là qu’un début, car l’augmentation annuelle de la consommation des datacenters, toujours plus nombreux, tourne autour de 7 %.

David Hughes, un architecte spécialiste de l’énergie qui s’est opposé au projet d’Apple à Athenry, est formel : « Si la demande en électricité, accentuée par la multiplication des datacenters, continue à augmenter, il faudra de plus en plus d’éoliennes pour atteindre notre objectif ». Cet objectif, c’est celui que l’Irlande s’est fixé pour améliorer son empreinte carbone : atteindre 40% d’énergies renouvelables en 2020 puis 70% en 2030, dans le cadre du Plan d’action pour le climat, le “Climate Action Plan”. Aujourd’hui, les énergies renouvelables représentent 30% – principalement de l’énergie éolienne – de la consommation énergétique du pays.

Graphique prévisionnel de la consommation énergétique de l’Irlande © IAENéanmoins, le DCCAE (Ministère des télécommunications, de l’action climatique et de l’environnement) affirme que ces objectifs seront atteints. Selon un représentant du ministère : « Des progrès importants ont été réalisés en 2019 quant à l’approvisionnement durable des datacenters : un programme de soutien aux énergies renouvelables a été mis en place et nous faisons la promotion des énergies vertes auprès des gros consommateurs d’électricité. » Aujourd’hui, l’Irlande est un des plus mauvais élèves de l’Union Européenne en termes d’émissions de CO2, et doit déjà lui payer 250 millions d’euros d’amende pour ne pas avoir atteint ses objectifs en 2020.

Malgré leurs datacenters énergivores, les multinationales misent sur une image « green » et engagée. Notamment, Facebook a construit un datacenter d’un montant de 300 millions d’euros à Clonee dans le comté de Meath, qui fonctionne 100% aux énergies renouvelables. Amazon a annoncé que la chaleur générée par son datacenter situé à Tallaght (au sud-ouest de Dublin) sera réutilisée pour chauffer les maisons et bureaux aux alentours, ce qui permettrait une réduction des émissions de CO2 de presque 2000 tonnes par an.

Athenry, ville symbole de ce dilemme

À Athenry, sur la côte ouest de l’Irlande, le projet avorté d’Apple est encore dans toutes les têtes. Lancé en 2014, ce bâtiment, estimé à 850 millions d’euros aurait pu devenir le premier datacenter de la région. Mais selon ses opposants, il risquait aussi d’entraîner une augmentation de la facture d’électricité des habitants de 8%.

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Pendant près de quatre ans, la ville est devenue le théâtre d’un conflit qui a opposé des activistes environnementaux au reste de la population. La Cour Suprême a fini par donner raison à Apple, mais l’entreprise a préféré annuler son projet en 2018. Une victoire pour l’architecte David Hughes : « Je ne suis pas anti-datacenter. Mais je ne trouve pas ça normal que ces multinationales viennent, se branchent sur le réseau, paient l’électricité mais ne paient pas pour les infrastructures que le pays doit développer pour subvenir à leurs besoins. » Installé à Dublin, l’homme s’est opposé à plusieurs autres datacenters jusqu’en 2017, mais a arrêté pour « ne pas s’attirer d’ennuis. »

À Athenry, Gabriel Cronnelly, un conseiller local apolitique de la ville, déplore quant à lui l’opportunité manquée de l’installation du datacenter : « Ici, on n’avait jamais eu d’investisseurs massifs comme celui-là. Ça représentait entre 350 et 500 postes pour la construction, puis 120 personnes à temps plein pour la maintenance. La communauté s’est rassemblée pour défendre le projet, notamment pour nos enfants qui sont la force de travail de demain. » Dans les rangs des pro-datacenters se trouve aussi Paul Keane, un entrepreneur dont la famille réside à Athenry depuis plusieurs générations : « L’installation d’Apple aurait fait venir des gens très qualifiés de Dublin, qui est surpeuplée, et cela nous aurait permis de développer des routes, de nouveaux commerces, de débloquer des fonds pour d’autres projets de la ville. » Interrogé sur l’impact environnemental des data-centers, il est formel : « Apple a été salué pour ses efforts pour la planète, ils financent même des parcs éoliens en mer (ndlr: en Chine). J’ai beaucoup étudié le dossier, j’habite ici depuis toujours avec ma famille, si le datacenter posait un problème environnemental ou un danger, j’aurais été le premier à m’enchaîner aux grilles » lâche celui qui voyait d’un bon
œil la venue d’Apple.

Paul Keane revendique un discours « pro-Apple, pro datacenter » © Victoria Garmier

Chez les commerçants de la ville, nombreux sont ceux qui regrettent le retrait d’Apple. Michael, propriétaire d’une boutique de souvenirs installé depuis plus de quarante ans à Athenry, soutenait ce projet : « Moi et toute ma famille avons participé à une marche pour Apple. Je pense que ça aurait fait beaucoup de bien au centre-ville qui a été très affecté par l’installation d’un supermarché en périphérie. » Susan Dooley, propriétaire d’une boutique de décoration depuis six ans, en est aussi convaincue : « Ça aurait rempli les restaurants, créé des logements… En plus, nous sommes sur une des côtes les plus venteuses d’Europe, on aurait pu le faire tourner juste avec des éoliennes ! »

Michael dans sa boutique qui fait aussi office de café communautaire © Victoria Garmier

Dans son rapport, l’Irish Academy of Engineering explique que 9 milliards d’euros d’investissements dans le secteur énergétique d’ici 2027 seront nécessaires pour subvenir aux seuls besoins des datacenters. Gerry Duggan, membre senior de l’IAE se veut réaliste : « C’est techniquement possible d’atteindre nos objectifs en termes d’énergies renouvelables. Mais pour être honnête, il va falloir beaucoup d’éoliennes. » Le ministère des télécommunications, de l’action climatique et de l’environnement, affirme que l’installation des data-centers est maîtrisée : « Le gouvernement s’est engagé en prenant des mesures pour faciliter l’installation des data-centers de façon à ce qu’ils soient bien répartis à travers les régions, mais aussi pour minimiser l’impact sur notre réseau électrique » explique un représentant du ministère.

Chez les activistes de NotHereNotAnywhere, on peine à faire confiance au gouvernement et on s’interroge, comme Tony : « L’Irlande a souffert pendant si longtemps d’un manque de développement que pour les gens n’importe quel développement est positif. Mais il faut se poser la question : qu’est-ce que cela nous rapporte vraiment ? » À Athenry, demeure pourtant l’espoir qu’un jour, un datacenter s’implante sur ce terrain laissé à l’abandon.

Victoria Garmier

* Hot Air: Ireland’s Climate Crisis – Philip Boucher-Hayes


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