Jürg Kreinbühl, le peintre oublié des Trente Glorieuses

C’est en peinture que, depuis les bidonvilles de la périphérie de Paris, le Suisse Jürg Kreienbühl a chroniqué les Trente Glorieuses. À l’époque où le Pop Art et le Nouveau Réalisme triomphaient, lui s’en tenait à une peinture figurative sociale et critique. À la faveur des préoccupations croissantes relatives à l’environnement, son œuvre fait aujourd’hui l’objet d’un intérêt croissant. Nous avons interrogé Jean-Marie Oger, marchand indépendant qui observe son œuvre depuis près de quinze ans.

Mr Mondialisation : Qui était Jürg Kreienbühl ? Pouvez-vous résumer sa vie et sa carrière ?

Jean-Marie Oger : C’est un peintre suisse né en 1932 qui s’est formé comme peintre en bâtiment avant de partir tenter sa chance à Paris au milieu des années 50. La vie dans la capitale, difficile pour un jeune artiste sans argent, l’a obligé à s’éloigner de Paris jusqu’au bidonville de Bezons. Il s’y installe quelques années et se met à décrire dans ses peintures la vie des exclus : gitans, immigrés, marginaux. Même après avoir quitté le bidonville, il continue à documenter, dans un réalisme sans concession, la banlieue parisienne tout en développant de nouveaux sujets : une ancienne manufacture de saints d’églises en faillite, la pollution industrielle, le paquebot « France » en attente de démolition au Havre, le chantier de La Défense, la galerie de Zoologie fermée au public du Jardin des Plantes de Paris, la centrale nucléaire de Gravelines… Autant de problématiques sous-jacentes de l’époque. Il est mort près de Paris en 2007.

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Mr Mondialisation : Ses peintures apparaissent comme une chronique de la croissance fulgurante des Trente Glorieuses, vue par ses marges. Que cherchait à montrer et dire Kreienbühl ? Que disait-il de son art ?

Jean-Marie Oger : Effectivement, ces peintures peuvent être perçues comme une chronique des Trente Glorieuses. Jürg Kreienbühl cherchait à rendre compte des transformations de son époque, à témoigner du monde changeant à travers le prisme de la frénésie productive et des oubliés de la croissance. Il faut aussi rappeler la passion de Kreienbühl pour le XIXème siècle, d’un point de vue sociétal comme artistique : le siècle de l’explosion démographique, de la révolution industrielle et d’un essor sans précédent de la recherche scientifique. Et, du point de vue artistique, un siècle encore vierge du discours des avant-gardes, dans lequel il ne se reconnaissait pas. Comme les peintres de son panthéon personnel – qu’ils soient impressionnistes ou habitués des salons officiels -, Kreienbühl a en commun d’avoir fondé son travail sur une conception artisanale de l’art. Tout intellectualisme ou toute forme artistique déconnectée de la réalité lui était étranger. C’est l’existence à nu qui l’intéressait.

Mr Mondialisation : Pourquoi représente-t-il des marginaux, des mendiants, des bidonvilles, le Lumpenprolétariat des Trente Glorieuses ?

Jean-Marie Oger : Les premières œuvres de Kreienbühl montrent déjà une fascination pour la décomposition : il peint des cimetières, des tas d’ordures, des natures mortes de fruits en décomposition. Finalement, le monde des marginaux, dans lequel il s’est trouvé amené à vivre, s’inscrit dans une certaine forme de continuité, mais centrée sur l’être humain pris dans son état naturel ou extrême. Les lois de la précarité constituent un fils conducteur de son œuvre, des premiers tableaux de pourriture jusqu’à sa série sur le Museum d’Histoire naturelle de Paris, en passant bien sûr par les marginaux, la pollution industrielle et l’accumulation des déchets. Il ne faudrait pas réduire son œuvre au monde des bidonvilles qui l’a occupé de la fin des années 1950 à 1980 à peu près. Elle est beaucoup plus large.


Mr Mondialisation : Kreienbühl a quelque chose qui paraît anachronique : il pratique une peinture figurative critique presque oubliée depuis les années 1930, au moment où les avant-gardes, qui intéressent davantage les critiques de son temps, sont engagées dans des recherches formelles qui se répondent les unes aux autres. Pourtant, c’est un peintre moderne, fortement ancré dans son temps. De quelle reconnaissance a-t-il bénéficié en tant qu’artiste ? Comment a-t-il été perçu et reçu ?

Jean-Marie Oger : Son œuvre n’a pas eu de son vivant la reconnaissance qu’elle mérite – en France du moins – malgré le soutien sans discontinuer du galeriste Alain Blondel, qui l’a montrée dès les années 1970. Parfois même à la Fiac (Foire internationale d’art contemporain), dans l’indifférence générale ! En 1973, une première grande rétrospective lui a été consacrée à l’Aargauer Kunsthaus qui a permis de faire connaître son travail en Suisse et puis d’entrer dans de nombreuses collections publiques ou privées. Suivront d’autres expositions d’importance dans des musées en Suisse ou en France (Basel Kunsthaus, Jardins des Plantes de Paris, Centre culturel suisse de Paris, etc.). À sa mort, le critique Philippe Dagen a écrit un article dans Le Monde, soulignant que Kreienbühl pouvait être perçu comme le prédécesseur de ceux qui « font aujourd’hui de leur art les moyens d’une chronique sociale et architecturale désenchantée ». Malgré tout, son œuvre n’a pas encore la place qu’elle mérite dans l’histoire de l’art. Il faudrait encore une grande exposition dans une institution publique française pour que le public en prenne toute la mesure.

Mr Mondialisation : Son œuvre paraît connaître depuis quelques années une revalorisation, une reconsidération. Pouvez-vous raconter cette évolution? Dans quelle mesure l’intérêt pour son travail a à voir avec la prise de conscience du lien entre la catastrophe écologique et le modèle d’économie et de société basé sur la croissance et la consommation ?

Jean-Marie Oger : Quelques années après sa mort, sa peinture a commencé à circuler hors de ses lieux habituels, sous l’impulsion de la galerie Alain Blondel et de Stéphane Belzère, le fils de Jürg Kreienbühl. Un de ses chefs-d’œuvre, Maurice et Boulon, a notamment été prêté à la galerie Dix291 en 2014. Cette exposition a reçu une excellente presse et a suscité l’intérêt de conservateurs qui n’avaient pas connaissance de son travail. Tout ce processus de réévaluation, relayé plus tard par la galerie Gabrielle Maubrie, s’est concrétisé en 2017 par l’acquisition d’œuvres par le Centre Pompidou en 2017 et le musée des Beaux Arts de Rennes. Il est très probable que la prise de conscience écologique et la réflexion sur notre modèle économique aient influé sur la relecture de son œuvre. On pourrait aussi mentionner les architectures de banlieue aujourd’hui très décriées. Mais je pense que cette réévaluation est d’abord liée au fait que Kreienbühl était en prise direct avec le réel, en décrivant de l’intérieur un monde qu’il cherchait à comprendre. C’est là sa force et sa vérité.

Maurice et Boulon

Mr Mondialisation : Indépendamment du contenu, c’est-à-dire de ce qu’il représente, quelles sont les qualités formelles, proprement artistiques de la peinture de Jürg Kreienbühl ?

Jean-Marie Oger : Comme un photographe, il possède une intelligence de l’œil dans le choix de ses sujets qui restent encore d’actualité. Et, d’un point de vue formel, son travail a évolué depuis ses premiers tableaux empâtés vers un réalisme objectif. Plutôt que de copier servilement la nature, il cherche à reproduire la réalité ou, selon ses propres mots, à « aller au-delà du réel par le réel ». Par la précision de son dessin, ses nuances chromatiques combinées à une grande maîtrise de la lumière, ses visions d’une grande netteté se trouvent paradoxalement comme chargées d’un climat indéfinissable, mais très perceptible. Autrement dit, son style réaliste diffuse une étrangeté brute et troublante que sous-tend une dimension hallucinatoire. Et qui provoque un pur plaisir rétinien.

Exposition « Jürg Kreienbühl, Suzanne Lopata et Stéphane Belzère », au Musée d’Interlaken (Suisse), du 15 septembre au 18 novembre 2018.

Page de l’artiste sur le site du marchand Jean-Marie Oger.


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