Dans les sociétés humaines, le langage et la pensée sont étroitement liés. À l’heure où l’extrême-droite s’approche de plus en plus du pouvoir, le rôle des mots dans les mouvements d’opinion que connaît la France gagnerait à être étudié de plus près.

« Éco-terrorisme ». « Éco-totalitarisme ». « Islamo-gauchisme ». « Climato-populisme ». Ces néologismes utilisés pour discréditer des mouvements écologistes et antiracistes peignent les premières couches du portrait lugubre de la manipulation du langage par des pouvoirs d’influence irresponsables. Pouvoirs qui s’emploient, en conscience ou non, à dévoyer le langage et à le vider de son contenu, au risque de perdre la confiance de la population.

Aujourd’hui, les médias et les réseaux sociaux orientent des millions d’âmes vers la moindre prise de parole. Ce phénomène participe à mener l’extrême-droite dans des sphères qu’elle n’avait, jusqu’alors, jamais atteintes.

Le pouvoir du langage

Dans son ouvrage intitulé 1984, George Orwell livre un récit dans lequel un régime totalitaire s’appuie sur la « novlangue » pour consolider son pouvoir. Ce langage étatique considérablement appauvri où sont supprimées les nuances et où ne sont gardés que les mots nécessaires à la vie quotidienne (« boire », « manger »,…), les mots destinés à des fins politiques et les termes scientifiques et techniques. Les néologismes sont massivement inventés, les oxymores utilisés jusqu’à épuisement du sens. Le ministère de la Paix s’occupe de la guerre. Le ministère de la Vérité s’occupe de la falsification, le ministère de l’Amour s’occupe du respect de l’ordre (accessoirement, de la torture de ses sujets).

« Le mot-clé ici est noirblanc. Comme beaucoup de mots de novlangue, ce mot a deux significations mutuellement contradictoires. Appliqué à un opposant, il désigne l’habitude de prétendre sans honte que noir est blanc, en contradiction avec les faits. Appliqué à un membre du Parti, il désigne la volonté loyale de dire que noir est blanc quand la discipline du Parti le requiert. Mais il désigne aussi la faculté de croire que noir est blanc, et, plus encore, de savoir que noir est blanc, et d’oublier que l’on a un jour pensé le contraire. » George Orwell, 1984

Les dictionnaires sont travaillés afin de supprimer un maximum de mots, le tout destiné à amputer la pensée critique, qui ne pourrait plus s’exprimer faute de mots pour le faire, et, in fine, de supprimer la pensée, tout court.

Pour George Orwell, « Ce qui importe par-dessus tout, c’est que le sens gouverne le choix des mots, et non l’inverse. En matière de prose, la pire des choses que l’on puisse faire avec les mots est de s’abandonner à eux. » Son roman fut le fruit d’années de réflexions sur la politique d’une langue de l’appauvrissement de laquelle il craignait les effets délétères. En particulier, les slogans répétitifs et les flous dissimulateurs constituaient, à son sens, des malhonnêtetés langagières qu’il a poussé au bout de leur potentiel manipulateur dans son célèbre ouvrage.

La dystopie d’Orwell fait écho à des périodes historiques bien connues, l’une des plus notoires étant celle du régime nazi. Dans son journal LTI (Lingua Tertii Imperarii, La langue du IIIème Reich), Viktor Klemperer, philologue allemand, étudie, entre 1933 et 1945, le poids du langage utilisé et son effet sur les esprits pour diffuser une idéologie et en imprégner la population. Il y dénonce la distillation des mots comme des « doses d’arsenic » auxquelles le peuple s’habitue pour finalement les intégrer :

« Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente (…) les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic. On les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. »

Des mots au sens perverti sont matraqués, des euphémismes utilisés (« évacuation » au lieu de « déportation »), des acronymes émergent (« Gestapo » est un acronyme signifiant « Geheime StaatsPolizei », c’est-à-dire « police secrète d’Etat »), le langage militarisé est valorisé (le lexique de l’héroïsme est très présent), des mots à connotation négative sont déviés (un « fanatique » devient un héros vertueux).

Ces méthodes permettent de normaliser ou valoriser un lexique détourné, et de semer la confusion par des sigles et des acronymes, qui arrachent leur signification aux termes d’origine.  Victor Klemperer insiste sur la pauvreté  « misérable » de la LTI, « toute-puissante autant que pauvre, et toute-puissante de par sa pauvreté ». Dès 1945, Viktor Klemperer repère les mêmes mécanismes langagiers chez Staline, et nomme son langage « LQI », « Lingua Quarti Imperarii ». Elle diffère à peine de la LTI.

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Plus récemment, le langage utilisé par Vladimir Poutine pour évoquer et justifier la guerre qu’il mène en Ukraine depuis 2 ans utilise des schémas similaires. Banalisation (« Opération militaire spéciale »), euphémismes (pour « incendie », dire « fumée »), néologismes (« ukronazi » se réfère aux militaires ukrainiens), remplacement d’un mot par son contraire (à la place du mot « invasion », « libération de l’Ukraine »), mobilisation de l’affect (pour «envahir un autre pays», dire « défendre sa terre », pour se référer aux militaires ukrainiens, « terroristes »). Cela dans le but de diffuser une vision du monde et obtenir une adhésion massive, qui, à ce que l’on sait, semble fonctionner (et ce, malgré l’existence d’internet).

Ces exemples historiques démontrent la capacité du langage à influencer la pensée. Répétition de mots jusqu’à leur normalisation, dissimulation du sens (abréviations, acronymes), banalisation du sens (euphémismes), remplacement de la pensée par l’affect, des mots par leurs contraires, l’efficacité des mécanismes de fléchissement de la pensée racontent le poids du langage, in fine, sur les actions de citoyens confrontés à une hiérarchie verticale qui ne leur laisse pas l’espace d’échapper à la manipulation.  Le langage peut être utilisé comme une arme.

Pour le professeur de littérature et d’anthropologie Marc Weinstein, la novlangue, (au cours du 3e Reich, la LTI, par exemple) qui est, selon lui, le symptôme de tendances totalitaires, émerge quand disparaît la fonction esthétique et poétique du langage, celle qui lui confère son sens, pour que ne subsiste que, vidée, sa fonction informative. Au milieu de ce vide apparaît une fusion des contraires, autour de laquelle gravite la langue de bois.

Sous macron, le saccage des mots

Revenons en France. Dans le milieu politique français, l’utilisation d’un langage dissimulateur n’est pas l’apanage exclusif de la présidence d’Emmanuel Macron. En 1987, Michel Rocard confiait que la langue de bois, « totalement hermétique », permettait de se protéger des interprétations de phrases sorties de leurs contextes. En 1997, c’est André Santini qui évoquait le peu de liberté de communication d’un membre du gouvernement, qui disait ce que les supérieurs attendaient d’eux.

Et d’ajouter « l’ENA est un grand lieu de clonage (…) qui forme les gens au conformisme. Les députés, les parlementaires de la IIIe République étaient des avocats, des médecins, des professeurs et ils avaient l’habitude des débats, des prétoires, des amphithéâtres. Aujourd’hui, nous avons beaucoup de hauts fonctionnaires et le ton est devenu aseptisé. Ça n’est plus de la polémique et je crois que ça a des conséquences graves pour le développement des extrémismes ».

Bien que le langage ait été utilisé en politique pour pratiquer la dissimulation bien avant l’élection du président Macron, le tournant emprunté depuis quelques années a de quoi préoccuper, dans la mesure où la langue de bois n’est pas la seule manipulation problématique du langage pratiquée. Et pour cause, les exemples d’altération des mots par le parti présidentiel pleuvent dru.

Des mots dévoyés sont maintes fois répétés.Le mot « démocratique », par exemple, a été de très nombreuses fois cité pour se référer à l’utilisation du énième 49.3 de la première ministre, entre autres au moment de la réforme des retraites passée en force en 2023, et ce malgré le nombre considérable de manifestants mobilisés (plus d’1 million la première journée) durant des mois pour faire entendre leur désaccord, rendant l’assertion d’autant plus indécente.

Les mots « progrès » et « innovation », lancés à tout-va depuis des années, semblent s’être recroquevillés sur eux-mêmes pour ne figurer que leurs versants techniques, comme si le mot progrès, par exemple, n’abritait pas une grande pluralité de sens et de conceptions, comme s’il ne s’agissait pas d’une idéologie et non d’un concept rigide. Le chercheur Damon Mayaffre observe également l’occurrence du mot « transformation profonde », ou « sincère », qui s’imposent, à la longue, comme des évidences. Le risque de ce type de comportement rhétorique : une perte de sens et une lente absorption des idées prônées.

Les détours propres à la langue de bois dissimulatrice ne cessent de fleurir au cours de discours ou de réponses trompeuses, à l’aide d’un langage ambigu qui s’appuie sur des notions vagues. Des mots tels que « éloignement » (pour cacher « expulsion »), « résilience » (pour cacher une adaptation contraignante de la population à une mesure), « plan de sauvegarde de l’emploi » (pour cacher « licenciement » : on licencie pour sauver l’emploi) viennent brouiller une pensée qui pourrait être impopulaire. Noyer le poisson pour ne pas révéler sa pensée, voilà ce qui semble nourrir le langage macroniste.

Les contraires fusionnent. À ce sujet, Frédéric Lordon, dans une réponse cynique à une invitation au débat d’Emmanuel Macron, déclarait :

« Vous détruisez le langage. Quand Mme Buzyn dit qu’elle supprime des lits pour améliorer la qualité des soins ; quand Mme Pénicaud dit que le démantèlement du code du travail étend les garanties des salariés ; quand Mme Vidal explique l’augmentation des droits d’inscription pour les étudiants étrangers par un souci d’équité financière ; quand vous-même présentez la loi sur la fake news comme un progrès de la liberté de la presse, la loi anti-casseur comme une protection du droit de manifester, ou quand vous nous expliquez que la suppression de l’ISF s’inscrit dans une politique de justice sociale, vous voyez bien qu’on est dans autre chose – autre chose que le simple mensonge. On est dans la destruction du langage et du sens même des mots. ».

Les exemples s’accumulent. Edouard Philippe a fait passer un 49.3 pour mettre fin à « un épisode de non-débat » parlementaire, quand l’essence même du 49.3 est d’arrêter tout débat. Pour Aurore Bergé, les français ne veulent pas voir appliqué le programme du NFP, alors même qu’il est arrivé en tête des élections législatives. Les expressions « croissance verte » ou « développement durable », parfaitement oxymoriques, ont également été rabâchées à longueur d’années.

Pour disqualifier l’adversaire, et particulièrement la gauche, des néologismes émergent (« islamo-gauchisme », par exemple, utilisé entre autres par Jean-Michel Blanquer ou Frédérique Vidal, « wokisme »), auxquels il est difficile de répondre tant leur contenu est flou, voire inexistant. Damon Mayaffre, chercheur au CNRS, apprend à Reporterre qu’il s’agit là d’une proférence, c’est-à-dire qu’il suffit de dire un mot pour le faire exister, même s’il ne contient aucune réalité concrète.

Il continue : « Les mots ont acquis une indépendance par rapport au réel. Il devient impossible de se défendre puisque le discours n’est plus indexé que sur lui-même. Ce sont même au contraire les mots qui finissent par créer la réalité qu’ils nomment. ». Si les mots, et non la pensée, créent une réalité et un potentiel de réaction irrationnel, les mots commencent-ils à penser à notre place ? Face à ce questionnement, la crainte formulée par George Orwell prend soudain corps.

Parfois, des mots dévoyés visent l’affect. C’est de cette manière que l’on voit émerger le mot « éco-terrorisme», néologisme dépourvu d’existence juridique, pour discréditer des mouvements écologistes dans une comparaison éhontée avec les actes de terreur commis, par exemple par les frères Kouachy sur Charlie Hebdo. Le terme « extrême-gauche » est manié régulièrement pour se référer à La France Insoumise (postulat infirmé par le Conseil d’Etat), et même au Nouveau Front Populaire. Le mot « ensauvagement » est tout droit sorti du lexique d’extrême-droite, pour atterrir dans la bouche de Gérald Darmanin. Ces mots sont propres à éveiller la crainte au sein d’un public sensible, en l’occurrence, aux questions de sécurité. Mais ces inventions ne s’appuient pas sur la réalité, et sont donc trompeuses.


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Au milieu de ces techniques rhétoriques délétères, le mensonge « simple » pâlit, bien que la macronie ne se prive pas d’y recourir. À titre d’exemple, le soutien affiché à Gérard Depardieu par Emmanuel Macron, fustigeant les chasses à l’homme, est nié quelques semaines plus tard ; Gérald Darmanin nie que ses policiers ont utilisé des armes de guerre à Sainte-Soline ; Yaël Braun-Pivet apporte son « soutien inconditionnel » à Israël puis de nier en bloc avoir tenu ces propos, affirmant qu’ils avaient été mal compris. La liste, très loin d’être exhaustive, jonche les années de pouvoir macronien et épuise le réel, desservi par la loi de Brandolini. Pourtant, tout est vérifiable, facilement, ils ne peuvent l’ignorer. C’est le niveau d’indifférence que la macronie porte à la réalité.

« Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et, avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez. » Hannah Arendt, politologue, philosophe, journaliste

Sans le sens, la crédibilisation de l’extrême droite

Bien que les raisons de la montée en puissance de l’extrême-droite (qui ne s’observe pas qu’en France), soient plurielles, l’effet de la banalisation d’un lexique autrefois réservé à l’inenvisageable ainsi que de la perte de sens générale ne peuvent être sous-estimés. Selon le politologue Clément Viktorovitch, la macronie a installé une « indifférence au vrai », dans laquelle l’important n’est pas de dire quelque chose de réel et de rigoureux, mais de faire plaisir. Le vide de sens qui en résulte est investi par l’extrême droite, qui colonise le sens des mots dans des propos qui, il y a quelques années, n’auraient pas été acceptés.

Dans le désert du sens voit-on donc triompher Marine Le Pen, dans un discours délivré après le premier tour des législatives 2024, qualifier le Nouveau Front Populaire de « violent, antisémite et antirépublicain », alors même que ces trois adjectifs sont adaptés à son propre parti. Ainsi Laurent Jacobelli peut-il se permettre d’asséner, sereinement, sur LCI, les mots suivants : « Aujourd’hui, l’extrême-droite s’appelle La France Insoumise » (sans provoquer la moindre réaction du journaliste) proposant une inversion dangereuse du récit. Ajoutée au confusionnisme entretenu dans le milieu et au promesses fallacieuses  reposant sur un vocabulaire trompeur, la fusion des contraires orwellienne se poursuit, rendant acceptable une réalité tordue, sans haut ni bas, ni droite ni gauche, ni vérité, ni mensonge, ni idéal.

Que ce soit pour maintenir une partie de son électorat, ne pas déplaire, susciter les colères pour n’avoir pour adversaire que Marine Le Pen et se proposer en sauveur, ou bien par simple inconscience, peu importent les raisons de son irresponsabilité rhétorique, la macronie a permis au RN de se propulser.

Également, elle lui a apporté une crédibilité nouvelle, directe, par la validation de son discours au travers de l’utilisation de certaines de ses expressions réservées. Ainsi a-t-on entendu des termes comme « immigrationniste », « décivilisation », ou encore « guerre civile », validés dans la bouche d’un camp présidentiel qui a répété maintes fois appartenir au « bloc du centre » au cours de ces dernières semaines.

Outre la capacité délétère de ces mots à atteindre l’affect de la population, ils participent efficacement à la dédiabolisation de l’extrême-droite et rend donc l’appel au barrage moins efficace, car plus confus. Lorsque ces mêmes personnes appelleront de nouveau à un barrage à l’extrême-droite, restera-t-il de l’attention en face?

Dans cette ère de post-vérité, où une partie de la population absorbe l’idéologie du RN, dans laquelle des mots fondamentaux comme « République », « violence », « extrême », sont détournés, l’enjeu de la compréhension des mots et des concepts au sein des sphères citoyennes émerge. Comment discuter si les mots n’ont plus la même signification pour tous ? Sans débat public serein, comment choisir ses dirigeants de manière éclairée ?

Dans les médias, l’ouverture de la fenêtre d’Overton

Bien que les médias ne soient pas les seuls responsables de la popularité croissante du RN, une évolution s’est opérée dans le discours de certains éditorialistes vedettes très écoutés sur les chaînes mainstream, s’ajoutant au traitement médiatique d’extrême-droite des médias du milliardaire Bolloré.

Conséquence ou cause de cette évolution, des années durant, un micro de plus en plus complaisant a été tendu devant le polémiste complotiste, adepte de la théorie du « Grand Remplacement », Eric Zemmour qui a pu y déverser un langage radicalement raciste et xénophobe dans des émissions populaires telles que « On n’est pas couchés ».

Sa candidature à la présidence de la République lui a valu l’ouverture toujours plus large et fréquente de canaux considérablement écoutés et regardés, tels que BFMTV, France info, LCI, des émissions telles que « on est en direct » avec Léa Salamé et Laurent Ruquier, et ce, alors même qu’il n’était pas encore officiellement candidat.

Au langage le plus problématique (il a été maintes fois condamné par la justice pour incitation à la haine et provocation au racisme) et intellectuellement inacceptable (entre autres, « Nous vivons depuis 30 ans une invasion », la qualification des mineurs isolés de «voleurs, assassins, violeurs », du prénom d’une animatrice comme « insulte à la France », ou encore, de Marine Le Pen comme une « femme de gauche »), les spectateurs toujours plus nombreux se sont habitués.

Les « doses d’arsenic »  citées dans LTI sont injectées, et la fenêtre d’Overton (ou fenêtre de l’acceptable) s’est ouverte de plus en plus. Clément Viktorovitch explique à Kyan Khojandi : « Le concept désigne l’ensemble du dicible dans un espace public à un moment donné. Ce qu’on a le droit de dire dans le débat sans être immédiatement disqualifié. Cette fenêtre s’étend, se referme et se déplace (…) L’idée [de la fenêtre d’Overton], c’est que ce qui nous choque le fait par contraste. Si on met une idée choquante à côté d’une idée plus choquante encore, la première finit par devenir raisonnable ». L’ouverture de cette fenêtre a permis à Marine Le Pen de paraître plus modérée  (il n’en est rien) en comparaison d’Eric Zemmour, processus particulièrement profitable à son parti.

Certains médias tels que BFM TV ou LCI font à présent la part belle à la banalisation de
l’extrême-droite. Outre les chaînes du milliardaire Vincent Bolloré, qui rencontrent un grand succès et ne cachent plus leurs accointances politiques, nombre d’éditorialistes prennent des positionnements décomplexés prônant la dédiabolisation de l’extrême-droite, comme s’ils avaient eux-mêmes intégré le message de Marine Le Pen : son parti est comme les autres.

« Le storytelling de l’extrême droite est repris en boucle par certains médias, les rumeurs et calomnies s’amplifient avec frénésie à une cadence décuplée par les chaînes d’information et les réseaux sociaux. Il y a clairement une dimension intentionnelle, idéologique, de la part des médias, dans la volonté d’attaquer le programme de la gauche. » Mathias Reymond, co-animateur d’Acrimed pour Reporterre

Un exemple parlant a mis en scène récemment (28 juin 2024) le journaliste David Pujadas, à présent au JT de LCI, expliquant à Yann Barthès dans un sophisme fallacieux, qu’il est difficile d’appeler l’extrême-droite « extrême-droite », puisqu’il existe pire ailleurs (« c’est un débat sans fin (…) étudiant les extrêmes droites ailleurs, j’ai vu le fossé profond qui séparait Geert Wilders au Pays-Bas et l’AFD en Allemagne, du Rassemblement National. Chez nous, c’est l’extrême droite, et chez eux, l’extrême, extrême droite ? »). Et Apolline de Malherbe de déclarer ne « pas avoir de problème » avec cette appellation, « mais dans ce cas-là, il faut aussi parler d’extrême-gauche », renvoyant dos à dos LFI et le RN, connaissant pourtant le résultat de l’étude de la question par le Conseil d’État.

Le décalage de l’acceptable par l’exposition longue et répétitive d’idées qui n’auraient pas osé s’exprimer en public il y a quelques années et leur ancrage dans le quotidien, voilà le virage qu’ont opéré certains médias. D’une manière insidieuse, l’extrême-droite est devenue, dans le traitement réalisé, un parti comme un autre, libre d’utiliser son langage fallacieux et ses contre-vérités, libre de jouer des peurs et des misères et de délivrer de fausses promesses devant des journalistes qui ne réagissent pas et des spectateurs impuissants.

Le traitement médiatique réalisé par certains médias mainstream tend à présenter le RN comme un parti comme un autre

1984 est un ouvrage de référence. Issu de la plume d’un écrivain politisé, il est toujours abondamment cité. Et pour cause, son avertissement funeste a, dans nos sociétés de classes hiérarchisées et technocratiques, toute sa pertinence. Que l’on soit d’accord ou non sur la capacité du langage à penser à notre place, il serait difficile de nier, évènements historiques à l’appui, son pouvoir sur l’imaginaire, la pensée, et celui que l’on courrait aujourd’hui à le sous-estimer ou à l’ignorer.

Pour Marc Weinstein, dans le cas où le pouvoir est confié à une oligarchie financière et non intellectuelle, celle-ci se laisse aller à ses pires penchants, tels que l’avidité et l’égoïsme. Peut-être s’agit-il de réfléchir collectivement à la manière de récupérer les mots : La guerre, ce n’est pas la paix. La liberté, c’est le contraire de l’esclavage. L’ignorance est une faiblesse.

– Claire d’Abzac


Photo de couverture par Ria Sopala de Pixabay

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