Comme tous les mois Sarah Roubato nous partage une lettre où elle livre ses réflexions sur un sujet de société. Pour ce mois de février, alors que les élections municipales approchent, elle tourne son regard sur les politiciens qui nous gouvernent afin de mettre en perspective leur manière d’exercer le pouvoir au moment où le climat social français n’a jamais été aussi explosif depuis des décennies.
Lettre à nos dirigeants
Je ne sais si vos oreilles sifflent ces temps-ci. Car vous voilà à la tête d’un pays qui crie de partout. Cheminots, pompiers, enseignants, personnel médical, avocats, sortent pour se faire entendre. Bientôt ce sera le tour des banlieues, ça fait trop longtemps que ça dort. Et tout ce qu’on entend est : qui va gagner, qui va perdre ? Qui va céder, qui va infléchir ? 1500 ans d’histoire pour en arriver là. Nous sommes à un point où toute action et toute prise de parole ne sont envisagées que dans l’affrontement. Bien sûr cette violence, vous ne l’avez pas créée. Il y a bien longtemps qu’elle monte, à mesure que chaque pan de nos vies est cloué au mur par l’exigence de rentabilité, par la vision à court-terme, par le besoin de quelques-uns de bien se faire voir de leur hiérarchie, par la peur de chacun de perdre sa place, par les particularismes et l’individualisme. Vous êtes les dirigeants d’un pays dont la plupart des citoyens mène une vie subie.
Ce serait trop simple d’opposer le bon peuple aux dirigeants véreux. Trop facile de faire de vous les artisans tout puissants d’un système dont vous êtes autant les façonneurs que les produits et les jouets. Ce serait même vous donner trop d’importance. Car si vous avez encore le pouvoir de nommer, de faire passer des circulaires et des projets de loi, vous avez perdu le pouvoir de gouverner. Vous vivez dans la peur de déplaire, de perdre vos postes, du mauvais résultat des élections. Vous ne savez que réagir au lieu d’analyser, de mûrir, d’anticiper. Demandez donc aux gens quelle est votre vision de la France : ils n’en savent rien. Vous réduisez l’action politique à une planche à réformes. Et vous voulez nous faire croire qu’il n’y aurait que deux positions possibles : être réformiste ou être passéiste. Être ouvert, ou être fermé. Notre histoire nous avait habitué à un peu plus de richesse de la pensée.
Le nez dans le calendrier politicien, vous vous laissez confisquer le temps. Vous voulez allez vite, dans le peu de temps que le mandat présidentiel vous donne pour agir. Le travail des députés en commission se fait à une cadence industrielle, si bien qu’ils n’ont plus de temps à passer sur les territoires qu’ils représentent. Encore tout récemment, le rapport du Conseil d’État sur le projet de réforme des retraites fait état d’un projet bâclé, et indique avoir eu un délai bien trop court pour l’examiner. Votre précipitation n’est pas le signal d’une grande vision réformiste du pays, mais d’une incapacité à prendre le pouls d’une société que vous ne connaissez pas. On ne change pas une société par décret. Arrêtez de nous dire que vous faites des réformes pour nous et que si on n’est pas d’accord, c’est qu’on n’a pas compris. Faites des réformes avec nous.
Vous vous laissez confisquer la pensée, vous qui courez de déjeuners d’affaires en conseil des ministres, d’inaugurations en conférence de presse, qui parcourez des dossiers stabilotés, ingurgitez des chiffres et apprenez des discours que vous n’avez pas écrits. Car vous vous êtes même laissés confisquer le langage. Vos communicants poursuivent la formule et les mots clés. Les sujets ne sont que des râteaux à ramasser des électeurs. Vous avez remplacé l’engagement par la posture. Votre parole est une parole pour gagner et non pour gouverner.
Vous vous laissez confisquer le pouvoir même par le monde du marché, des grands groupes financiers, des entreprises dont les lobbyistes rôdent autour de tous les hémicycles, des pressions des accords commerciaux qui aujourd’hui vous empêchent d’exiger des GAFAS les millions d’euros qu’ils nous doivent. Et nous ? Que nous reste-t-il ? Notre exercice citoyen est réduit à approuver ou sanctionner vos décisions à chaque élection. Nous votons pour éviter untel ou pour sanctionner un autre. Voilà toute votre légitimité. Pour beaucoup, il ne reste que le langage des manifestations des grèves et des blocages pour réclamer de colmater les brèches d’un monde en train de se fissurer.
Mais la foule qui scande et qui marche n’est pas un espace de construction citoyenne. Un slogan n’est pas le début d’un nouveau récit collectif. Nous aussi nous marchons sans vision. Notre indignation n’est pas fertilisée par la promesse d’une autre société à construire. Elle ne carbure qu’à la peur du lendemain. Vous qui vous faites toujours élire sur la promesse du changement, où est la remise en question de nos institutions pour qu’elles soient plus représentatives ? Notre démocratie n’est pas la tour d’une grande entreprise, avec les réunions de citoyens en bas, les syndicats qui montent et descendent les étages, et tout en haut les élus qui finissent par décider seuls. Où sont les commissions décisionnelles qui réuniraient élus, chercheurs et citoyens pour repenser nos services publics, notre énergie, notre éducation, nos territoires, notre rapport au vivant et au travail, à la vieillesse et aux autres ? Pour reconstruire tout cela, nous avons besoin de ceux qui analysent depuis des années ces questions : chercheurs, observateurs et acteurs de terrain. Sinon, nous ne tirerons de conclusions qu’à partir de notre seule expérience. Chacun viendra manifester pour son corps de métier, son statut, sa condition, son exception, sa singularité, et sera pris dans le paradoxe de réclamer toujours plus d’égalité tout en demandant de reconnaître la particularité de chaque statut. Nous avons besoin de vous pour rééquilibrer les besoins, hiérarchiser les possibles, faire en sorte que chacun se sente pris en compte non pas au détriment des autres mais avec les autres, dans la diversité des situations et dans l’ensemble d’un destin commun. Vous auriez alors une autre fierté à tirer que celle de vos petites victoires électorales.
Bien sûr l’entre-soi est toujours plus confortable, mais derrière le consensus de ceux qui se ressemblent, il prépare tous les affrontements futurs. Ce n’est que dans la diversité des points de vue, des vécus, des expériences, des langages, que les décisions sont justes et équilibrées. À condition que l’on ait un horizon commun. Nous devons travailler ensemble car nous avons besoin de nous mettre en question collectivement, pour ne plus être les rouages, précieux ou rouillés mais toujours remplaçables, voués à faire tourner la machine. Nous participons tous, par ignorance, par habitude, par manque de moyens ou par conviction, à ce monde qui est en train d’écraser le meilleur de ce pour quoi les générations précédentes se sont battues.
Nous avons soif d’un nouveau pacte avec nos représentants. Tout est à réinventer : une relation au vivant qui nous permette de continuer à vivre, une éducation qui soit autre chose qu’un gavage de savoir, un rapport au travail qui ne soit plus de l’asservissement, une information qui devienne un outil d’émancipation, des institutions qui rééquilibrent le jeu démocratique, des services publics qui rendent aux gens leur dignité, un lien entre les générations que nous avons perdu, une identité qui inscrive les singularités dans le commun, un ancrage dans le territoire qui nous permette de reconstruire le vivre-ensemble local que vos parkings, vos rond points, vos autoroutes, vos tours et vos supermarchés ont détruit. Partout dans notre pays, des semeurs du changement œuvrent à réinventer ces équilibres. Écoutez-les. Ils sont les plus précieux garants de la paix sociale et de notre avenir. Nous pourrions être partenaires dans l’œuvre de réparation qui nous incombe à tous. La France mérite tellement mieux que le triste spectacle que nous lui donnons.
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