« Maderando est un film court dans les pas d’un homme libre qui cherche à comprendre qui il est, dans une société qu’il ne comprend pas » Contenue dans ces quelques lignes, toute la force du nouveau court-métrage documentaire de Jérémi Stadler. Énergie à vif, son électrisant et lumière voluptueuse transcendent cette ode à la marginalité volontaire. Résultat : une fenêtre ouverte sur cet espace-temps infiniment vaste qui nous attend patiemment de l’autre côté de nos conventions. Passeur de notre voyage dans cette autre réalité, Momo, sculpteur originaire de Madrid, qui investit son rôle avec humilité et, parfois, avec doute. Car basculer de l’autre côté de nos modèles n’est pas un acte anodin, c’est un réapprentissage. Mais un réapprentissage vital. Immersion.
Jérémi Stadler, le réalisateur, se souvient des hypnotiques séances de sculptures de son grand-père qui l’aspiraient hors du temps. Dans le regard et l’atelier d’Alberto Adsuar Pascual, alias Momo, il retrouve cette même puissance du monde en suspens où tout semble évident, où tout semble l’avoir toujours été. Au cœur de cette expérience épidermique de l’existence, se tient la passion. Pas le désir en quête de satisfaction qu’alimentent jour après jour nos sociétés intéressées. Mais l’urgence, celle de retourner à cet endroit précis auquel on se sent appartenir. Cet appel intérieur qui nous ramène aux origines du geste, au point de départ du mouvement.
« C’est le message, l’étincelle que chacun peut rallumer dans son cœur : ne pas avoir peur d’être différent pour se sentir vivant. N’est-ce pas ce que nous cherchons tous un peu, « se sentir vivant » , dans cette société de consommation qui nous aliène toujours un peu plus ? » . Dans ces mots de l’auteur résonnent les choix de Momo de suivre son instinct sans conditions. Des choix également retranscrits par une approche filmique artistique bien particulière qui leurs font échos. Pas seulement grâce à des décisions cinématographiques et esthétiques qui épousent le propos du protagoniste, mais également par la présence d’un cinéaste qui, tout à sa tâche, reflète celle de l’artiste qu’il dépeint.
Renouer avec la nature et sa nature profonde.
Loin de la ville, Alberto Adsuar Pascual fait face à la forêt d’où il tire la matière vivante de son travail. A l’écart du bruit et des injonctions de notre siècle qui monopolisent les esprits et les corps, le sculpteur fait aussi face à ses doutes, ses peurs, mais également ses certitudes : il ne peut plus vivre sans cette liberté qu’il a rencontrée, ou plutôt, sans le soi affranchi qu’il a redécouvert et auquel il ne peut plus renoncer.
Dans le bois, à proximité de l’atelier partagé où il travaille et dort depuis 2019, situé dans le petit village français de Montolieu, il trouve l’inspiration de son art. Ses ressources vivantes, le bois, il les récupère via des dons : des morceaux de construction, de vieilles poutres, des chutes, qu’il recycle. Ce contact avec la matière réveille qui il est. Sans contrainte, sans comptes à rendre, sans hiérarchie, il se dévoue entièrement à ce dialogue qui semble, à chaque fois, le plus important de tous. Si ce lien est si fort, c’est qu’il n’est en réalité pas une rencontre, mais une réunion, des retrouvailles.
Maderando, du nom de l’atelier, ferait-il resurgir l’hypothèse rousseauiste d’une nature humaine sauvage que la société serait venue corrompre ? Devrait-on retourner à cet état naturel duquel la vie contemporaine nous a tellement extraits que nous vivons incomplets ? Même si nous le voulions, serait-ce seulement possible, alors que partout la société s’est imposée de manière sans doute irréversible ? A moins qu’il ne soit pas tant question de renoncer à la société, mais de faire le deuil d’une société particulière, pour un horizon qui se trouve en réalité déjà juste sous nos yeux, en nous…
Changer de dimension, dans le même monde ? La vie est question d’attitude, la vie c’est maintenant.
Momo s’est extrait de la société, mais toujours au sein de la société. Un paradoxe propre à notre condition que le sculpteur expérimente sous nos yeux : la réalité dans laquelle il vit n’est pas géographique, elle ne se rejoint pas à un endroit précis. C’est un monde intérieur qui transcende les paysages communs et rend leur présence différente, autre. Ou comment s’émanciper par la force de l’imagination, celle de l’art et du regard.
L’entremêlement de réalités parallèles depuis un même milieu, voilà ce que le court-métrage retranscrit si bien : suffit-il de passer de l’autre côté de la route et de se laisser engloutir par la forêt pour quitter la modernité et retrouver la nature ? Ce n’est pas si simple, nous rappelle le documentaire, parce que les contours de ces deux espaces a priori dichotomiques sont plus flous, bien plus flous que ce qu’ils donnent à voir.
Un plan scénarisé rompant avec les images documentaires illustre cette hybridité flottante entre société et marginalité : Momo est de dos, sorti de son atelier, mais le paysage désertique dans lequel il s’est retrouvé, est tout de même percé d’antennes électriques. Ce n’est pas la nature symbolique et virginale que laissait imaginer la voix de Momo, son interprétation. Parce que cette nature n’existe presque plus. Que la main de l’homme est partout. Et que quitter son emprise et son empreinte technologique est un cheminement plus long et tortueux que ne l’exigerait un simple pas de côté.
En témoignent également les nécessaires expéditions de Momo en ville et les doutes qui le traversent parfois : reprendre un travail stable ? Une vie normalisée ? Retrouver un salaire ? Un confort ? Il n’est pas imperméable à cette société dont il s’est éloigné, parce que personne ne saurait vraiment lui échapper au stade où elle s’est développée. Mais cette promiscuité n’est pas une fatalité. L’artiste trouve des failles, de quoi distordre cette emprise, dans des choix précis d’émancipation : se défaire d’un rythme, du concept de propriété privée dont Rousseau disait qu’il signait le début de notre perversion, des visions actuelles de réussite, des injonctions financières, du consumérisme, et renouer avec le vivant, les paysages et le temps long. Renouer avec soi, sans autre intermédiaire que ce à quoi nous appartenons : le vivant.
À vision libre, film libre.
« J’ai voulu montrer qu’une autre voie est possible, un mode de vie minimaliste, bien
différent des modèles que la société nous inculque depuis notre enfance. Possible oui, même si ce choix nécessite un « sacrifice » » souligne le réalisateur. Pour cela, il a opté pour un croisement entre des images directes authentiques, dont il a conservé la lumière naturelle, des mises en scènes plus fictionnelles et dynamisantes qui rendent honneur à la dimension imaginative et déterminée de Momo, et des plans fixes ou des photographies aux atmosphères plus nostalgiques. Passé, présent et rêve rappellent que la liberté pense le futur en termes oniriques, loin des plans de vie calibrés et formatés que nous avons intégré dans notre appréhension des lendemains et dont nous ne savons plus nous passer… En d’autres mots, la liberté n’exigerait-elle pas de nous cette capacité de projection idéaliste tant reprochée par les gardiens du modèle dominant ? Mieux, cette liberté ne se conserverait-elle pas qu’au prix de l’entretien de ces rêveries motrices ?
La puissance créatrice de la liberté, voilà une autre expérience que le film traduit par son style ultra clipé. L’auteur l’explique ainsi : « Ma démarche formelle s’appuie sur les spécificités du clip vidéo (musique, montage vif, images séquencées, effets,…) pour emmener le spectateur dans un rythme plein de vitalité, insuffler de l’émotion, valoriser le caractère et l’initiative de la personne rencontrée » . Une ambition qui tient ses promesses. Les plans, photographiques, ne sont jamais trop propres et permettent une certaine vitalité. L’ensemble se met au service du récit de Momo, qui se co-construit en même temps que le film, dans sa langue natale.
En marge du documentaire d’observation, ce film respire la liberté de tons et de formes, l’insouciance et le travail passionné. Le rythme des séquences pensé comme un son, une mélodie, semble uniquement dirigé par les sens et leur écoute profonde. L’hybridité et l’explosivité des quelques minutes qu’il dure, elles, finissent de sublimer la présence de Momo à la caméra et au monde. C’est un dialogue de plus dans la grande résonance délaissée du monde, revalorisée par Maderando et son sujet.
– Sharon H.
Film disponible en version sous-titré anglais pour le moment, mais une traduction française est en cours.
Réalisé par Jérémi Stadler avec Alberto Adsuar Pascual (Momo) / Assistant réalisateur : Rémi Pagès / Conception sonore : Elias El Wafir /Conception graphique : Stéphane Stadler / SFX: Mathieu Padois /Musique : Easy by aYia – avec toutes permissions.