Face à l’effondrement de notre civilisation, divers projets voient le jour : éco-lieux, fermes biologiques, ZAD, coopératives, monnaie locale… Nombreux sont ceux qui proposent des alternatives concrètes à un système destructeur du vivant. Mais ces initiatives demeurent souvent isolées les unes des autres. Partant de ce constat, le projet L’Archipel du Vivant vise à faciliter la coopération entre ces différentes alternatives pour organiser la résilience collective à l’échelle des territoires. Leur ambition : faire émerger des micro-sociétés autogérées, vouées à terme à remplacer le système dominant lorsqu’il s’effondrera. Nous sommes partis à la rencontre de Jean-Christophe Anna, à l’origine de cet ambitieux projet.
Mr Mondialisation : Pouvez-vous me résumer votre parcours ?
J-C. Anna : A 45 ans, j’ai derrière moi une carrière de 20 ans dans l’innovation en termes de recrutement et de recherche d’emploi. C’est après un burn-out en 2015, que j’ai découvert divers sujets comme les écovillages, le revenu universel mais aussi les dérives du transhumanisme et de l’Intelligence Artificielle. Cette période a marqué le début d’un engagement citoyen important, qui s’est traduit par le lancement d’un premier site web intitulé 2017-2037 : 20 ans pour tout changer. Différents thèmes étaient abordés, comme l’effondrement de la biodiversité, le réchauffement climatique, la moralisation nécessaire de la vie politique ou encore l’éducation alternative, mais je percevais encore à l’époque ces différents phénomènes de manière isolée. C’est un peu plus tard que j’ai compris qu’ils constituaient en réalité les pièces d’un même puzzle, et que tout était systémique.
Cette véritable prise de conscience s’est accompagnée de changements dans ma vie quotidienne puisque je suis devenu végane et minimaliste. C’est à ce moment, en avril 2019, que j’ai décidé de lancer un autre site, Effondrement et Renaissance, en réalisant qu’on n’avait pas les vingt ans que j’envisageais dans le premier. L’objectif de ce site est d’une part d’expliquer ce que signifie l’effondrement de notre civilisation thermo-industrielle, et d’autre part de réfléchir aux manières de penser un autre rapport au monde.
Mr Mondialisation : Vous vous êtes également investi dans les récentes élections municipales, qu’avez-vous tiré de cette expérience ?
J-C. Anna : J’avais en effet lancé un mouvement citoyen destiné à faire de Strasbourg une ville oasis, végétale, symbiotique et résiliente. Mais j’ai jeté l’éponge après quelques mois, en comprenant que ma place n’était peut-être pas en ville, mais plutôt dans un écovillage, avec une tiny house. Au début de cette année, j’ai néanmoins été approché par une personnalité politique locale qui se présentait sans étiquette aux élections municipales de Strasbourg. Elle m’a confié la rédaction du programme sur l’écologie et la résilience de la ville aux chocs systémiques de l’effondrement. Au vu du score de la liste (2,17%), par rapport notamment à la liste EELV (27%), j’ai pris conscience du décalage entre ce qu’il faudrait faire et ce que les gens sont prêts à faire, ou à entendre.
Mr Mondialisation : Aujourd’hui, vous lancez un projet qui a pour but de faciliter la coopération entre différentes alternatives pour organiser la résilience collective à l’échelle d’un territoire. Comment vous est venue cette idée et à quel besoin répond-elle ?
J-C. Anna : Au fil de mes réflexions, j’en suis venu à une conclusion simple : on ne peut pas changer le système, mais il faut changer de système. Contrairement à ce que pensent encore beaucoup de mouvements écologistes, il n’est d’après moi pas possible de changer un système vérolé et vicieux, qui n’a jamais été pensé pour le bien commun mais plutôt pour défendre les intérêts d’une oligarchie. Même de l’intérieur, même avec un ou une présidente EELV demain en France, rien ne changera tant que le système en place, qui est une machine de destruction massive du vivant, perdurera.
C’est ainsi que je me suis demandé quelle était la bonne échelle pour agir. L’enjeu est mondial, le sentiment d’appartenance est quant à lui souvent national, mais les réels leviers d’action se situent au niveau local. C’est aussi à cette échelle qu’énormément d’initiatives alternatives existent déjà : écovillages, ressourceries, fermes bio, monnaie locale, écoles alternatives… Selon moi, ces initiatives locales doivent se consolider, s’interconnecter et développer leur résilience pour faire société autrement.
Des réseaux existent déjà pour cela (Oasis Colibris, La Suite du Monde, Désobéissance Fertile, Terre de liens, Fermes d’avenir…), mais ils ne sont pas réellement pensés pour fonctionner ensemble, même si certaines passerelles les lient. Or pour nous, la résilience doit se penser de manière globale, et donc s’articuler à l’échelle de ce que nous appelons une bio-région. Il s’agit d’un bassin de vie, d’un terroir délimité (mais pas imperméable) dont les frontières sont définies par une chaîne de montagne ou une rivière, et au milieu duquel on retrouve un écosystème avec une cohérence entre les espèces animales, végétales et même les humains qui y vivent.
Mr Mondialisation : Pouvez-vous me détailler les différentes étapes de votre projet ? A quel stade en êtes-vous aujourd’hui ?
J-C. Anna : La première étape a été de constituer le site web de l’Archipel du Vivant, où l’on agrège avec toute l’équipe un certain nombre de ressources existantes, et où l’on apporte aussi nous-mêmes beaucoup de contenu, comme des annuaires de tous les acteurs innovants et alternatifs : écovillages, Zad, fermes bio, coopératives, etc. Nous proposons aussi des fiches pédagogiques sur des sujets comme la démocratie, la permaculture, le municipalisme libertaire, la décroissance ou encore l’effondrement. Nous avons également mis en place des kits pratiques qui proposent des réponses concrètes à des questions comme : comment faire pour changer de vie ? Quels sont les acteurs, les ressources qui peuvent m’aider ? D’autres pages du site web listent toutes les formations aux compétences du 21e siècle, à savoir la permaculture, l’agroforesterie, l’art de vie sauvage, la communication non-violente, les low-techs… On trouve enfin un blog, avec toute une partie éditoriale.
Pour le moment, nous sommes en train de boucler ce premier stade, tout en préparant la deuxième étape, qui vise la résilience systémique, globale et collective. Nous allons pour cela lancer une grande enquête pour déterminer l’état d’avancement de la résilience des écovillages, tiers-lieux, fermes bio et autres initiatives et alternatives locales et la manière dont on peut les faire travailler ensemble. Le but n’est surtout pas d’imposer un modèle, mais de le co-construire localement avec chaque territoire. Concrètement, nous souhaitons commencer avec un territoire pilote, qui serait idéalement une région où l’engagement écologique et démocratique est déjà bien ancré, et tenter de dupliquer certaines parties de ce modèle, tout en partant à chaque fois de la réalité de chaque territoire pour construire une résilience face aux effondrements.
Cela nous amènera à la troisième étape, qui se développera parallèlement à la deuxième, et qui consistera à bâtir des micro-sociétés qui ne dépendront plus des institutions telles qu’elles existent et qui pourraient s’autogérer, sur base du municipalisme libertaire de Murray Bookchin aujourd’hui déployé au Rojava en Syrie. Le but est de donner corps aux alternatives existantes pour faciliter leur coopération à l’échelle d’une bio-région qui deviendrait à terme autonome par rapport au système dominant et surtout résiliente. Ce système parallèle qui prendra soin du vivant sera écologiquement soutenable, sans aucun rapport de domination et réellement démocratique. Il sera le système de remplacement, car j’ai la conviction que le système actuel est voué à s’effondrer et disparaître.
Mr Mondialisation : De quoi avez-vous besoin pour que le projet voie le jour ? Comment ceux qui le désirent pourraient vous apporter leur soutien ?
J-C. Anna : Alors, il y a plusieurs moyens de soutenir ce projet, qui mise d’ailleurs sur l’intelligence collective. Il y a d’abord la possibilité de faire partie de l’équipe qui réfléchit le projet, en partenariat avec les nombreux acteurs déjà à l’œuvre. Nous aimerions également pouvoir couvrir les frais liés au projet, et pourquoi pas rémunérer plusieurs personnes qui y travaillent. Nous avons besoin d’un soutien financier. C’est pourquoi nous projetons de lancer d’ici la fin de l’année une opération de crowdfunding. Acheter les livres publiés par notre maison d’édition, devenir adhérents à l’association ou encore faire des dons sont d’autres façons de nous aider, qui sont répertoriées sur la page du site web dédiée aux contributions.
Mr Mondialisation : Qu’attendez-vous du politique à l’heure actuelle ? Souhaiteriez-vous un appui des instances étatiques à un moment ou à un autre du projet ?
J-C. Anna : Non, je ne fais pas partie de ceux qui rêvent encore du grand soir. Il est vrai que le politique dispose de certains leviers pour favoriser les initiatives soutenues par le projet mais je préfère aujourd’hui m’en passer. Je suis intimement convaincu que l’effondrement qui a commencé depuis un petit moment va entrer dans une phase finale. La gestion de la crise de la covid-19, qui s’est accompagnée d’un arrêt de l’économie, et d’un climat de psychose, a provoqué des faillites et une explosion du chômage. La grogne sociale repart à la hausse, du fait notamment de la crise économique latente, du malaise social et du creusement des inégalités. Nous sommes donc au cœur même de l’effondrement. Au-delà des ressources et du vivant, je pense que les gens sentent que ce n’est plus tenable. Et de l’autre côté, le système se crispe et devient de plus en plus autoritaire car il sent que les choses lui échappent. Je n’attends donc plus rien des institutions politiques, car je pense qu’elles sont destinées à tomber.
Mr Mondialisation : Vous avez également écrit un ouvrage, en deux tomes, qui résume votre pensée. Quel est le message que vous souhaitez faire passer avec ces livres ?
J-C. Anna : Le premier tome s’attache à dresser un constat. Le second, qui sortira prochainement, s’intéresse à la nouvelle histoire que nous pouvons écrire. Je pense qu’il faut arrêter d’avoir de l’espoir mais se préparer à avoir plutôt du courage, car nous allons traverser des moments difficiles. Pourtant, si nous décidons que nous sommes tous légitimes pour penser un nouveau rapport au monde, nous avons toutes les clés en mains pour que ce monde soit plus vertueux, plus joyeux et humainement plus juste.
Mais il y a urgence, et, au risque de choquer, je souhaite l’effondrement, car s’il n’arrive pas rapidement, les conditions d’habitabilité de la planète pourraient être tellement altérées qu’elles deviendraient insoutenables avant la moitié du siècle. C’est pour cette raison que j’explique dans le livre que le climat n’est pas le bon combat, ce n’est selon moi qu’un facteur aggravant de l’effondrement global. La première responsabilité, c’est plutôt de lutter pour la préservation du vivant, en nettoyant, en réparant, en revivifiant, en réensauvageant un environnement que nous avons détruit. Le principal message du livre, c’est donc d’arrêter de se tromper de combat. Il faut cesser de viser l’objectif d’une transition qui n’a toujours pas commencé, et qui se concentre essentiellement sur le remplacement des énergies fossiles par des énergies qualifiées de « propres » alors qu’elles sont tout aussi toxiques. Pour sauver la vie sur Terre, c’est d’une véritable révolution dont nous avons besoin. Il s’agit de déconstruire toutes nos réalités imaginaires pour repenser un nouveau monde. Arrêtons de parler des générations futures, c’est maintenant que cela se joue.
Propos recueillis par Raphaël D.