Stéphane Troussel, directeur du département de Seine-Saint-Denis, s’est livré dans un entretien avec Madani Cheurfa, qui vient d’être publié aux éditions de L’Aube : Seine-Saint-Denis, la République au défi. L’ouvrage, une fenêtre ouverte sur ce département extrêmement riche et complexe, est tantôt radical, tantôt plutôt frileux… Une démonstration parfaite et très concrète de l’échec d’une vision doucement réformiste, pour conclure face à des observations pourtant alarmantes. Décryptage.
Stéphane Troussel est le directeur du département de Seine-Saint-Denis. Enfant de parents communistes, il est cependant marqué par l’élection de Mitterrand et se convertit une fois adulte au socialisme. Lui-même élevé à Saint-Denis, il est sans aucun doute profondément attaché à ce territoire et à son avenir. Un lien sincère dont il a décidé de témoigner dans un entretien avec Madani Cheurfa, qui vient d’être publié aux éditions de L’Aube : Seine-Saint-Denis, la République au défi.
Au fil des presque 200 pages d’échanges, ses propos reflètent sans ambiguïté une conscience profonde des enjeux passés, en cours et à venir dans le 93, avec une bienveillance et une empathie qu’il est difficile de lui retirer. Or, bien qu’on puisse aisément lui accorder de nombreuses fulgurances, sa persistance quasi-nostalgique à conclure par un réformisme adaptatif et désuet face à un capitalisme structurel de plus en plus violent et à une urgence environnementale de plus en plus imminente empêche définitivement l’ensemble de décoller. Lecture critique.
Du communisme au socialisme
La toute première partie de l’entretien suit deux histoires, la petite et la grande : celle de Stéphane Troussel enfant, et celle du communisme de la Seine-Saint-Denis sur fond d’élection présidentielle ; avec la victoire de Mitterrand en mai 1981 qui hissait le Parti socialiste de l’époque au pouvoir.
D’un talent narratif indéniable, le directeur départemental a l’avantage de nous immerger facilement dans cette ambiance festive de l’avant 2000, où la France croyait encore majoritairement au pouvoir citoyen du scrutin et à la représentativité électorale. Depuis, les scandales répétés et – heureusement – révélés, ont eu raison de la confiance d’une grande partie des votants. Et un vent de décrochage – au profit de réjouissantes luttes citoyennes apartisanes, certes, mais aussi d’un certain cynisme individualiste et apathique – a doucement soufflé sur l’élection de Sarkozy en 2007 et s’est, depuis, largement déployé, jusqu’à prédominer en 2022.
Aussi, Stéphane Troussel revient-t-il, depuis l’intérieur, sur cet épisode de croyance collective et populaire en l’avenir de la gauche, d’une certaine gauche en laquelle il déclare continuer de garder espoir. Une gauche dont il refuse, précise-t-il également, de reconnaître deux identités distinctes, politicienne d’une part, et populaire d’autre part. La gauche dont il parle, et à laquelle il se consacre, réunirait celle du peuple et celle des élus sous un seul et même élan, ou aurait, du moins, tout intérêt à se repenser comme tel.
En outre, après cette rétrospective relativement vivante et instructive de la Seine-Saint-Denis, l’interviewé actualise son analyse en abordant l’échec de la gauche. À la question du manque de popularité de cette dernière dans les urnes, Stéphane Troussel répond, entre autres, que ce mouvement était autrefois sollicité pour sa force de proposition et ses convictions radicales, formant un contre-pouvoir solide dont la pensée était indépendante et véritablement alternative. Or, à force de s’accoutumer, celle-ci se serait vidée de son sens.
Et bien que le quinquagénaire concède à la France Insoumise un certain regain, il reste fondamentalement convaincu que tout reste à faire pour retrouver une confiance citoyenne, notamment dans la capacité d’opposition fondamentale des représentants. Un défi qu’il s’est a priori lancé concernant le 93.
La Seine-Saint-Denis, un cas d’école
Stéphane Troussel ne cessera, en filigrane de l’entretien, de dresser le portrait de la Seine-Saint-Denis, département méconnu, bien que sujet à de nombreux préjugés réducteurs et dégradants. Ce qui n’est pas nouveau, nous apprend-il :
« Les peurs qui entourent la Seine-Saint-Denis sont sans doute aussi anciennes que le département lui-même. Nous avons cité plusieurs raisons. Il faut selon moi y ajouter une autre phobie : la prolophobie »
En effet, autrefois surnommée la banlieue « noire » en référence à son communisme majoritaire, elle est aujourd’hui qualifiée de banlieue « verte » en écho à ses communautés musulmanes. Mais force est de constater que depuis deux siècles, aucune de ces étiquettes n’a correspondu a un mouvement particulier, ni eu les conséquences escomptées. Simplement car, comme tout territoire, la Seine-Saint-Denis est bien plus complexe et riche que les fantasmes qu’on projette sur elle.
Pour rétablir cette vérité, quand ce n’est pas par le biais de ses propres souvenirs, Stéphane Troussel décrit le secteur grâce aux chiffres, et nous rend ainsi compte, à plusieurs reprises, des caractéristiques particulières et fondées du territoire :
« En 2018, explique-t-il, la Seine-Saint-Denis compte 1,65 million d’habitants ». Et parmi eux, 43,4% ont moins de 32 ans, « contre 36,2% de moyenne nationale », faisant du département le plus jeune de France métropolitaine. Si jeune qu’il est, par conséquent, particulièrement touché par les défaillances de l’école : « en moyenne durant sa scolarité un élève de Seine-Saint-Denis perd un an du fait du manque de professeurs ».
Or : « 28,6% des habitants de la Seine-Saint-Denis vivent sous le seuil de pauvreté contre 14,7% en France métropolitaine », rendant cette partie de l’hexagone particulièrement vulnérable. L’exposé se poursuit ainsi longuement afin de rétablir, à raison, quelques faits sociologiques et sociaux de la région.
Puis Stéphane Troussel formule une réalité simple, mais efficace et assumée : la Seine-Saint-Denis a de grands besoins, il faut donc lui accorder de grands moyens. Et ce qui est actuellement mis en place reste insuffisant au regard des spécificités du département. La configuration d’un tel espace est exigeante et, si l’on veut la rendre vertueuse – et moins coûteuse sur le temps long -, il est nécessaire d’y allouer des budgets proportionnels. Des budgets pour faire face à la crise du logement, pour les écoles, pour les transports, pour la santé, pour des lieux de vivre-ensemble, pour tout simplement permettre à sa population de ne pas subir la double injustice d’une extrême précarité et de l’abandon institutionnel.
Par ailleurs, si cela tient de l’évidence, l’intervenant fait bien de noter – face aux réticences à rééquilibrer les inégalités sociales régionales subies par la Seine-Saint-Denis – que le logement est le premier des droits à la dignité. Or, pendant que les mairies justifient les pénuries d’hébergements sociaux par un manque de place, paradoxalement, des parcs immobiliers privés fleurissent un peu partout aux alentours, avec leur accord.
Stéphane Troussel a ainsi le mérite de relever de nombreux manquements de l’État à son devoir de privilégier ses citoyens face aux sirènes des investissements industriels. Et bien que refusant la victimisation du 93, dont il vante les qualités et l’énergie positive qui s’en dégage, le directeur affirme avec pragmatisme que le gouvernement se doit de soutenir plus ouvertement ce département, le deuxième francilien en nombre d’habitants, juste derrière Paris.
D’autant que derrière ces revendications légitimes, il y a des vies. Des vies que Stéphane Troussel défend en ces termes forts :
« On ne peut pas continuer d’avoir un système autant en décalage avec les besoins et les tendances sociales en cours. Je pense à ces nombreux jeunes qui ne parviennent pas à quitter le domicile de leurs parents alors qu’ils sont en couple ou ont un emploi. Je pense aux familles monoparentales qui ont des besoins précis et grandissants. Je pense aussi aux séparations et aux divorces qui contribuent à augmenter la demande de logement. Je pense enfin à la population qui vieillit et a besoin de plus en plus d’espaces aménagés et adaptés ».
Il n’omet pas de penser non plus aux pieds-noirs et à leurs enfants en appelant à sortir du déni mémoriel concernant la guerre d’Algérie, pour permettre le vivre-ensemble. Il est, en outre, formel concernant notre devoir d’hospitalité :
« Notre monde, et ce sera encore plus vrai À l’avenir, se caractérise par les mouvements de population. Ce n’est pas un slogan de gauchiste, c’est une réalité inéluctable ! ».
Faisant bien de préciser que « contrairement aux idées reçues, ces mouvements sont par ailleurs plus importants du sud vers le sud que du sud vers le nord ». Il pense enfin aux minorités de genre, tout comme à la condition des femmes.
Les enjeux sont vertigineux, mais Stéphane Troussel semble en prendre la mesure et, plus que tout, être prêt à en réclamer le traitement urgent et proportionnel, à contre-courant des restrictions gouvernementales.
Au-delà de la Seine-Saint-Denis : au cœur du problème capitaliste
Lors de ce grand entretien, le directeur ne ménage pas ses invectives vis-à-vis de la politique gouvernementale. Il souligne avec précision : « Jamais un gouvernement, même de la droite « traditionnelle », n’aura autant obéi à l’injonction de Bercy de ponctionner les sommes consacrées au logement, avec près de 15 milliards d’économies sur le premier quinquennat. Je pense aux 5 euros d’APL en moins pour les allocataires, mais aussi aux 60 euros de ponction supplémentaire dont on parle moins et dont le coût a été assumé par les bailleurs sociaux au détriment de leurs capacités d’investissements ».
Ce reproche fait partie de la longue liste de mesures macronistes anti-sociales que Stéphane Troussel prend le temps de déconstruire au fil de ses réponses. L’atout non négligeable de cet ouvrage consiste à reconstituer depuis un cas pratique – soit la Seine-Saint-Denis – les conséquences néfastes et concrètes qu’ont eu les décisions de La République En Marche sur les vies civiles.
Mais Stéphane Troussel va plus loin. Selon lui : « Les néolibéraux, les conservateurs ou les réactionnaires sont parvenus à imposer leur vocabulaire de supériorité, de hiérarchie ou de rejet. Ils ont réussi à faire croire à ceux qui travaillent et s’en sortent difficilement que leurs intérêts n’étaient pas les mêmes que ceux qui sont plus pauvres et plus précaires qu’eux. Ils ont répandu le discours qui veut que, pour s’en sortir, il faut taper sur son voisin chômeur ou immigré, sur celui qui bénéficie de l’aide que l’on n’a pas soi-même. » Or :
« Pendant que ce bruit ambiant commande aux smicards de détester les gens au RSA, les 1% les plus riches dorment sur leurs deux oreilles. »
Et de contextualiser : « Aujourd’hui, dans notre pays, le capital est détenu à près de 70% par les 10% les plus aisés de la population, tandis que les 50% les plus pauvres en détiennent 5%. Et, contrairement à la fable néolibérale selon laquelle il suffirait, aux dires d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie en 2015, que « des jeunes Français aient envie de devenir milliardaires », désormais 60% du patrimoine des Français vient de l’héritage. » Pour enfin observer à juste titre : « Aujourd’hui, l’économie mondialisée nous échappe et s’échappe des cadres et des mécanismes de la redistribution et de la fiscalité ».
Ses réponses vont ainsi longtemps de fulgurances en fulgurances, ne cédant rien aux néolibéraux, au capitalisme ou à leurs dévots cultivateurs. Au lieu de se cantonner à sa zone de confort qu’est la Seine-Saint-Denis, Stéphane Troussel semble donc creuser en profondeur dans les rouages de notre société, là où les idées politiques se heurtent aux impératifs de la morale.
Semble … car cette radicalité appréciable, à l’heure des courbettes et des frilosités, se dégonfle soudain et assez étrangement, en fin de lecture, comme un ballon de baudruche. Après les grands décryptages de l’engrenage systémique, les conclusions se font alors de plus en plus désolantes, manquant cruellement de cohérence et de courage, et donnant terriblement raison au susdit désengagement des citoyennes et citoyens envers la classe politique de gauche. Retour à la case départ.
Socialisme : les mauvaises habitudes
De ses critiques du capitalisme, Stéphane Troussel conclut trop souvent à côté, comme pour s’obliger à « accorder » sa part au capitalisme, lui « concéder », en bon réformiste, quelques qualités.
D’après lui, par exemple, si la Machine nous échappe : « C’est le résultat de la grande évolution du capitalisme de ces dernières années vers sa financiarisation à l’excès, marquée par le culte de l’argent pour l’argent, et un éloignement des investissements durables dans des appareils productifs, l’innovation et le progrès ».
C’est un leitmotiv : le capitalisme ne serait pas mauvais en soi, dit la chanson, mais aurait en quelques sortes muté. Il se serait dérégulé, allant un peu plus chaque année contre les intérêts des populations.
Sauf que le capitalisme ne dérive pas, n’abuse pas ou n’excède pas : il est par nature déviant, abusif et toxique. Car le capitalisme repose sur une géométrie pyramidale qui dépossède par définition un nombre d’entre nous au profit d’autres parties. C’est un système qui, depuis son fonctionnement inhérent, aliène et centralise les richesses. Dans le Larousse, le capitalisme est indiqué par des termes simples :
« Une société humaine caractérisée par la propriété privée des moyens de production et leur mise en œuvre par des travailleurs qui n’en sont pas propriétaires ». Ce qui signifie que les intérêts sont, de fait et initialement, dissymétriques.
Dès le départ, en germe, quelque chose cloche : il y a celles et ceux qui possèdent, et celles et ceux qui travaillent pour faire fructifier les possessions des premiers. Et, comment, dans un modèle historiquement classiste, un tel dispositif aurait-il pu servir d’autres intérêts que les privilèges déjà bien installés des classes bourgeoises et des ultra-riches ?
Cette dégradation que Stéphane Troussel prête à notre modèle de société n’est tout au plus que l’avènement de sa seule et intrinsèque potentialité. Ou bien l’évolution dont parle le directeur se caractériserait-elle plus exactement par l’éclosion du capitalisme en nécro-capitalisme, cette version du Frankenstein que plus personne ne maîtrise, même pas les plus riches, et qui ne court plus que pour courir, ne dévore plus que pour dévorer, anéantissant pour anéantir, sans autre but que ce rabattement permanent et frénétique sur lui-même. Même dans ce cas, le capitalisme n’a pas dévié, il s’est simplement renforcé, ne servant désormais plus que sa propre inertie. Et comprendre cela, c’est cesser de croire qu’il est possible de sauver le capitalisme de lui-même en perpétuant par la même occasion son règne, mais toujours « un peu différemment ».
Idéaliser un capitalisme d’antan qui aurait jadis servi le peuple, c’est également oublier ce qu’il fut déjà de délétère à son apogée. Même si le confort et les cadres de vie des classes moyennes s’est légèrement amélioré en apparence, que dire des – déjà – larges effets du capitalisme sur les inégalités sociales que furent les spéculations, paradis fiscaux, crédits à la chaîne, délocalisations, surexploitations… et autres phénomènes liés, non pas à son expansion, mais à sa seule réalité au monde.
Aussi, selon la conclusion de l’élu, les : « appareils productifs, l’innovation et le progrès » sont-ils de nature positive ; et de nouveau le bât blesse. Prétendre défendre une écologie profonde tout en employant ces termes est assimilable à du capitalisme vert. Ces trois mots ne sont pas neutres. Ils sont un marqueur fort de pensée néolibérale, appartenant a minima au référentiel de la start-up Nation.
Ces notions font écho à trois courses. Celle de la productivité, d’abord, diktat qui nous conduit à penser sous forme de croissance économique ad vitam aeternam au lieu d’adopter, enfin, des principes de sobriété, de décroissance et de réparation. Celle de l’innovation (soit l’introduction sur le marché d’une invention), terme creux dont les néolibéraux usent et abusent, auquel on préfère l’invention, la création ou l’initiative, à hauteur citoyenne et vidés de leur injonction au progrès.
Et celle du progrès justement, sacro-saint mais artificiel progrès. Telle une ultime poursuite icarienne, le progrès est devenu synonyme de « toujours plus » sans autre dessein que cette courbe ascendante fantasmagorique. Ce dit progrès, à présent aux seules mains des technocrates, se rêve désormais dans le futuriste du « développement durable ». Le choix des mots est important. Or le progrès ne signifie plus simplement l’amélioration, mais bien une certaine avancée technique, dont la mise au point continue de dépendre encore et toujours de l’exploitation illimitée du vivant.
Ce qui est incompréhensible, ou simplement propre à l’ambiguïté du réformisme, est que Stéphane Troussel, tout en plongeant la tête la première dans le solutionnisme libéralo-compatible, reprend parallèlement avec clairvoyance : « Je suis très étonné que certains tentent de nous faire croire que l’écologie pourrait aller de pair avec un projet libéral, dont la logique est le productivisme et l’extractivisme poussés à leurs extrêmes ».
Productivité ou productivisme, progrès ou extractivisme : la nuance peut paraître légitime, et pourtant, ils sont bien les rouages d’un système global dont il s’agit de s’extraire autant sociétalement, que sémantiquement. Quand Stéphane Troussel y parvient, ce n’est plus le même, il est audible, et sa radicalité résonne. Quand il tient absolument à concéder certains honneurs au vieux monde, la lecture grince, et nous perdons le fil. Comme quand le socialiste aborde la question des JO…
Le cas des JO 2024 : échec total
Avant l’industrialisation, la Seine-Saint-Denis était le grenier de Paris, nous rappelle à juste titre le directeur départemental. Sans nostalgie, il éprouve une certaine fierté à le souligner.
Pourtant, à nouveau, comment est-il possible de tomber si facilement dans l’écueil que les JO 2024 seront une aubaine pour les populations ? En effet, dans un énième revirement, Stéphane Troussel, partant du tableau réjouissant de son département, au paysage fertile et aux activités locales, bascule dans le même temps dans l’éloge du développement infrastructurel gargantuesque des JO, et ce via l’idée – contredite depuis – qu’il profiterait aux habitants :
« À présent, un nouveau cycle s’ouvre, s’enthousiasme-t-il, la Seine-Saint-Denis va connaître en une dizaine d’années une transformation comme on en a rarement vu. Il suffit de faire la liste : le métro du Grand Paris Express, les Jeux Olympiques et paralympiques, la rénovation urbaine et les grands équipements publics, le campus Condorcet…. »
À cet instant, il expose principalement deux arguments : le rayonnement du territoire à travers le monde, qu’on peut lui accorder dans une certaine mesure sans trouver qu’il s’agisse d’une raison qualitative de vanter les mérites de la Seine-Saint-Denis, ni qu’elle soit d’un si grand intérêt pour le quotidien des habitants, et la modernisation du territoire.
Mais de quelle modernisation veut-on ? Stéphane Troussel évoque les piscines, les suites d’immeubles, les routes, les espaces de loisir dont pourront jouir les enfants et les familles du coin. Dans les faits ? Cela prend la forme d’un passage en force contre l’avis des concernés. Le revirement est de nouveau abrupt. Stéphane Troussel semble connaître une partie de sa population, certainement, et leur vouer un véritable attachement, mais par ailleurs oublier de défendre leurs intérêts quand l’attraction du projet est trop forte :
Comment peut-on continuer de défendre les JO quand on sait la mobilisation locale faramineuse et persévérante du voisinage et des associations contre la construction d’une piscine olympique en lieu et place des Jardins d’Aubervilliers, ancien vivier important et historique, justement, du 93, ainsi que rare zone (encore) verte de rencontre ?
Leur victoire, ces locaux l’ont arrachée difficilement, car il en est ressorti qu’une fois de plus, des chantiers sortent de terre sans l’aval des populations, et s’imposent souvent en méconnaissance de leurs priorités, voire en sous-estimant leurs aspirations écologiques. Pour une grande majorité d’entre eux, il n’est aucunement question de poursuivre de vieux rêves de développement comme on en réclamait autrefois, lorsqu’une nouvelle piscine ou une nouveau terrain de jeu suffisait alors à créer une nouvelle dynamique. Il s’agit plutôt aujourd’hui d’obtenir de nouveaux espaces de citoyenneté, d’investissement local et d’entraide.
Potagers partagés, fermes pédagogiques, ateliers de réparation, cours, concerts, fêtes, structures de partage, toits aménagés, ne sont pas des caprices de bobos, mais bien un ciment pour des centaines de communautés de quartier, ainsi que pour une jeunesse alerte et concernée, désireuse de s’impliquer. Le « prendre soin » s’est largement renforcé dans les foyers de Seine-Saint-Denis, quand ce n’était pas déjà le cas, et il serait propice de cultiver cette tendance et de l’ancrer dans des théories politiques, plutôt que de persister à imposer, du haut vers le bas, de grands événements internationaux hors-sol et écocidaires, gages de bâtiments gigantesques sans avenir, sur fond d’arguments capitalistes dépassés.
Si, de toute évidence, la rénovation des habitations, l’agrandissement des parcs de logements sociaux, le rétablissement et agrandissement du réseau de transports en commun, les moyens matériels et humains dans les écoles, la multiplication des services de santé, la consolidation des services d’accueil, y compris de mineurs isolés et de personnes migrantes, la réclamation de budgets supplémentaires et conséquents, la réanimation des services publics … sont autant d’aménagements élémentaires indispensables, ils s’avèrent gravement insuffisants.
Finir par les envelopper, en bout de course, de conciliations permanentes sert la préservation du monde vorace qui les détruit à la source et empêche à toute véritable rupture de paradigme d’advenir. Ce passage est pourtant urgent à l’heure où chaque territoire est promis à de plus en plus d’injustices sociales et de catastrophes naturelles à mesure que nous ne faisons rien pour arrêter fermement le bulldozer industriel. Chaque compromis fait gagner à ce dernier un temps que nous n’avons pas, tout en laissant croire à des avancées qui endorment l’esprit citoyen et critique.
À l’image du manque de radicalité ambiant des classes politiques de gauche, que les populations vont donc chercher ailleurs, le discours de Stéphane Troussel démarre sur les chapeaux de roue pour s’essouffler aussi rapidement, au moment le plus décisif, alors qu’il aurait pu rebondir sur d’autres horizons (localisme, autonomie, horizontalité, communautés d’entraide, refus des projets industriels, préservation de la nature…)
Le décrochage électoral qu’il tentait de combler initialement vient pourtant de cette récalcitrance soudaine à la radicalité dans les actes, comme si, contrairement à ce qu’ils prétendent, les vieux politiques n’avaient pas encore sérieusement fait le deuil du passé, de son arsenal méthodologique traditionnel et de ses promesses. Comme si la radicalité n’était tolérable que dans le discours et non dans la pratique, que les spectres des figures d’antan ne sauraient, sinon, reconnaître. Mais la radicalité, c’est tout l’intérêt, n’attend pas d’être validée ; elle se dresse face à l’inacceptable. Et l’ostentation des JO en faisait, par exemple, partie.
-S.H.
Aller plus loin avec notre dossier : Victoire des Jardins d’Aubervilliers contre les JO de la honte !
Photo de couverture – Stéphane Troussel au milieu d’autres membres du Parti Socialiste (dont Olivier Faure et Raphael Glucksmann) Soirée électorale (2019) « Envie d’Europe » @Mathieu Delmestre/PartiSocialiste/Flickr