Depuis quelques temps, elle écrivait des lettres à des gens qui ne pouvaient pas lui répondre. Certaines restaient dans un cahier, d’autres étaient publiées sur internet. Puis le 20 novembre 2015, une lettre de plus, Lettre à ma génération, publiée sur Mediapart, est devenu le billet le plus lu de l’histoire du journal, avec plus d’un million de lecteurs. Sarah Roubato, pisteuse de paroles, chercheuse en trans-écritures, écouteuse à temps plein, qui vit entre la France et le Québec, publie toutes ces « Lettres à ma génération » chez Michel Lafon.
Comment dire la beauté du monde, comment la préserver, comment y participer, alors que des forces contraires – l’hyperconsommation, les renoncements politiques, l’ambivalence du progrès technologique – nous isolent toujours plus les uns des autres ? Sarah Roubato, artiste parisienne trentenaire, se questionne. Chacune de ses lettres écrite à qui ne pourra pas y répondre transpire l’expérience vécue et l’authentique. Mais si Sarah dévoile son cœur sur le papier, ce n’est pas pour parler d’elle. Chaque lettre pose une question de fond sur les enjeux de notre monde moderne. Sarah dit je, mais elle interroge le nous.
Ces quelques écrits qui semblent tant parler aux internautes vont se rassembler en un livre édité chez Michel Lafon. Dans celui-ci, Sarah revient sur l’expérience de son « buzz » inattendu dans sa Lettre à internet. Elle y questionne cet espace de communication ambivalent qui a inventé la « discussion désincarnée » où, dernière nos écrans, on peut tout dire, tout faire, sans prendre souvent conscience de la profondeur des mots : « Les mots n’ont plus de ton, plus de regard, plus de timbre pour les porter vers l’autre. ».
Continuant à l’exprimer à ces choses qui l’entourent, elle écrit aussi à son Indifférence, en forme de lettre de rupture : « Il y a avait aussi une autre violence, celle du silence des clients…et du mien. Ça ne nous regarde pas. C’est ça que tu as voulu me faire croire depuis mon enfance. Tu croyais que je n’allais jamais découvrir que cette violence silencieuse que tu m’as apprise participait à toutes les autres formes de violence ? La société est comme la peau d’un tambour : chacun de nos gestes – ceux qu’on fait et ceux qu’on ne fait pas – résonne partout. Aujourd’hui, ma chérie, je vais te quitter. Ne t’inquiète pas, on pourra toujours aller boire un verre de temps en temps. Mais ces moments ne seront plus que des parenthèses dans mon quotidien. »
Très vite, on réalise que l’auteure est comme une enfant qui a échappé par chance au formatage sociétal. De sa pensée libre, elle questionne tout, des rouages du monde à sa propre conception des choses. Sarah écrit alors à Émile Zola ou Denise Glaser, pour interroger le journalisme qui ne suit pas le mouvement de masse. À Louis Leakey, primatologue et mentor de Jane Goodall ou encore Dian Fossey : « Nous vivons dans un monde pour lequel on ne nous avait pas préparé. Nous sommes nombreux à ne pas travailler avant l’âge de trente ans. On nous avait pourtant dit : cette école pour devenir ceci, ce diplôme pour de venir cela. Mais ce monde s’essouffle. Nous sommes la génération qui a un pied de chaque côté d’une faille qui menace d’ouvrir la terre. Nous devons inventer les métiers de demain. Nous avons les idées, les outils, la puissance de travail, l’imagination. Nous ne demandons qu’à les mettre en œuvre, si on nous en donne l’espace. »
Elle touche également à l’éducation dans sa Lettre à ma maîtresse, d’un monde étouffé par l’image et le spectacle dans la Lettre à une cassette, ou encore de l’obsession de nos sociétés à vouloir préserver la beauté en l’isolant, ce qu’elle appelle « le complexe de Blanche-Neige ». En écrivant son admiration à des personnes en marge de la société, Sarah nous invite à poser un autre regard sur Pierrot, un vagabond du Québec qui se questionne sur le sens, sur Martin, un détenu qui a décidé de devenir souverain de sa vie, ou encore sur une musicienne des rues :
« Tu n’as pas de maison, pas de voiture. Mais tu es la personne la plus riche que j’aie jamais rencontrée. Où que tu ailles, tu pourras toujours gagner de quoi manger et trouver où dormir. Grâce à tes quatre cordes et à tes dix doigts. Tu vis dans une abondance qui ne subira jamais la crise économique. Ca partout dans le monde, il y aura toujours des gens avec quelques pièes dans la poche pour se regrouper autour d’un musicien. Tu as la sécurité de l’emploi et la liberté de changer de lieu quand tu le souhaites. Tes horaires sont flexibles, ta clientèle toujours renouvelée. » (Lettre à une musicienne des rue)
Et quand Sarah écrit à Echo l’éléphant, c’est pour souligner le lègue qu’elle nous laisse, à nous, humains : « Vous leur avez montré que tout éléphant qu’on est, on peut s’arracher aux lois de son espèce. Pas pour les trahir. Pour les réinventer. Votre famille marche sur les routes que vous lui avez montrées. Des pistes de milliers de kilomètres que les hommes commencent à peine à cartographier (…) Ils avancent avec cette fausse lenteur qu’ont tous les géants. Marcher pour ne pas mourir. Tout quitter, pour mieux vivre ailleurs. C’est la force qui a permis à toutes les espèces de peupler la terre. Elle habite les papillons, les oies, les baleines, les éléphants, les tortues marines… et les hommes. Quelque part, un sac dans une main, un enfant dans l’autre, nous marchons aussi. Chassés, réfugiés, migrants. Puis installés, résidents, méfiants envers les nouveaux déplacés. Comme nous, vous avez des territoires à protéger. Vous avez sur trouver l’équilibre entre le territoire des uns et la route des autres, tous deux nécessaires à la survie de l’espèce. Nous cherchons encore. »
Qu’elles s’adressent à des objets, à des personnages réels ou fictifs, morts ou vivants, à des humains ou à un éléphant, ces lettres résonnent et raisonnent comme l’écho du cri que nous portons tous en nous, et qu’on aimerait lancer, même s’il n’y aura pas toujours de réponse… si ce n’est celle des lecteurs. Un livre à découvrir sur Michel-Lafon.fr.
Source : interview de Sarah Roubato par mrmondialisation.org